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Marius AUTRAN
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Archives familiales : Répertoire lyrique

MANON

 

OPÉRA en 5 ACTES et 6 TABLEAUX

Livret de Henri Meilhac et Philippe Gille

d'après le roman de l'abbé Prévost L'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut

Musique de Jules MASSENET

Ouvrage créé le 19 janvier 1884 à Paris, à l'Opéra-comique

Distribution, rôles, voix
Artistes à la création (Paris, 1884)
MANON LESCAUT (soprano)
POUSSETTE (soprano)
JAVOTTE (soprano
ROSETTE (mezzo-soprano)
LA SERVANTE MIME
LE CHEVALIER DES GRIEUX (ténor)
LESCAUT (baryton)
LE COMTE DES GRIEUX (basse)
GUILLOT DE MORFONTAINE (basse)
DE BRÉTIGNY (baryton)
L'HÔTELIER (baryton)
DEUX GARDES
LE PORTIER DU SÉMINAIRE
UN SERGENT
UN ARCHER
UN JOUEUR

Mme Marthe Heilbron
Mme Molé-Truffier
Mme Chevalier
Mme Rémy
Mme Lardinois
M. Talazac
M. Taskin
M. Cobalet
M. Grivot
M. Collin
M. Labis
MM. Teste et Reynal
M. Legrand
M. Troy
M. Davoust
M. Bernard
CHŒURS
Élégantes, Seigneurs, Bourgeois d'Amiens, Bourgeois de Paris, Voyageurs et Voyageuses, Porteurs et Postillons, Marchands et Marchandes, Dévôtes, Joueurs, Aigrefins
Chef d'orchestre : M. Jules Danbé (1841-1985)


Résumé

ACTE I - La cour d'une hôtellerie à Amiens.

Le vieux Guillot de Morfontaine, accompagné de ses trois maîtresses, Poussette, Javotte et Rosette, et du fermier général Brétigny s’apprête à festoyer dans l’auberge. Lescaut, un soldat, attend sa jeune cousine Manon, qu’il doit conduire au couvent. La diligence arrive. Manon est un peu étourdie par le voyage. Lescaut la quitte un moment pour aller chercher ses bagages. Guillot aperçoit la jeune fille; il tente de la séduire en faisant étalage de sa fortune et lui propose de mettre son carrosse à sa disposition. Lescaut revient et le chasse, puis quitte de nouveau Manon pour aller rejoindre ses amis au cabaret voisin. Mélancolique, Manon songe à son avenir ; la gaieté, les bijoux et les toilettes des trois jeunes femmes qui accompagnaient Guillot lui ont fait entrevoir une vie beaucoup plus attirante que celle qui l’attend au couvent. Ses tristes réflexions sont interrompues par l’arrivée du chevalier des Grieux. Au premier regard, il s’éprend de Manon, qui, de son côté, tombe sous le charme du jeune homme. Des Grieux n’a pas de mal à persuader Manon de le suivre à Paris, en profitant de la voiture de Guillot.

ACTE II - Une petite chambre à Paris, rue Vivienne.
Des Grieux et Manon sont modestement installés depuis quelques semaines dans une chambre parisienne. Le jeune homme lit à Manon la lettre qu’il vient d’écrire défendre l’honneur de la famille et Des Grieux proteste de l’honnêteté de ses intentions. Brétigny prévient discrètement Manon que son amant sera enlevé le soir même sur ordre de son père. Il lui propose un marché : si elle n’avertit pas Des Grieux, il veillera à ce qu’elle vive dans le luxe. Manon est incapable de résister à la tentation. Tandis que Des Grieux sort pour aller porter la lettre, elle adresse un touchant adieu à la petite table, témoin de leur bonheur éphémère. A son retour, Des Grieux s’aperçoit du trouble de Manon mais la jeune femme feint la gaieté pour le rassurer. On frappe de nouveau à la porte. Manon tente d’empêcher Des Grieux d’ouvrir, mais il est trop tard : le chevalier est enlevé.

ACTE III - Premier tableau : Le Cours-la-Reine.
C’est jour de fête au Cours-la-Reine. Manon fait une entrée très remarquée, accompagnée de Brétigny, son nouvel amant. Elle clame son bonheur et sa joie d’être jeune et belle. Une conversation surprise par hasard entre Brétigny et le comte des Grieux lui apprend que le chevalier a décidé d’entrer au séminaire de Saint-Sulpice. Guillot de Morfontaine, qui espère séduire Manon et l’enlever à Brétigny, a fait venir pour elle le ballet de l’Opéra. Mais elle décide de partir sur-le-champ pour Saint-Sulpice et quitte la fête.

Deuxième tableau : Le séminaire de Saint-Sulpice.
Le comte des Grieux tente encore une fois de dissuader son fils d’entrer dans les ordres, mais le jeune homme reste inflexible. Pourtant, la prière qu’il adresse au Ciel, une fois seul, montre qu’il lutte encore contre le souvenir de Manon. L’arrivée de la jeune femme le trouble au plus haut point. Il la repousse et lui reproche sa trahison. Elle réclame le pardon. Des Grieux voudrait résister mais le charme de Manon est trop puissant. Il cède et fuit avec elle.

ACTE IV - L’Hôtel de Transylvanie.
Les dépenses de Manon ont déjà épuisé les ressources de Des Grieux. Il se laisse entraîner dans une maison de jeu dont Lescaut est un habitué. Il commence par refuser de jouer mais Manon le pousse à tenter sa chance. Il cède une fois de plus et engage une partie contre Guillot. La fortune sourit au chevalier. Guillot l’accuse d’avoir triché. Il sort en proférant des menaces et revient peu après avec la police qui arrête Manon et Des Grieux. Le chevalier est remis en liberté peu après grâce à l’intervention de son père, mais Manon est condamnée à la déportation.

ACTE V - La route du Havre.
Des Grieux et Lescaut attendent le passage du convoi des filles condamnées à la déportation en Louisiane. Lescaut réussit à acheter la complicité du sergent des archers pour que Manon et Des Grieux puissent rester un moment seuls. Prise de remords, la jeune femme s’accuse d’avoir gâché leur amour et implore le pardon. Des Grieux la rassure, tente de lui redonner espoir. Mais Manon est trop épuisée pour essayer de fuir avec lui et meurt dans ses bras en rêvant à leur bonheur passé.

 


CATALOGUE DES MORCEAUX
Scène
ACTE Ier
L'Hôtellerie d'Amiens
1
2
3
4
5
6
7
8
- Holà ! Hé ! Monsieur l'Hôtelier
- Allez à l'auberge voisine
- Je suis encore tout étourdie
- Revenez, Guillot, revenez
- Regardez-moi bien dans les yeux
- Voyons, Manon, plus de chimères
- Et je sais votre nom
- Plus un sou ! Le tour est très plaisant
Poussette, Javotte, Guillot, De Brétigny, L'Hôtelier
Bourgeois, Bourgeoises, Voyageurs et Voyageuses, Lescaut, Les gardes
Manon
Poussette, Javotte et Rosette
Lescaut
Manon
Des Grieux, Manon
Lescaut, Guillot, De Brétigny, L'Hôtelier, Poussette, Javotte, Rosette, Bourgeois et Bourgeoises

ACTE IIL'appartement de Des Grieux et de Manon, rue Vivienne
1
2
3
4
5
- Avez-vous peur que mon visage
- Enfin, les amoureux ! Je vous tiens tous les deux !
- Dans mon cœur... quel tourment
- Adieu, notre petite table

- En fermant les yeux
Manon, Des Grieux
Lescaut, De Bretigny, Manon, Des Grieux
Manon, Des Grieux, La Servante
Manon
Des Grieux, Manon

ACTE III - 1er tableauLe Cours-la-Reine
1
2
3
4
5
6
- C'est fête au Cours-la-Reine
- La charmante promenade
- A quoi bon l'économie !
- Voici les élégantes
- Je marche sur tous les chemins
- Pardon !... mais j'étais là
Marchands et Marchandes, Bourgeois de Paris
Poussette, Javotte et Rosette
Lescaut
Bourgeois, Bourgeoises, Marchands et Marchandes
Manon
Manon, Le Comte des Grieux

ACTE III - 2e tableauLe parloir du séminaire de Saint-Sulpice
1
2
3
4
5
6
- Quelle éloquence ! l'admirable orateur !
- Epouse quelque brave fille
- Ah ! fuyez, douce image
- Pardonnez-moi, Dieu de toute puissance
- Oui ! je fus cruelle et coupable !
- N'est-ce plus ma main que cette main presse ?
Les Dévôtes
Le Comte des Grieux
Des Grieux
Manon
Manon, Des Grieux
Manon, Des Grieux

ACTE IVL'Hôtel de Transylvanie
1
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4
5
6
7
- Le joueur sans prudence livre tout au hasard
- A l'Hôtel de Transylvanie
- C'est ici que celle que j'aime
- J'enfourche aussi Pégase
- Manon, sphinx étonnant
- A nous les amours et les roses !
- Oui, je viens t'arracher à la honte !
Les aigrefins
Poussette, Javotte, Rosette
Lescaut
Guillot
Des Grieux, Manon, Lescaut
Manon, Poussette, Javotte, Rosette
Le Comte des Grieux, Manon, Des Grieux, Guillot, Poussette, Javotte, Rosette, La foule des joueurs

ACTE VLa route du Havre
1
2
- Capitaine, ô gué, es-tu fatigué
- Tu pleures
Les Archers
Manon, Des Grieux



ACTE I

La grande cour d'une Hôtellerie.

À Amiens.

Scène première

(Le théâtre représente la cour d'une hôtellerie à Amiens. Au fond, une grande porte cochère ouvrant sur la rue. A droite, premier plan, un pavillon auquel on monte par quelques marches. A gauche, une tonnelle devant laquelle est un puits et un banc de pierre. Derrière la tonnelle, deuxième plan, un peu plus avancée que la tonnelle, l'entrée de l'hôtellerie.)

(Au lever du rideau, Brétigny debout à la porte du pavillon, Guillot, sa serviette à la main, est au bas de la dernière marche.)

GUILLOT (appelant)

Holà ! Hé ! Monsieur l'hôtelier !
Combien de temps faut-il crier
Avant que vous daigniez entendre ?

BRÉTIGNY

Nous avons soif !

GUILLOT 

Nous avons faim !
Holà ! Hé !

BRÉTIGNY

Vous moquez-vous de faire attendre ?

GUILLOT et BRÉTIGNY

Morbleu !
Viendrez-vous à la fin ?

GUILLOT (avec dépit)

Foi de Guillot-Monfontaine !
C'est par trop de cruauté
Pour des gens de qualité !

BRÉTIGNY (en colère)

Il est mort, la chose est certaine !

GUILLOT (en colère)

Il est mort !

GUILLOT et BRÉTIGNY

Il est mort !

POUSSETTE (à la fenêtre, et riant)

Allons, messieurs, point de courroux !

GUILLOT 

Que faut-il faire ?

BRÉTIGNY

Que faut-il faire ?

GUILLOT 

Il n'entend pas

(Javotte et Rosette se joignent à Poussette)

POUSSETTE (riant aux éclats)

On le rappelle !
On le harcèle !
On le rappelle !

JAVOTTE (de même)

On le harcèle !
On le rappelle !

ROSETTE (de même)

On le rappelle !

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, GUILLOT et BRÉTIGNY

Voyons, monsieur l'hôtelier ! montrez-vous hospitalier !
Montrez-vous hospitalier !
Voyons, monsieur l'hôtelier !
Voyons, monsieur l'hôtelier !
Sauvez-nous de la famine !

POUSSETTE, JAVOTTE et ROSETTE

Monsieur l'hôtelier !
Sauvez-nous de la famine !
Voyons, monsieur l'hôtelier !

GUILLOT

Monsieur l'hôtelier !
Soyez donc hospitalier !
Voyons, monsieur l'hôtelier !

BRÉTIGNY

Monsieur l'hôtelier !
Si non l'on vous extermine !
Monsieur l'hôtelier !

(écoutant)

Eh bien !... Eh quoi !... pas de réponse ?

POUSSETTE, JAVOTTE et ROSETTE

Pas de réponse ?

GUILLOT 

Pas de réponse ?

BRÉTIGNY

Il est sourd à notre semonce !

POUSSETTE, JAVOTTE et ROSETTE

Recommençons !

GUILLOT 

Pas trop de bruit, cela redouble l'appétit !

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE et BRÉTIGNY

Voyons, monsieur l'hôtelier,

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, GUILLOT et BRÉTIGNY

Montrez-vous hospitalier !
Montrez-vous hospitalier !

(L'hôtelier paraît sur le pas de la porte.)

BRÉTIGNY (avec une explosions de joie et de surprise)

Ah ! voilà le coupable !

GUILLOT (avec une colère comique)

Réponds-nous, misérable !

L'HÔTELIER

Moi ! vous abandonner !
Je ne dirai qu'un mot:
Qu'on serve le dîner !

(A ce moment des marmitons portant des plats sortent de l'hôtellerie. Les marmitons se dirigent lentement et presque solennellement vers le pavillon.)

(avec importance)

Hors-d'œuvres de choix...

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, GUILLOT et BRÉTIGNY

Bien ! 

L'HÔTELIER

... et diverses épices...
Poisson... poulet !...

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, GUILLOT et BRÉTIGNY

Parfait !

JAVOTTE

Du poisson !

GUILLOT 

Du poulet !

BRÉTIGNY

Parfait !

POUSSETTE

O douce providence !
On vient nous servir !

JAVOTTE, ROSETTE, GUILLOT et BRÉTIGNY

Voilà qu'en cadence
On vient nous servir !

L'HÔTELIER

Voyez ! on vient vous servir !

(insistant)

Un buisson d'écrevisses !

POUSSETTE, JAVOTTE et ROSETTE (avec joie)

Des écrevisses !

GUILLOT (avec joie)

Des écrevisses !

L'HÔTELIER

Et pour arroser le repas...
De vieux vins...

GUILLOT (aux marmitons)

Ne les troublez pas !

L'HÔTELIER

Et pour compléter les services:
Le pâté de canard !

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, GUILLOT et BRÉTIGNY

Un pâté !

L'HÔTELIER (se rengorgeant)

Non pas, messieurs
Un objet d'art !

GUILLOT

Vraiment !

BRÉTIGNY

Parfait !

POUSSETTE

O douce providence !
On vient nous servir !

JAVOTTE, ROSETTE, GUILLOT et BRÉTIGNY

Voilà qu'en cadence
On vient nous servir !

L'HÔTELIER

Voyez ! On vient vous servir !

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, GUILLOT et BRÉTIGNY

O sort délectable,
Lorsque l'on a faim,
De se mettre enfin
A table !
On vient nous servir !

L'HÔTELIER

Il est préférable
Et même très sain
D'attendre la faim.
Mettez-vous à table,
On vient vous servir !
A table !

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, GUILLOT et BRÉTIGNY

A table ! à table !

(Tous rentrent dans le pavillon dont la porte et la fenêtre se referment. L'Hôtelier reste seul.)

L'HÔTELIER

C'est très bien de dîner ! Il faut aussi payer !
Et je vais... Mais, au fait, pensons au Chevalier des Grieux ! Le temps passe...
Et j'ai promis de retenir sa place
Au premier coche.

(se dirigeant au fond et apercevant les Bourgeois qui se disposent à envahir l'hôtellerie.)

Et mais, voilà,
Déjà
La ribambelle
Des bons bourgeois !
Ils viennent regarder
Si l'on peut lorgner
Quelque belle,
On se moquer de quelque voyageur !

(sentencieusement)

J'ai remarqué que l'homme est très observateur !

(Il entre dans le bureau. La Cloche de l'hôtellerie se fait entendre. Les Bourgeois et les Bourgeoises envahissent peu à peu l'hôtellerie.)

BOURGEOISES et BOURGEOIS (avec calme)

Entendez-vous la cloche,
Voici l'heure du coche,
Il faut tout voir ! tout voir !
Les voyageurs, les voyageuses,
Il faut tout voir !
Pour nous c'est un devoir !

Scène 2

(Lescaut entre suivi de deux Gardes.)

LESCAUT (s'adressant aux Gardes)

C'est bien ici l'hôtellerie
Où le coche d'Arras
Va tantôt s'arrêter ?

LES GARDES

C'est bien ici !

LESCAUT (les congédiant)

Bonsoir !

LES GARDES (se récriant)

Quelle plaisanterie !
Lescaut, tu pourrais nous quitter !

LESCAUT (avec bonne humeur)

Jamais ! jamais ! jamais !
Allez à l'auberge voisine,
On y vend un clairet joyeux ;
Je vais attendre ma cousine...
Je vais attendre ma cousine...
Et je vous rejoins tous les deux !

LES GARDES

Rappelle-toi !

LESCAUT (froissé)

Vous m'insultez, c'est imprudent !

LES GARDES (suppliant)

Lescaut !

LESCAUT (satisfait et insolent)

C'est bon !
Je perdrais la mémoire
Quand il s'agit de boire !

(avec autorité)

Allez ! (finement, changeant de ton) à l'auberge voisine
On y vend un clairet joyeux !
Je vais attendre ma cousine !
Allez trinquer en m'attendant ! en m'attendant, allez trinquer !

(La rue s'emplit de postillons, de porteurs portant des malles, des cartons, des valises et précédés ou suivis de voyageurs et voyeuses qui tournent autour d'eux pour obtenir leur bagages.)

BOURGEOISES et BOURGEOIS (avec joie)

Les voilà ! les voilà ! les voilà !

ARRIVÉE DU COCHE

(Au fond on aperçoit le coche, duquel descendent des voyageurs.)

UNE VIEILLE DAME (se rajustant)

Oh ! ma coiffure ! Oh ! ma toilette !

BOURGEOISES et BOURGEOIS (riant)

Voyez-vous pas cette coquette !

UN VOYAGEUR

Eh ! le porteur !

UN PORTEUR (de mauvaise humeur)

Dans un instant !

BOURGEOISES et BOURGEOIS (de même)

Ah ! le singulier personnage !

UNE VOYAGEUSE

Où sont mes oiseaux et ma cage ?

UN VOYAGE

Hé ! postillon !

UNE AUTRE (appelant aussi)

Postillon !

UN AUTRE (de même)

Hé ! postillon !

UNE AUTRE (appelant aussi)

Postillon !

UN AUTRE

Ma malle !

(réunis)

Postillon !

UNE AUTRE

Mon panier !

(réunies)

Postillon !

POSTILLONS et PORTEURS

(Les postillons et les Porteurs se dégageant)

Dans un moment ! dans un moment !

VOYAGEUSES et VOYAGEURS (criant à tue-tête)

Donnez à chacun son bagage !
Voyons ! voyons ! voyons !

POSTILLONS et PORTEURS

Moins de tapage ! non ! non ! non ! non !

VOYAGEUSES et VOYAGEURS

Dieux quel tracas et quel tourment
Quand il faut monter en voiture !
Ah ! je le jure ! On ferait bien
De faire avant son testament !

POSTILLONS et PORTEURS

Ah ! c'est à se damner vraiment,
Chacun d'eux gémit et murmure
Rien qu'en montant dans la voiture
Et recommence en descendant !
Ça recommence en descendant !

BOURGEOISES et BOURGEOIS

Ah ! c'est à se damner vraiment,
Chacun gémit
Rien qu'en montant ou descendant !
Dieux ! que ! tourment !

VOYAGEUSES et VOYAGEURS

Dieux ! quel tracas et quel tourment ! ah ! quel tourment !
Ah ! l'on devrait faire avant tout son testament !
Quel tracas ! Quel tourment !
Dieux quel tracas et quel tourment !

POSTILLONS et PORTEURS

Ah ! c'est à se damner vraiment ! chacun gémit !
Ah ! c'est à se damner vraiment chacun gémit !
Taisez-vous ! ah ! c'est à se damner vraiment !

BOURGEOISES et BOURGEOIS

Ah ! Quel tracas et quel tourment !
Ah ! quel tracas et quel tourment ! ah !

VOYAGEUSES et VOYAGEURS (poursuivant les Postillons)

Je suis la première (le premier) ! (parlé) la première (le premier) !

POSTILLONS et PORTEURS (brusquement)

Le dernier !

(parlé)

Non !

BOURGEOISES et BOURGEOIS (imitant les postillons en riant)

Le dernier !

(parlé)

Non !

Scène 3

(Manon qui vient de sortir de la foule considère tout ce tohu-bohu avec étonnement)

LESCAUT (l'observant à son tour)

Eh ! j'imagine
Que cette belle enfant, c'est Manon ! ma cousine !

(allant vers elle ; à Manon franchement)

Je suis Lescaut...

MANON (avec une légère surprise)

Vous... mon cousin... (simplement et sans retenir) embrassez-moi !

LESCAUT

Mais très volontiers, sur ma foi !
Morbleu ! c'est une belle fille
Qui fait honneur à la famille !

MANON (avec embarras)

Ah ! mon cousin ! mon cousin, excusez-moi !

LESCAUT (à part)

Elle est charmante !

MANON (avec charme et émotion)

Je suis encor tout étourdie...
Je suis encor tout engourdie...
Ah ! mon cousin !
Excusez-moi ! excusez un moment d'émoi...
Je suis encor tout étourdie...

(vivement déclamé)

Pardonnez à mon bavardage
J'en suis à mon premier voyage !

(en racontant)

Le coche s'éloignait à peine
Que j'admirais de tous mes yeux,
Les hameaux, les grands bois... la plaine...
Les voyageurs jeunes et vieux...

(en liant)

Ah ! (changeant de ton) mon cousin, excusez-moi ! c'est mon premier voyage !

(continuant son récit)

Je regardais fuir, curieuse,
Les arbres frissonnant au vent !
Et j'oubliais, toute joyeuse,
Que je partais pour le couvent ! pour le couvent ! pour le couvent !

(bien chanté, en dehors)

Devant tant de choses nouvelles,
Ne riez pas, si je vous dis
Que je croyais avoir des (à volonté) ailes,
Et m'envoler en paradis !
Oui, mon cousin !... Puis... j'eus un moment de tristesse...
Je pleurais... je ne sais pas quoi ?

(changeant de ton)

L'instant d'après, je le confesse,
Je riais...

(riant aux éclats)

Ah ! ah !

(à volonté)

Mais sans savoir pourquoi ?
Ah ! ah ! (sans retenir) ah !

(confuse)

Ah ! mon cousin... excusez-moi... ah ! mon cousin... pardon !
Je suis encor tout étourdie...
Je suis... encor tout engourdie !

(vivement déclamé)

Pardonnez à mon bavardage,
J'en suis à mon premier voyage !

GRAND MOUVEMENT

(Les voyageurs précédés des postillons envahissent la cour de l'hôtellerie.)

LES POSTILLONS (aux Voyageurs)

Partez ! On sonne !

VOYAGEUSES et VOYAGEURS (avec une épouvante comique)

Comment ? Partir !

LES POSTILLONS (brutalement aux Voyageurs)

Allons ! sortez ! voici l'autre voiture !

VOYAGEUSES et VOYAGEURS

Partir ! Comment ? Quelle mésaventure !

LES POSTILLONS

Partez ! Allons !
On sonne !

VOYAGEUSES et VOYAGEURS

(Tous se bousculent et réclament)

Mon carton !

UNE VOYAGEUSE

Mes oiseaux !

UN VOYAGEUR

Non ! Mon paquet !

DEUX AUTRES

Mon paquet !

UN AUTRE

Non ! Mon chapeau !

(tous)

Mes oiseaux ! Mon carton ! Mon paquet ! Mon chapeau !

LES POSTILLONS

Partez ! Voici l'autre voiture ! on sonne ! partez ! ah !
C'est à se damner vraiment !
Chacun d'eux gémit et murmure
Rien qu'en montant dans la voiture
Et recommence en descendant !

BOURGEOISES et BOURGEOIS (riant)

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
C'est à se damner vraiment !
Chacun gémit !
Rien qu'en montant ou descendant
Dieux ! quel tourment !

VOYAGEUSES et VOYAGEURS

On nous rançonne !
Voyons ! voyons ! voyons ! Dieux !
Quel tracas et quel tourment ! quand il faut monter en voiture, ah ! je le jure,
On ferait bien de faire avant son testament !

BOURGEOISES et BOURGEOIS

Dieux ! quel tracas et quel tourment ! ah ! quel tourment !
Ah ! L'on devrait faire avant tout son testament !
Ah ! L'on devrait faire avant tout son testament !

POSTILLONS et PORTEURS

Ça recommence en descendant !
Ah ! C'est à se damner vraiment !
Chacun gémit !
Ah ! C'est à se damner vraiment !
Chacun gémit !

BOURGEOISES et BOURGEOIS

Ah ! Quel tracas et quel tourment !
Ah ! Quel tracas et quel tourment !

VOYAGEUSES et VOYAGEURS

Quel tracas ! quel tourment !
Dieux ! quel tracas et quel tourment !

POSTILLONS et PORTEURS

Taisez-vous ! ah ! quel tourment !

BOURGEOISES et BOURGEOIS (riant)

Ah ! ah !
Ah ! quel tourment !

(riant)

Ah ! ah ! ah !

(La foule s'éloigne peu à peu laissant ensemble Lescaut et Manon).

LESCAUT

(Au moment de sortir pour aller chercher les paquets de Manon)

Attendez-moi, soyez bien sage,
Je vais chercher votre bagage !

LES BOURGEOISES et LES BOURGEOIS

Il faut tout voir !
Pour nous c'est un devoir !

(Ils disparaissent. Manon reste seule. Paraît Guillot sur le balcon du pavillon).

Scène 4

GUILLOT

Hôtelier de malheur ! Il est donc entendu
Que nous n'aurons jamais de vin !

(apercevant Manon)

Ciel ! qu'ai-je vu ?
Mademoiselle ! hem ! hem !.. Mademoiselle...

(à part)

Ce qui se passe en ma cervelle
Est inouï !

MANON (à part, en riant)

Cet homme est fort drôle, ma foi !

GUILLOT

Mademoiselle, écoutez-moi ?
On me nomme Guillot, Guillot de Morfontaine,
De louis d'or ma caisse est pleine,
Et j'en donnerais beaucoup pour
Obtenir de vous un seul mot d'amour...
J'ai fini, qu'avez-vous à dire ?

MANON

Que je me fâcherais se je n'aimais mieux rire...

(Manon éclate de rire, et son rire est répété par Brétigny, Javotte, Poussette et Rosette qui viennent d'arriver sur le balcon).

BRÉTIGNY

Eh bien, Guillot, que faites-vous ? Nous vous attendons !

GUILLOT

Au diable les fous !

POUSSETTE (à Guillot)

N'avez-vous pas honte ? à votre âge !

JAVOTTE

... à votre âge !

ROSETTE

... à votre âge !

BRÉTIGNY

Cette fois-ci, le drôle a par hasard
Découvert un trésor.
Jamais plus doux regard
N'illumina plus gracieux visage...

LES TROIS FEMMES (à Guillot ; en riant ; léger et gai)

Revenez, Guillot, revenez !
Dieu sait où vous mène un faux pas !
Cher ami Guillot, n'en faites pas !
Revenez ! Vous allez, vous casser le nez !
Revenez ! donc, Guillot ! non ! non ! point de faux pas !
Guillot ! n'en faites pas !

(riant)

Ah ! ah !
Revenez ! Vous allez vous casser le nez !
Revenez ! donc, Guillot !

(riant)

Ah ! ah ! (rires)

BRÉTIGNY

Allons, Guillot, laissez Mademoiselle,
Et revenez, l'on vous appelle !

GUILLOT (impatienté)

Oui, je reviens dans un moment !

(à Manon)

Ma mignonne, un mot seulement !

BRÉTIGNY

Guillot, laissez Mademoiselle...

GUILLOT (bas à Manon)

De ma part tout à l'heure un postillon viendra,
Quand vous l'apercevrez, cela signifiera
Qu'une voiture attend, que vous pouvez la prendre,
Et qu'après... vous devez comprendre...

Scène 5

(Lescaut vient de rentrer).

LESCAUT (brusquement, à Guillot)

Plaît-il, Monsieur !

GUILLOT (interdit balbutiant)

Monsieur ?

LESCAUT

Eh bien ! Vous disiez...

GUILLOT (de même)

Je ne disais rien !

(remontant malgré lui dans le pavillon)

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE et BRÉTIGNY (en riant)

Revenez, Guillot, Revenez !
Dieu sait où nous même un faux pas !
Cher ami Guillot, n'en faites pas !
Revenez ! Vous vous êtes cassé le nez !

(Ils rentrent en riant dans le pavillon).

LESCAUT (à Manon sérieusement)

Il vous parlait, Manon ?

MANON (légèrement et vif)

Ce n'était pas ma faute...

LESCAUT

Certes ! et j'ai de vous opinion trop haute
Pour me fâcher...

UN GARDE (à Lescaut)

Eh bien, tu ne viens pas ?

UN AUTRE (de même)

Les cartes et les dés nous attendent là-bas !

LESCAUT

Je viens, Mais à cette jeunesse
Permettez d'abord que j'adresse

(avec suffisance)

Quelques conseils tout remplis de sagesse !

LES DEUX GARDES (résignés et avec respect)

Écoutons la sagesse.

LESCAUT (à Manon avec importance)

Regardez-moi bien dans les yeux.
Je vais tout près, à la caserne,
Discuter avec ces messieurs,
De certain point qui les concerne.
Attendez-moi donc... un instant... un seul moment,...
Ne bronchez pas, Soyez gentille
Et n'oubliez pas, mon cher cœur,
Que je suis gardien de l'honneur
De la famille !
De la famille !
Si par hasard... quelque imprudent
Vous tenait un propos frivole...
Dans la crainte... d'un accident...
Ne dites pas une parole !
Priez-le d'attendre un instant ! un seul moment !
Ne bronchez pas, soyez gentille
Et n'oubliez pas, mon cher cœur,
Que je suis gardien de l'honneur
De la famille ! de la famille !

(Aux gardes, leur faisant signe de partir).

Et maintenant, voyons à qui de nous
La Déesse du jeu va faire les yeux doux !

(Au moment de s'éloigner, il se retourne vers Manon).

Ne bronchez pas, Soyez gentille !

(Il s'éloigne).

Scène 6

MANON (simplement)

Restons ici, puisqu'il le faut !
Attendons... sans penser !
Evitons ces folies,
Ces projets qui mettaient ma raison en défaut !

(simplement)

Ne rêvons plus !

(Manon semble plongée dans ses réflexions, puis, tout à coup, simplement, elle porte les yeux sur le pavillon dans lequel sont enfermées, Poussette, Javotte et Rosette).

(Manon s'est levée).

Combien ces femmes sont jolies !
La plus jeune portait un collier de grains d'or !
Ah ! comme ces riches toilettes...
Et ces parures si coquettes
Les rendaient plus belles encore !

(triste et résignée)

Voyons, Manon, plus de chimères,
Où va ton esprit en rêvant ?
Laisse ces désirs éphémères
A la porte de ton couvent !
Voyons, Manon, Voyons, Manon,
Plus de désirs, plus de chimères !

(changeant de ton)

Et cependant, pour mon âme ravie
En elles tout est séduisant !

(avec un élan de volupté)

Ah ! Combien ce doit être amusant
De s'amuser toute une vie !
Ah ! Voyons, Manon, plus de chimères...
Où va ton esprit en rêvant ?

(Moitié larmes, moitié sourires)

Voyons, Manon ! Voyons, Manon !
Plus de désirs, plus de chimères !

(apercevant Des Grieux)

Quelqu'un ! Vite à mon banc de pierre !

(Des Grieux s'avance sans voir Manon).

Scène 7

DES GRIEUX (à lui-même)

J'ai marqué l'heure du départ...
J'hésitais... chose singulière !

(résolument)

Enfin, demain soir au plus tard
J'embrasserai mon père !... Mon père !..
Oui, je le vois sourire,
Et mon cœur ne me trompe pas !
Je le vois, il m'appelle
Et je lui tends les bras !

(Involontairement Des Grieux s'est tourné vers Manon).

O ciel !... Est-ce un rêve ?... Est-ce la folie ?

(avec extase et comme si une vision lui apparaissait)

D'où vient ce que j'éprouve ? On dirait que ma vie
Va finir... ou commence !... Il semble qu'une main
De fer me mène en un autre chemin
Et malgré moi m'entraîne devant elle !

(Peu à peu Des Grieux s'est rapproche de Manon).

(timide)

Mademoiselle...

MANON

Eh quoi ?

DES GRIEUX (ému)

Pardonnez-moi !
Je ne sais...

(entrecoupé)

J'obéis... (plus accentué) je ne sais plus mon maître...

(peu à peu plus ardent)

Je vous vois
J'en suis sûr, pour la première fois

(tendre et retenu)

Et mon cœur cependant vient de vous reconnaître !
Et je sais votre nom...

MANON (simplement)

On m'appelle Manon...

DES GRIEUX (avec émotion)

Manon !

MANON (à part)

Que son regard est tendre !
Et que j'ai de plaisir à l'entendre !

DES GRIEUX

Ces paroles d'un fou, veuillez les pardonner !

MANON (simplement)

Comment les condamner !
Elles charment le cœur en charmant les oreilles !
J'en voudrais savoir de pareilles
Pour vous les répéter !

DES GRIEUX (avec transport)

Enchanteresse
Au charme vainqueur !
Manon ! Vous êtes la maîtresse
De mon cœur !

MANON

Mots charmants, enivrantes fièvres
Enivrantes fièvres du bonheur !

DES GRIEUX

O Manon ! Vous êtes maîtresse
Vous êtes maîtresse de mon cœur !
Ah ! parlez-moi !

MANON

Je ne suis qu'une pauvre fille...

(souriante)

Je ne suis pas mauvaise... Mais souvent
On m'accuse dans ma famille
D'aimer trop le plaisir !...

(tristement)

On me met au couvent... tout à l'heure...
Et c'est là l'histoire de Manon,

(simplement)

De Manon Lescaut !

DES GRIEUX (avec ardeur)

Non, je ne veux pas croire
A cette cruauté !
Que tant de charmes et de beauté
Soient voués à jamais à la tombe vivante !

MANON

Mais c'est, hélas ! la volonté
Du ciel dont je suis la servante,
Puisqu'un malheur si grand ne peut être évité !

DES GRIEUX (avec fermeté)

Non ! Votre liberté ne sera pas ravie !

MANON (avec joie)

Comment ?

DES GRIEUX
Au chevalier
Des Grieux, vous pouvez vous fier !

MANON (avec élan)

Ah ! Je vous devrai plus que la vie !

DES GRIEUX (avec passion)

Ah ! Manon ! Vous ne partirez pas ! !
Dussé-je aller chercher au bout du monde
Une retraite inconnue et profonde...
Et vous y porter dans mes bras !

MANON

A vous ma vie et mon âme... A vous !
A vous toute ma vie, à jamais !

DES GRIEUX

Enchanteresse ! Manon,
Vous êtes la maîtresse de mon cœur !

(A ce moment, le Postillon à qui Guillot-Morfontaine a dit précédemment de se tenir aux ordres de Manon paraît dans le fond).

MANON (elle le regarde, réfléchit et sourit)

Par aventure
Peut-être avons-nous mieux :
Une voiture !
La chaise d'un seigneur...

(léger et sans retenir)

Il faisait les doux yeux
A Manon.

(finement)

Vengez-vous !

DES GRIEUX

Mais comment ?

MANON

Tous les deux, prenons-là !

DES GRIEUX (au Postillon, qui s'éloigne aussitôt)

Soit, partons !

MANON (troublée)

Et quoi... partir ensemble ?

DES GRIEUX (avec transport)

Oui, Manon ! le ciel nous rassemble !

(ému et avec charme)

Nous vivrons à Paris...

MANON (tendre et émue)

Tous les deux !

DES GRIEUX

Tous les deux. Et nos cœurs amoureux...

MANON

A Paris !

DES GRIEUX

L'un à l'autre enchaînés,

MANON

A Paris !

DES GRIEUX

Pour jamais réunis
N'y vivront que des jours bénis !

MANON

Nous n'aurons que des jours bénis !

LES DEUX

A Paris ! à Paris, tous les deux !
Nous vivrons à Paris ! (gaîment) tous les deux !

DES GRIEUX (se rapprochant tendrement de Manon ; avec âme)

Et mon nom deviendra le vôtre !

(puis revenant à lui ; avec émotion ; presque parlé)

Ah ! pardon !

MANON

Dans mes yeux
Vous devez biens voir
Que je ne puis vous en vouloir...

(presque parlé)

Et cependant... c'est mal !

DES GRIEUX

Viens ! Nous vivrons à Paris !

MANON (vivement)

Tous les deux !

DES GRIEUX (vivement)

Tous les deux !
Et nos cœurs amoureux...

MANON

À Paris !

DES GRIEUX

... l'un à l'autre enchaînés !

MANON

À Paris !

DES GRIEUX

Pour jamais réunis
N'y vivront que des jours bénis !

MANON

Nous n'aurons que des jours bénis !

LES DEUX

A Paris ! à Paris ! tous les deux ! nous vivrons à Paris !

(gaîment)

... tous les deux !

(éclats de rire dans le pavillon)

MANON (se souvenant)

Ce sont elles !

POUSSETTE, JAVOTTE et ROSETTE

Revenez, Guillot, revenez !
Vous allez vous casser le nez !
Revenez donc, Guillot ! (riant) ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

DES GRIEUX

Qu'avez-vous ?

MANON (avec trouble)

Rien ! ces femmes si belles !

LESCAUT (au dehors, aviné)

Ce soir, vous rendrez tout au cabaret voisin !

DES GRIEUX (effrayé)

Là !

MANON (de même)

C'est la voix de mon cousin !

DES GRIEUX

Viens ! partons !

POUSSETTE, JAVOTTE et ROSETTE (au dehors, dans le pavillon)

Revenez, Guillot ! revenez ! revenez !

(éclats de rire)

MANON (s'arrête, indécise)

Ah !

(à part ; avec un élan de volupté)

Combien ce doit être amusant...

(très dès déclamé)

... de s'amuser... toute une vie !

MANON et DES GRIEUX

Ah ! partons !

(Ils s'enfuient tous deux).

Scène 8

LESCAUT (paraissant ; gris)

Plus un sou ! Le tour est très plaisant !

(appelant)

Hé ! Manon !

(Il la cherche).

(avec stupéfaction)

Quoi ! Disparue !

(criant)

Holà ! Holà !

GUILLOT

(descendant doucement le perron ; avec précaution)

Je veux la retrouver !

LESCAUT (le voyant et lui barrant le passage)

Ah ! c'est vous ! Le gros homme !

GUILLOT (reculant)

Hein ?

LESCAUT (brutalement)

Vous avez pris Manon, vous, rendez-là !

GUILLOT (terrifié)

Taisez-vous !

LESCAUT (criant plus fort)

Rendez-la-moi ! Rendez-la-moi ! Rendez-la-moi !

(Les Bourgeois et l'Hôtelier arrivent peu à peu de toutes parts au bruit des cris de Lescaut et se montrent en riant les deux personnages).

(à Guillot)

Allons ! rendez-la moi !

GUILLOT (à Lescaut, montrant tout le monde)

Regardez donc comme
Vous attirez la foule !

LESCAUT

Ah ! bah ! ça m'est égal !

(aux Bourgeois)

Il a pris notre honneur !

(à Guillot)

C'est un trop beau régal
Pour ton vilain museau !

GUILLOT (terrifié)

Quelle aventure !

LESCAUT (aux Bourgeois)

Il a pris notre honneur !

L'HÔTELIER, BOURGEOISES et BOURGEOIS

Voyons, expliquez-vous !

GUILLOT

Soit !... mais très doucement, très doucement et sans injure !

LESCAUT (encore plus fort)

Répondez catégoriquement ;
Je veux Manon ! Je veux Manon !

L'HÔTELIER

Quoi ! cette jeune fille,
Elle est partie avec un jeune homme !
Écoutez !

(bruit lointain de la voiture)

GUILLOT (avec désespoir)

O ciel !

BOURGEOISES et BOURGEOIS

Elle est partie !

LESCAUT (furieux)

Mais c'est l'honneur de la famille !

L'HÔTELIER (désignant Guillot)

Dans la voiture de monsieur...

BOURGEOISES et BOURGEOIS

Dans la voiture de monsieur...

GUILLOT

Non ! arrêtez !

LESCAUT (voulant s'élancer sur lui)

Gredin !

GUILLOT (se dégageant)

Lâchez ! Lâchez !

L'HÔTELIER, BOURGEOISES et BOURGEOIS (riant)

Ah ! ah ! la drôle de figure !
Vit-on jamais pareil malheur !

LESCAUT (cherchant à rattraper Guillot malgré l'Hôtelier)

Non ! il faut que je châtie !

BRETIGNY (qui est sorti du pavillon avec les femmes)

Eh ! quoi ! Pauvre Guillot, votre belle est partie !

(Les femmes rient).

BOURGEOISES et BOURGEOIS

Quelle mésaventure
Pour un aussi grand séducteur !

GUILLOT

Taisez-vous tous !... Je veux être vengé !
Et de cette perfide et de cet enragé !

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, BRETIGNY, L'HÔTELIER et LA FOULE (riant)

Ah ! ah ! la drôle de figure !
Ah ! quel malheur ! ah ! quel malheur !

LESCAUT

Morbleu ! Manon, vous me reverrez,
Et vous, petit, vous le paierez !

(Tout le monde rit). 

RIDEAU



ACTE II

L'Appartement de Des Grieux et de Manon
Rue Vivienne

Scène première

RIDEAU


(Des Grieux est assis devant un petit bureau-secrétaire ; Manon s'avance doucement derrière lui et cherche à lire ce qu'il écrit).

DES GRIEUX (s'arrêtant d'écrire et d'un ton de reproche)

Manon !

MANON (gaiement)

Avez-vous peur que mon visage frôle
Votre visage ?

DES GRIEUX

Indiscrète Manon !

MANON

Oui, je lisais sur votre épaule...
Et j'ai souri, voyant passer mon nom !

DES GRIEUX

J'écris à mon père et je tremble
Que cette lettre, où j'ai mis tout mon cœur,
Ne l'irrite...

MANON

Vous avez peur ?

DES GRIEUX

Oui, Manon, j'ai très peur...

MANON

Eh bien ! il faut relire ensemble...

DES GRIEUX

Oui, c'est cela, ensemble, relisons !

MANON (lisant ; simplement)

On l'appelle Manon : elle eut hier seize ans.
En elle tout séduit... la beauté, la jeunesse, la grâce ;

(expressif)

Nulle voix n'a de plus doux accents,
Nul regard, plus de charme avec plus de tendresse...

DES GRIEUX (répétant avec ardeur)

Nul regard plus de charme avec plus de tendresse !

MANON (s'arrêtant de lire)

Est-ce vrai ? Moi, je n'en sais rien ;

(tendrement)

Mais je sais que vous m'aimez bien !

DES GRIEUX (avec élan)

Vous aimer ? Vous aimer ?
Manon... je t'adore !

MANON (se dégageant)

Allons... Monsieur, lisons encore !

DES GRIEUX (lisant)

Comme l'oiseau qui suit en tous lieux le printemps,
Sa jeune âme à la vie,
Sa jeune âme est ouverte sans cesse ;
Sa lèvre en fleur sourit et parle
Au zéphyr parfumé qui passe et la caresse !

MANON (répétant)

Au zéphyr parfumé qui passe et la caresse !

(pensive)

Il ne te suffit pas alors de nous aimer ?

DES GRIEUX (avec chaleur)

Non ! Je veux que tu sois ma femme !

MANON (de même)

Tu le veux ?

DES GRIEUX

Je le veux, et de toute mon âme !

MANON

Embrasse-moi donc, chevalier !

(Ils s'embrassent)

Et va porter ta lettre.

DES GRIEUX

Oui, je cours la porter !

(Il se dirige vivement vers la porte, et s'arrête et regarde un bouquet qui est placé sur la cheminée. Avec trouble)

Voilà des fleurs qui sont fort belles,
D'où te vient ce bouquet, Manon ?

MANON (vivement)

Je ne sais pas.

DES GRIEUX (sérieux)

Comment, tu ne sais pas ?

MANON (riant)

Beau motif de querelles !

(avec une feinte insouciance)

Par la fenêtre, on l'a lancé d'en bas...
Comme il était joli, je l'ai gardé...
Je pense que tu n'est pas jaloux ?

DES GRIEUX (tendrement)

Non, je puis te jurer
Que je n'ai de ton cœur aucune défiance.

MANON

Et tu fais bien ! Ce cœur est à toi tout entier !

(On entend un bruit de voix au dehors).

DES GRIEUX

Qui donc se permet un pareil tapage ?

LA SERVANTE (entrant effarée)

Deux gardes du corps sont là qui font rage !
L'un se dit le parent de madame...

MANON (rassurée)

Lescaut ! C'est Lescaut !

LA SERVANTE (bas à Manon et vite)

L'autre c'est... ne parlons pas trop haut,
L'autre, c'est quelqu'un qui vous aime,
Ce fermier général qui loge près d'ici...

MANON (bas et émue)

Monsieur de Brétigny ?

LA SERVANTE (bas)

Monsieur de Brétigny

(Le bruit redouble).

DES GRIEUX

Cela devient trop fort et je vais voir moi-même...

Scène 2

(Au moment où il va s'élancer, la porte s'ouvre. Entrent Brétigny et Lescaut costumés en gardes du corps)

LESCAUT (brusquement)

Enfin, les amoureux,
Je vous tiens tous les deux !

BRÉTIGNY

Soyez clément, Lescaut, songez à leur jeunesse...

LESCAUT (à Des Grieux avec insolence)

Vous m'avez, l'autre jour, brûlé la politesse,
Monsieur le drôle !

DES GRIEUX (vivement)

Hé là ! parlez plus doucement

LESCAUT (ironique)

Plus doucement !

DES GRIEUX (calme et menaçant)

Plus doucement !

LESCAUT

C'est à tomber foudroyé sur la place !
J'arrive pour venger l'honneur de notre race,
Je suis le redresseur, je suis le châtiment,
Et c'est à moi qu'on dit de parler doucement !
de parler doucement !

BRÉTIGNY

Contiens-toi !

LESCAUT (presque parlé)

Coquin !

BRÉTIGNY

Retiens-toi !

DES GRIEUX

C'est bien ! je vais vous couper les oreilles !

LESCAUT (presque parlé ; à Brétigny ; feignant de n'avoir pas compris)

Hein ? Qu'est-ce qu'il dit ?

BRÉTIGNY (à Lescaut, en riant)

Qu'il va vous couper les oreilles.

LESCAUT

Vit-on jamais insolences pareilles ?
Il menace !

BRÉTIGNY

Ça m'en a l'air...

LESCAUT

Par la mort !...

BRÉTIGNY (le contenant)

Lescaut !

LESCAUT

... par l'enfer !

MANON

Ah ! chevalier, je meurs d'effroi !
Je meurs d'effroi !
Je le sais bien, je suis coupable !
Veillez sur moi !
Ah ! chevalier !
Je meurs d'effroi !
Veillez sur moi !
Ah ! c'en est fait !
Son regard courroucé m'accable !
Je meurs d'effroi !
Je meurs d'effroi !

DES GRIEUX

O Manon, soyez sans effroi !
Comptez sur moi !
Seul de nous deux je suis coupable !
Comptez sur moi !
O cher amour !
Ne tremblez pas !
Comptez sur moi !
Il sera bientôt plus traitable !
Manon ! comptez sur moi !
Manon ! comptez sur moi !

LESCAUT

Coquin !

(à Brétigny)

Retenez-moi ! retenez-moi ! retenez-moi !
Drôle ! Retenez-moi !
Je sais de quoi je suis capable !
Retenez-moi ! je sais de quoi je suis capable !
Quand il faut punir un coupable !
Retenez-moi ! retenez-moi !
Drôle ! Coquin ! Drôle ! retenez-moi !
Coquin ! Je veux punir !
Retenez-moi ! Retenez-moi ! Retenez-moi !

BRÉTIGNY (le contenant)

Lescaut ! Contiens-toi, Lescaut
Allons ! contiens-toi, Lescaut !
Le remords les accable !
Vois ! Chacun d'eux est coupable !
Le remords les accable !
Allons ! de l'indulgence,
Contiens-toi, Lescaut !
Lescaut ! contiens-toi !
Retiens-toi !

(à Lescaut ; s'interposant)

Lescaut ! Vous montrez trop de zèle !
Expliquez-vous plus posément.

LESCAUT (avec importance)

Soit, j'y consens.

(à Des Grieux)

Mademoiselle
Est ma cousine et je venais très poliment...

DES GRIEUX (menaçant encore)

Très poliment ?

LESCAUT

Très poliment ; oui, je venais très poliment
Dire : "Monsieur, sans vous chercher querelle...
"Répondez : Oui, répondez : Non,
Voulez-vous

(à volonté)

épouser Manon ?"

LESCAUT et BRÉTIGNY (avec joie)

La chose est claire,
Entre lurons

LESCAUT

Et bons garçons

BRÉTIGNY

C'est ainsi qu'on traite une affaire !

LESCAUT

C'est ainsi qu'on traite une affaire !

BRÉTIGNY

Entre lurons et bons garçons

LESCAUT et BRÉTIGNY

La chose est claire,
Entre lurons,

LESCAUT

Et bons garçons

BRÉTIGNY

Oui, c'est ainsi :

LESCAUT

Voilà l'affaire !

BRÉTIGNY (à Des Grieux riant)

Eh bien, êtes-vous satisfait ?

DES GRIEUX (riant)

Ma foi, je n'ai plus de colère,
Et votre franchise me plaît.

BRÉTIGNY et LESCAUT (riant)

C'est ainsi qu'on traite une affaire !
Entre lurons et bons garçons !
La chose est claire,
Entre lurons,
Oui, c'est ainsi ; c'est l'affaire !

LESCAUT

Voilà l'affaire !

DES GRIEUX (à Lescaut)

Je venais d'écrire à mon père...

(montrant sa lettre)

Avant qu'on y mette un cachet,
Vous lirez bien ceci, j'espère...

LESCAUT (prenant la lettre)

Volontiers !
Mais, voici le soir...

(observant Manon et Brétigny)

Allons, tous deux, pour y mieux voir,

(éloignant Des Grieux avec intention)

Nous placer près de la fenêtre,
Et là nous lirons votre lettre...

(Lescaut est remonté vers le fond avec Des Grieux. Brétigny reste  près de Manon).

MANON (à Brétigny furtivement)

Venir ici sous un déguisement !

BRÉTIGNY (à Manon de même)

Vous m'en voulez ?

MANON

Certainement...
Vous savez que c'est lui que j'aime !

BRÉTIGNY

J'ai voulu vous avertir, moi-même,
Que ce soir de chez vous on compte l'enlever...

MANON

Ce soir ?

BRÉTIGNY

Par ordre de son père !

MANON (avec émotions et surprise)

Par ordre de son père !

BRÉTIGNY

Oui, ce soir, ici même on viendra l'arracher...

MANON (faisant un pas)

Ah ! je saurai bien empêcher...

BRÉTIGNY (l'arrêtant)

Prévenez-le, c'est la misère
Pour lui, pour vous...

(à voix basse, de très près)

Ne le prévenez pas...
Et c'est la fortune, au contraire,
Qui vous attend...

MANON (avec crainte)

Parlez plus bas !

LESCAUT (lisant en accusant chaque syllabe)

"On l'appelle Manon,"

BRÉTIGNY (bas à Manon avec fièvre)

Ne le prévenez pas !

MANON (à Brétigny)

Jamais...

LESCAUT

"Elle eut hier seize ans..."

BRÉTIGNY

Cédez...

MANON

Parlez plus bas...

LESCAUT

"En elle tout séduit... "

(changeant de ton)

Que ces mots sont touchants !

BRÉTIGNY

C'est la fortune !

MANON

Jamais !

DES GRIEUX

Ah ! Lescaut, c'est que je l'adore,

(simplement)

Laissez-moi vous le dire encore !

LESCAUT (riant)

Que ces mots sont touchants !

BRÉTIGNY

Manon ! Manon !

MANON

Parlez plus bas !

BRÉTIGNY

Voici l'heure prochaine
De votre liberté !

DES GRIEUX (à Lescaut)

C'est que je l'adore !

MANON (à part)

Quel doute étrange et quel tourment !

LESCAUT

Vous l'épousez ?

BRÉTIGNY

Manon ! Manon !

LESCAUT (lisant)

"Comme l'oiseau qui suit... le printemps... "

BRÉTIGNY

Bientôt vous serez reine,

MANON

Dans mon cœur troublé quel délire !

LESCAUT (corrigeant lui-même)

"en tous lieux le printemps..."

DES GRIEUX

C'est que je l'adore !

BRÉTIGNY

Reine par la beauté !

MANON

Quel doute étrange et quel tourment !

BRÉTIGNY

Manon, vous serez reine par la beauté !

DES GRIEUX

Lescaut ! laissez-moi vous le dire encore...

LESCAUT

Poésie... Amour !

MANON

Ah ! quel tourment, pour mon cœur troublé,
Quel tourment !

LESCAUT

"Sa jeune âme à la vie... "

MANON

Ah ! quel tourment, pour mon cœur !

BRÉTIGNY

Vous serez Reine !

DES GRIEUX

C'est que je l'adore !

LESCAUT

Poésie !
"Est ouverte sans cesse..."

MANON

Partez !

BRÉTIGNY

Ecoutez-moi !

MANON

Ah ! Quel tourment pour mon cœur troublé !

DES GRIEUX

C'est que je l'adore !

BRÉTIGNY

Vous serez reine par la beauté !
Ecoutez-moi !

MANON

Ah ! Partez ! Ah ! Partez !

LESCAUT

C'est parfait !
On ne peut mieux dire
Et je vous fais mon compliment !

(à Manon)

Cousine,

(à Des Grieux)

et vous, cousin,

(avec importance)

Je vous rends mon estime !

(à tous deux)

Prenez ma main, car ce serait un crime
De vous tenir rigueur ;
Enfants, je vous bénis...

(avec un attendrissement comique)

Les larmes... le bonheur...

(à Brétigny à part, changeant de ton)

Partons-nous ?

DE BRÉTIGNY (changeant de ton)

Je vous suis !

LESCAUT et BRÉTIGNY

(Entre eux, en s'en allant)

La chose est claire !
Entre lurons

LESCAUT

Et bons garçons,

BRÉTIGNY

C'est ainsi qu'on traite une affaire !

LESCAUT

C'est ainsi qu'on traite une affaire !

BRÉTIGNY

Entre lurons et bons garçons !

(Ils sortent, les répliques suivantes sont entendues au loin)

LESCAUT

Entre lurons et garçons...
Voilà l'affaire !

Scène 3

MANON (pensive, à elle-même)

Dans mon cœur... quel tourment...

DES GRIEUX (à lui-même, joyeusement)

Puisse du bonheur où j'aspire
Le jour se lever souriant !

(Entre la servante avec une lumière. Le passage suivant est parlé)

Que nous veut-on ?

LA SERVANTE

C'est l'heure du souper, Monsieur.

DES GRIEUX

C'est vrai pourtant.
Et je n'ai pas encore porté ma lettre !

(La Servante dispose le couvert pour le souper)

MANON

Eh bien, va la porter

DES GRIEUX (indécis)

Manon !

MANON

Après ?

DES GRIEUX (tendre et lent)

Je t'aime, je t'adore !
Et toi, dis, m'aimes-tu ?

MANON

Oui, mon cher chevalier, je t'aime...

DES GRIEUX (avec un ton de reproche)

Tu devrais, en ce cas, me promettre...

MANON

Quoi ?

DES GRIEUX (changeant de ton)

Rien du tout. Je vais porter ma lettre

(Il sort, laissant Manon seule)

Scène 4

MANON (très troublée)

Allons !... il le faut pour lui-même...
Mon pauvre chevalier !
Oh ! Oui, c'est lui que j'aime !
Et pourtant, j'hésite aujourd'hui...
Non ! non ! je ne suis plus digne de lui !
J'entends cette voix qui m'entraîne
Contre ma volonté :
"Manon, tu seras reine,
Reine... par la beauté !"

(avec reproche)

Je ne suis que faiblesse et que fragilité...
Ah ! malgré moi je sens couler mes larmes.
Devant ces rêves effacés
L'avenir aura-t-il les charmes
De ces beaux jours déjà passés ?...

(Manon s'est approchée peu à peu de la table toute servie. Avec émotion et simplicité)

Adieu, notre petite table
Qui, nous réunit si souvent !...
Adieu, adieu notre petite table,
Si grande pour nous cependant !

(avec un triste sourire)

On tient, c'est inimaginable,
Si peu de place... en se serrant...
Adieu, notre petite table !..
Un même verre était le nôtre,
Chacun de nous, quand il buvait,
Y cherchait les lèvres de l'autre...
Ah ! Pauvre ami, comme il m'aimait !
Adieu... notre petite table.

(avec un sanglot)

Adieu !

(Entendant Des Grieux, à part et vivement)

C'est lui ! Que ma pâleur ne me trahisse pas ! 

Scène 5

DES GRIEUX (avec élan)

Enfin, Manon, nous voilà seuls ensemble !

(Il s'approche d'elle).

Eh quoi ?... des larmes ?

MANON

Non !

DES GRIEUX

Si fait, ta main tremble...

MANON (s'efforçant de sourire)

Voici notre repas.

DES GRIEUX

C'est vrai, ma tête est folle !
Mais le bonheur est passager,
Et le ciel l'a fait si léger
Qu'on a toujours peur qu'il s'envole !
A table !

MANON

A table !

DES GRIEUX

Instant charmant, où la crainte fait trêve,
Où nous sommes deux seulement !

(simplement)

Tiens, Manon, en marchant,
je viens de faire un rêve.

MANON (avec amertume, à part)

Hélas ! qui ne fait pas de rêve ?

DES GRIEUX (à Manon avec intimité)

En fermant les yeux, je vois là-bas...
une humble retraite,
Une maisonnette toute blanche au fond des bois
Sous ses tranquilles ombrages
Les clairs et joyeux ruisseaux,
Où se mirent les feuillages,
Chantent avec les oiseaux !
C'est le paradis !... Oh non !
Tout est là triste et morose,
Car il y manque une chose,
Il y faut encore Manon !

MANON (doucement)

C'est un rêve, une folie !

DES GRIEUX

Non ! Là sera notre vie !
Si tu le veux, ô Manon !

(On entend frapper à la porte).

MANON (à part)

Oh ciel ! déjà !

DES GRIEUX

Quelqu'un ?

(gaiement)

Il ne faut pas de trouble fête...

(se levant)

Je vais renvoyer l'importun...

(souriant)

Et je reviens...

MANON (troublée)

Adieu !

DES GRIEUX (étonné)

Comment !

MANON (avec embrassade et émotions contenue)

Non ! Je ne veux pas !

DES GRIEUX (insistant)

Pourquoi ?

MANON (de même)

Ah !
Tu n'ouvriras pas cette porte !
Je veux rester dans tes bras !

DES GRIEUX (se dégageant doucement)

Enfant !... laisse-moi...

MANON

Non !

DES GRIEUX

Que t'importe !

MANON

Non !

DES GRIEUX

Allons !

MANON

Je ne veux pas !

DES GRIEUX

Quelque inconnu !...
C'est singulier !
Je le congédierai d'un façon polie,
Je reviens..
Nous rirons tous deux de ta folie !

(Il l'embrasse et sort. On entend un bruit de lutte. Manon se lève et court vers la fenêtre. Elle entend une voiture qui s'éloigne).

MANON

Mon pauvre chevalier !

(Manon paraît en proie à la plus vive douleur).

RIDEAU

 


ACTE III

1er TABLEAU

La promenade du Cours-la-Reine un jour de fête populaire

Entr'acte - Menuet

(Entre les grands arbres, des boutiques de divers marchands : Modistes, marchands de jouets, cuisines en plein vent, saltimbanques, marchand de chansons, etc. A droite, l'enseigne d'un bal).

Scène première

Grand Mouvement au Lever du Rideau

(Des marchands, et des marchandes poursuivent des passants. Seigneurs, bourgeois et bourgeoises, en leur offrant toutes sortes d'objets).

MODESTES

Voyez mules à fleurettes !
Fichus et coqueluchons !

UNE MARCHANDE

Rouge, mouches et machettes !

UN MARCHAND DE CHANSONS

Achetez-moi mes chansons !

MARCHANDS

(ténors)

Billets pour la loterie

(basses)

Rubans, cannes et chapeaux !

UN MARCHAND

Poudre, rapes à tabac.

UN MARCHAND D'ELIXIR

Elixir pour l'estomac !

UN CUISINIER

Il est temps qu'on se régale !
Ma cuisine est sans égale !

MODISTES

Bonnets, paniers, collerettes !
Gaze, linon et manchons !
Bonbons et pâtisserie !
Jouets, balles et sabots !
Fichus et coqueluchons !

UNE MARCHANDE

Plumes, et fines aigrettes !
Rouge, mouches et manchettes !

1ère MODISTE

Voyez mules à fleurettes !

MARCHANDS

Billets pour la loterie !
Rubans, cannes et chapeaux !

BOURGEOIS et BOURGEOISES (Les Marchands avec la foule)

C'est fête au Cours-la-Reine !
On y rit, on y boit à la santé du Roi !
On y rit, on y boit
Pendant une semaine !
On y rit on y boit à la santé du Roi !
C'est fête au Cours-la-Reine !
On y boit à la santé du Roi !

Scène 2

(Poussette et Javotte sortent du bal. Deux petits clercs qui paraissaient chercher dans la foule les aperçoivent et sur un signe d'elles courent à leur rencontre. Rosette paraît à son tour. Musique de bal dans le lointain).

POUSSETTE et JAVOTTE

La charmante promenade,
Ah ! que ce séjour est doux...
Que c'est bon ! que c'est bon une escapade,
Loin des regards d'un jaloux !

POUSSETTE

C'est entendu !

JAVOTTE

Tenez-vous bien !

ROSETTE

Un mot pourrait nous compromettre !

POUSSETTE

C'est entendu !

JAVOTTE

Mon cœur veut bien tout vous promettre !

POUSSETTE

Tout !

ROSETTE

Mais que Guillot n'en sache rien !

POUSSETTE et JAVOTTE

Mais que Guillot n'en sache rien ! Rien !

JAVOTTE

Rien !

POUSSETTE

Rien !

POUSSETTE et JAVOTTE (changeant de ton)

La charmante promenade.
Ah ! que ce séjour est doux !
Que c'est bon ! que c'est bon une escapade,
Loin des regards d'un jaloux !

POUSSETTE

Que c'est bon !

POUSSETTE et JAVOTTE

La charmante promenade !

JAVOTTE

Que c'est bon !

POUSSETTE

La charmante promenade.

POUSSETTE et JAVOTTE

Loin des regards d'un jaloux ! que c'est bon !

(Poussette et Javotte rentrent dans le bal. Rosette s'est éloignée).

MODISTES

Voyez mules à fleurettes !
Fichus et coqueluchons !

UNE MARCHANDE

Rouge, mouches et manchettes !

UN MARCHAND DE CHANSONS

Achetez-moi mes chansons !

UN MARCHAND

Poudre, rapes à tabac !

MARCHANDS

Billets pour la loterie !
Rubans, cannes et chapeaux !

MARCHAND D'ELIXIR

Elixir pour l'estomac !

UN CUISINIER

Il est temps qu'on se régale !

BOURGEOISES et BOURGEOIS

(Les Marchands avec la foule)

C'est fête au Cours-la-Reine !
On y rit, on y boit à la santé du Roi !

Scène 3

(Marchandes et Marchands poursuivant Lescaut fendant la foule).

Tenez, monsieur !
Prenez, monsieur ! choisissez !
Prenez ! Choisissez !

LESCAUT

Choisir ! Et pourquoi ? Donnez encore !
Ce soir, j'achète tout !
C'est pour la beauté que j'adore,
Je m'en rapporte à votre goût !
A votre goût !

BOURGEOISES et BOURGEOIS

Tenez ! monsieur, tenez, prenez !

LESCAUT

A quoi bon l'économie
Quand on a trois dés en main,
Et que l'on sait le chemin
De l'hôtel de Transylvanie !
A quoi bon ! à quoi bon l'économie !

BOURGEOISES et BOURGEOIS

Tenez ! monsieur, tenez, prenez !

LESCAUT

Assez ! Assez !

(avec sentiment)

O Rosalinde,
Il me faudrait gravir le Pinde,
Pour te chanter comme il convient !
Que sont le sultanes de l'Inde
Et les Armide et les Clorinde,
Près de toi, que sont elles ?
Rien... rien du tout !
Rien du tout !
Ô ma Rosalinde,
Je veux gravir le Pinde
Pour te chanter comme il convient !
Ma Rosalinde ! Ma Rosalinde ! Ma Rosalinde !
Choisir ! choisir ! non, ma foi !
A quoi bon l'économie,
Quand on a trois dés en main
Et que l'on sait le chemin
De l'hôtel de Transylvanie !
A quoi bon ! à quoi bon l'écomomie !

(avec sentiment)

Approchez !
Ô belles ! approchez !
J'offre un bijou... J'offre un bijou.
J'offre un bijou pour deux baisers !

(Sortie de Lescaut. Mouvement dans la foule. Poussette, Javotte et Rosette sortent du bal).

GUILLOT (les apercevant)

Bonjour Poussette !

POUSSETTE (avec un cri)

Ah ! ciel !

GUILLOT

Bonjour, Javotte !

JAVOTTE (de même, elles se sauvent)

Ah ! Dieu !

GUILLOT

Bonjour, Rosette !

ROSETTE

Ah !

GUILLOT

Par la morbleu ! Elles me plantent là ! Coquine ! Péronelle !
Et j'en avais pris trois... pourtant il me semblait
Pourvoir compter, si l'une me trompait,
Qu'une autre au moins serait fidèle...
La femme est, je l'avoue, un méchant animal !

BRÉTIGNY (qui est entré sur ces dernières paroles)

Pas mal, Guillot, ce mot là n'est pas mal !
Mais il n'est pas de vous !

(Guillot le regarde avec fureur).

Dieu ! Quel sombre visage !
Dame Javotte, je le gage
Vous aura fait des traits...

GUILLOT

Javotte, c'est fini !

BRÉTIGNY

Et Poussette ?

GUILLOT

Poussette aussi !

BRÉTIGNY

Vous voilà libre alors ?

(ironiquement)

Guillot, je vous en prie
N'allez pas m'enlever Manon !

GUILLOT

Vous enlever...

BRÉTIGNY (suppliant de même)

Non, jurez-moi que non !

GUILLOT

Laissons cette plaisanterie !
Mais dites-moi, mon cher, on m'a conté
A propos de Manon, que vous ayant prié
De faire venir l'opéra chez elle,
Vous avez, en dépit des larmes de la belle,
Répondu : Non,

BRÉTIGNY

C'est très vrai ; la nouvelle
Est exacte

GUILLOT

Il suffit ; souffrez que je vous quitte.
Pour un instant,... mais je reviendrai vite.
(Il sort en se frottant les mains et en fredonnant)
Dig et dig et don !
Dig et dig et don !
On te la prendre ta Manon !
Dig et dig et don !
On te la prendre ta Manon !

Scène 4

(Les Promeneurs et les Marchands reviennent).

MARCHANDES, MARCHANDS, BOURGEOISES et BOURGEOIS

Voici les élégantes !
Les belles indolentes !
Maîtresses des cœurs !
Aux regards vainqueurs !

(Manon, paraît, Brétigny l'accompagne ainsi que plusieurs jeunes Seigneurs).

BOURGEOIS (entre eux)

Quelle est cette princesse ?

MARCHANDS (de même)

C'est au moins une Duchesse !

MARCHANDES (aux promeneurs)

Eh ! Ne savez-vous pas son nom ?
C'est Manon !

MARCHANDS, BOURGEOIS, MARCHANDES et BOURGEOISES

Voici les élégantes !
Les belles indolentes, Maîtresses des cœurs !
Aux regards vainqueurs !

BRÉTIGNY (à Manon)

Ravissante Manon !

LES SEIGNEURS (avec empressement)

Ravissante Manon !

MANON

Suis-je gentille ainsi ?

BRÉTIGNY et LES SEIGNEURS

Adorable ! Divine ! Divine !

Scène 5

MANON

Est-ce vrai ? grand merci !

(avec coquetterie)

Je consens, vu, que je suis bonne,
A laisser admirer ma charmante personne !

(avec impertinence et gaieté)

Je marche sur tous les chemins
Aussi bien qu'une souveraine
On s'incline, on baise ma main,
Car par la beauté je suis reine !
Je suis reine !
Mes chevaux courent à grands pas.
Devant ma vie aventureuse,
Les grands s'avancent chapeau bas...
Je suis belle, je suis heureuse !
Je suis belle !

Autour de moi tout doit fleurir !
Je vais à tout ce qui m'attire !
Et, si Manon devait jamais mourir,
Ce serait, mes amis, dans un éclat de rire !
Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

BRÉTIGNY et LES SEIGNEURS

Bravo ! Bravo ! Manon !

GAVOTTE

Obéissons quand leur voix appelle
Aux tendres amours,
Toujours, toujours, toujours,
Tant que vous êtes belle, usez sans les compter vos jours, tous vos jours !
Profitons bien de la jeunesse,
Des jours qu'amène le printemps ;
Aimons, rions, chantons sans cesse,
Nous n'avons encor que vingt ans !

BRÉTIGNY et LES SEIGNEURS (Brétigny avec les basses)

Profitons bien de la jeunesse !
Profitons bien de la jeunesse !
Rions ! Ah ! ah !

MANON

Profitons bien de la jeunesse,
Aimons, rions, chantons sans cesse,
Nous n'avons encor que vingt ans !

(en riant)

Ah ! ah !
Le cœur hélas le plus fidèle,
Oublie en un jour l'amour,
L'amour... L'amour,
Et la jeunesse ouvrant son aile a disparu sans retour.
Sans retour.
Profitons bien de la jeunesse,
Bien court, hélas ! est le printemps !
Aimons, chantons, rions sans cesse,
Nous n'aurons pas toujours vingt ans !

BRÉTIGNY et LES SEIGNEURS

Profitons bien de la jeunesse !
Rions ! Ah ! ah !

MANON

Aimons, chantons, rions sans cesse,
Nous n'aurons pas toujours vingt ans

(en riant)

Ah ! ah !

(à Brétigny)

Et maintenant... restez seul un instant.
Je veux faire ici quelqu'emplette...

BRÉTIGNY (galamment)

Avec vous disparaît tout l'éclat de la fête !
Ravissante Manon !
Avec vous disparaît tout l'éclat de la fête !

MANON

Une fadeur ! C'est du dernier galant !
On n'est pas grand Seigneur sans être un peu poète !

(Manon s'éloigne et se dirige vers les petites boutiques du fond, escortée des curieux qui sortent peu à peu).

PROMENEURS, MARCHANDS et MARCHANDES

Voici les élégantes !
Les belles indolentes !
Maîtresses des cœurs !
Aux regards vainqueurs !

LA MOITIÉ (en s'éloignant)

Les élégantes...

ENCORE MOINS (de même)

Les élégantes !

UN MARCHAND (au loin)

Poudre, rapes à tabac !

Scène 6

BRÉTIGNY

Je ne me trompe pas, le Comte Des Grieux...

LE COMTE

Monsieur de Brétigny

BRÉTIGNY

Moi-même,
C'est à peine
Si je puis en croire mes yeux !
Vous, à Paris ?

LE COMTE

C'est mon fils qui m'amène

BRÉTIGNY

Le Chevalier ?

LE COMTE

Il n'est plus Chevalier,
C'est l'abbé Des Grieux qu'à présent il faut dire

MANON (qui s'est rapprochée tout en feignant de parler à un marchand)

Des Grieux !

BRÉTIGNY

Abbé ! Lui ! Comment !

LE COMTE

Le Ciel l'attire !
Dans les ordres, il veut entrer.
Il est à Saint-Sulpice, et ce soir en Sorbonne,
Il prononce un discours.

BRÉTIGNY (souriant)

Un pareil changement...

(Manon s'éloigne après avoir entendu ces derniers mots).

LE COMTE (souriant aussi)

C'est vous qui l'avez fait,
En vous chargeant de briser net
L'amour qui l'attachait à certaine personne...

BRÉTIGNY (montrant Manon qui est au fond)

Plus bas !

LE COMTE

C'est elle ?

BRÉTIGNY

Oui, c'est Manon.

LE COMTE (gouailleur)

Je devine alors la raison
Qui vous fit, avec tant de zèle,
Prendre les intérêts de mon fils...

(voyant Manon qui se rapproche)

Mais, pardon ! Elle veut vous parler...

(Il salue et s'éloigne un peu).

(à part)

Elle est vraiment fort belle !

MANON (à Brétigny)

Je voudrais, mon ami, avoir un bracelet pareil à celui-ci...
Je ne puis le trouver...

BRÉTIGNY

C'est bien, je vais moi-même...

(Il salue Le Comte et sort).

LE COMTE (à part)

Elle est charmante et je comprends qu'on l'aime !

MANON (au Comte, avec embarras)

Pardon ! Mais j'étais là... près de vous, à deux pas...
J'entendais malgré moi...
Je suis très curieuse...

LE COMTE (souriant)

C'est un petit défaut... très petit... ici-bas...

(saluant, voulant s'éloigner)

Madame !

MANON (se rapprochant)

Il s'agissait... d'une histoire... amoureuse ?

LE COMTE (étonné)

Mais oui...

MANON (contenant son émotion)

C'est que je crois...
Pardonnez-moi, je vous en prie
Je crois... que cet abbé Des Grieux... autrefois... aimait...

LE COMTE

Qui donc ?

MANON

Elle était mon amie

LE COMTE

Ah ! très bien.

MANON (avec une émotion croissante)

Il l'aimait... et je voudrais savoir...
Si sa raison sortit victorieuse...
Et si, de l'oublieuse
Il a pu parvenir
A chasser de son cœur... le cruel souvenir ?

LE COMTE (légèrement et cependant avec expression)

Faut-il donc savoir tant de choses ?
Que deviennent les plus beaux jours...
Où vont les premières amours,
Où vole le parfum des roses ?

MANON (à part)

Mon Dieu ! mon Dieu !
Donnez-moi le courage
De tout oser lui demander !
Mon Dieu ! mon Dieu !
Donnez-moi le courage
De tout oser lui demander !

LE COMTE

Ignorer n'est-il pas plus sage,
Au passé pourquoi s'attarder ?

MANON

Un mot encore !
A-t-il souffert de son absence ?
Vous a-t-il dit parfois son nom ?

LE COMTE (la regardant fixement)

Ses larmes coulaient en silence.

MANON (très émue)

L'a-t-il maudite, en pleurant ?

LE COMTE

Non !

MANON

Vous a-t-il dit que la parjure
L'avait aimé ?

LE COMTE (après avoir hésité)

Son cœur, guéri de sa blessure,
S'est refermé !

MANON

Mais depuis ?

LE COMTE (légèrement et avec intention)

Il a fait ainsi que votre amie,
Ce que l'on doit faire ici bas,
Quand on est sage,
N'est ce pas ?
On oublie !

MANON (douloureusement)

On oublie !

(Le Comte salue respectueusement et se retire).

(à elle-même)

... on oublie !

SEIGNEURS, ÉLÉGANTES - PROMENEURS, MARCHANDS, MARCHANDES

BRÉTIGNY - GUILLOT (accompagnés de quelques amis ; puis, Lescaut. Orchestre dans la salle. On rit).

BRÉTIGNY

Répondez-moi, Guillot !

(On rit).

GUILLOT

Jamais !
Mais rira bien qui rira le dernier !

BRÉTIGNY

Mr. de Morfontaine,
Vous allez tout me dire !

GUILLOT

A vous, mon ami, rien !

(se tournant vers Manon)

Mais à vous, ô ma Reine !

BRÉTIGNY

Plaît-il ?

GUILLOT

Eh bien ! oui...
L'Opéra que vous lui refusiez...
Il sera dans un instant... ici.

(Mouvement dans la foule).

BRÉTIGNY

Je dois rendre les armes !

(à Manon)

Vous êtes triste !

MANON

Oh ! non !

BRÉTIGNY

On dirait que des larmes...

MANON

Folie !

GUILLOT (à Manon)

Allons, Manon,
Approchez, s'il vous plaît,

(avec importance)

On va danser pour vous notre nouveau ballet !

(à Lescaut)

Lescaut, venez !

LESCAUT (vivement empressé)

Je suis là pour vous plaire...

GUILLOT

Veillez... le tout est à mes frais,
A ce qu'on donne à boire au populaire...

(tirant sa bourse)

Combien ?

LESCAUT (prenant la bourse et s'éloignant)

Nous compterons après !

SEIGNEURS, PROMENEURS, MARCHANDS et MARCHANDES (Brétigny, les Seigneurs avec les Ténors et les Basses)

Voici l'Opéra !

PRÉAMBULE

La Présentation

BRÉTIGNY, LES SEIGNEURS et LA FOULE

L'Opéra ! Voici l'Opéra !
Tout Paris en parlera !
C'est le ballet de l'Opéra !

(entre eux)

C'est un plaisir de souveraine !
Et son rival enragera !
L'ami Guillot se ruinera.
Avoir fait venir l'Opéra

GUILLOT (à part, avec joie)

C'est un plaisir de souveraine !
Avoir fait venir l'Opéra
Et son ballet au Cours-la-Reine !

(En imitant le mouvement des danseurs)

Mon rival enragera !
Il enragera !

LES SEIGNEURS et LA FOULE

Avoir fait venir l'Opéra !
Tout Paris en parlera !
C'est le ballet de l'Opéra !

1ère Entrée

2ème Entrée

3ème Entrée

4ème Entrée

MANON (à part, à elle-même, troublée)

Non... sa vie à la mienne est pour jamais liée !
Il ne peut m'avoir oubliée...

(voyant Lescaut près d'elle)

Ma chaise, mon cousin...

LESCAUT

Où faut-il vous porter cousine ?

MANON

À Saint-Sulpice !

LESCAUT

Quel est ce bizarre caprice ?
Pardonnez-moi de faire répéter...
À Saint-Sulpice ?

MANON

À Saint-Suplice !

GUILLOT

Eh bien, maîtresse de ma vie qu'en dites-vous ?

MANON

Je n'ai rien vu !

GUILLOT (stupéfait)

Rien vu ! voilà le prix de ma galanterie !
Est-ce là ce qui m'était dû ?
PROMENEURS, MARCHANDS et MARCHANDES
C'est fête au Cours-la-Reine !
On y danse, On y boit à la santé du Roi !
A la santé du Roi !

RIDEAU

(Le Chœur continue rideau baissé).



ACTE III

2e TABLEAU

Le Parloir de Séminaire de Saint-Sulpice

RIDEAU

(Grand Orgue derrière le rideau baissé. Grandes Dames et Bourgeoises dévotes sortant de la chapelle du séminaire).

DEVOTES, GRANDES DAMES ET BOURGEOISES (entr'elles, parlant de Des Grieux)

Quelle éloquence !
L'admirable orateur !
Quelle abondance !
Le grand prédicateur !
Ah ! L'admirable orateur !
Et dans sa voix quelle douceur !
Quelle douceur, et quelle flamme !
Comme en l'écoutant...
La ferveur pénètre doucement jusqu'au fond de nos âmes !
Ah ! Quel orateur !
L'admirable orateur
Le grand prédicateur !
De quel art divin
Il a dans sa thèse.
Peint Saint Augustin
Et Sainte Thérèse !
Lui-même est un Saint !
C'est un fait certain !
N'est-ce pas, ma chère !
C'est un Saint !
C'est certain !
C'est un Saint !

(Des Grieux paraît. Les dévotes, entr'elles, avec dévotion).

C'est Lui ! c'est l'abbé Des Grieux
Voyez comme il baisse les yeux !

(Les dévotes et les fidèles sortent peu à peu après avoir salué Don Grieux avec de profondes révérences).

Scène 2

LE COMTE DES GRIEUX

Bravo, mon cher, succès complet !
Notre maison doit être fière
D'avoir parmi les siens un nouveau Bossuet.

DES GRIEUX

De grâce, épargnez-moi, mon père.

(Silence)

LE COMTE

Et, c'est pour de bon, Chevalier,
Que tu prétends au ciel pour jamais te lier ?

DES GRIEUX

Oui, Je n'ai trouvé dans la vie
Qu'amertume et dégoût...

LE COMTE (avec une légère ironie)

Les grands mots que voilà !
Quelle route as-tu donc suivie,
Et que sais-tu de cette vie
Pour penser qu'elle finit là ?
Épouse quelque brave fille,
Digne de nous, digne de toi,
Deviens un père de famille
Ni pire, ni meilleur que moi :
Le ciel n'en veut pas davantage ;
C'est là le devoir, entends-tu ?
C'est là le devoir,
La vertu qui fait du tapage
N'est déjà plus de la vertu !
Épouse quelque brave fille,
Digne de nous, digne de toi,
Le ciel n'en veut pas davantage ;
C'est là le devoir, C'est là le devoir !

DES GRIEUX

Rien ne peut m'empêcher
De prononcer mes vœux !

LE COMTE

C'est dit alors ?

DES GRIEUX

Oui, je le veux !

LE COMTE

Soit ! Je franchirai donc seul cette grille,
Et vais leur annoncer là-bas
Qu'ils ont un Saint dans la famille...
J'en sais beaucoup qui ne me croiront pas !

DES GRIEUX

Ne raillez pas,
Monsieur, je vous en prie !

LE COMTE (ému)

Un mot encore,
Comme il n'est pas certain
Que l'on te donne ici, du jour au lendemain,
Un bénéfice, une abbaye...
Je vais dès ce soir t'envoyer
Trente mille livres...

DES GRIEUX

Mon père...

LE COMTE

C'est à toi, c'est ta part
Sur le bien de ta mère ;
Et maintenant... adieu, mon fils,

DES GRIEUX

Adieu mon père !

LE COMTE

Adieu... reste à prier !

Scène 3

DES GRIEUX (seul)

Je suis seul !
Seul enfin !
C'est le moment suprême !

(calme)

Il n'est plus rien que j'aime
Que le repos sacré que m'apporte la foi !
Oui, j'ai voulu mettre
Dieu même
Entre le monde et moi !

(très calme ; sostenuto cantabile)

Ah ! fuyez, douce image, à mon âme trop chère ;
Respectez un repos cruellement gagné,
Et songez, si j'ai bu dans une coupe amère,
Que mon cœur l'emplirait de ce qu'il a saigné !
Ah ! fuyez ! fuyez ! loin de moi !
Ah ! fuyez !
Que m'importe la vie et ce semblant de gloire ?
Je ne veux que chasser du fond de ma mémoire...
Un nom maudit ! ce nom... qui m'obsède et pourquoi ?

LE PORTIER DU SÉMINAIRE

C'est l'office !

DES GRIEUX (à lui-même)

J'y vais !
Mon Dieu !
De votre flamme
Purifiez mon âme...
Et dissipez à sa lueur
L'ombre qui passe encor dans le fond de mon cœur !
Ah ! fuyez, douce image, à mon âme trop chère !
Ah ! fuyez ! fuyez ! loin de moi !
Ah ! fuyez ! loin de moi ! loin de moi !

(cloche lointaine)

LE PORTIER DU SÉMINAIRE

Il est jeune... et sa foi
Semble sincère... il a fait grand émoi
Parmi les plus belles
De nos fidèles !

Scène 4

(Manon paraît).

MANON (avec effort)

Monsieur... je veux parler... à... l'Abbé... Des Grieux !

LE PORTIER DU SÉMINAIRE

Fort bien !

MANON (lui donnant de l'argent)

Tenez !

(Le Portier de Séminaire salue et sort).

Ces murs silencieux...
Cet air froid qu'on respire...
Pourvu que tout cela n'ait pas changé son cœur !
Devenu sans pitié pour une folle erreur
Pourvu qu'il n'ait pas appris à maudire !

VOIX DANS LA CHAPELLE DU SÉMINAIRE (dans le lointain)

Magnificat anima mea
Dominum,
Et exultavit
Spiritus meus.

MANON (écoutant)

Là-bas... on prie... Ah !... je voudrais prier !
Pardonnez-moi,
Dieu de toute puissance,
Pardonnez-moi,
Dieu de toute puissance,
Car si j'ose vous supplier,
En implorant votre clémence,
Si ma voix de si bas... peut monter jusqu'aux cieux... ah !

(très expressif)

C'est pour vous demander le cœur de Des Grieux !
Pardonnez-moi, mon Dieu ! pardonnez-moi, mon Dieu !

VOIX DANS LA CHAPELLE DU SÉMINAIRE

In Deo Salutari meo,
Salutari meo.

(Des Grieux entre par le fond).

MANON (avec angoisse)

C'est lui !

Scène 5

(Manon se détourne, elle est prête à défaillir. Des Grieux s'avance).

DES GRIEUX

Toi !

(presque parlé)

Vous !

MANON

Oui... c'est moi !... c'est moi !
Oui ! c'est moi !

DES GRIEUX

Que viens tu faire ici ?
Va-t'en ! Va-t'en !
Éloigne-toi !

MANON (douloureux et suppliant)

Oui ! Je fis cruelle et coupable !
Mais rappelez-vous tant d'amour !
Ah ! dans ce regard qui m'accable
Lirai-je mon pardon, un jour ?

DES GRIEUX

Éloigne-toi !

MANON

Oui ! Je fus cruelle et coupable !
Ah ! rappelez-vous tant d'amour !
Rappelez-vous tant d'amour !

DES GRIEUX

Non ! j'avais écrit sur le sable
Ce rêve insensé d'un amour
Que le ciel n'avait fait durable
Que pour un instant,

(avec amertume)

pour un jour !

MANON

Oui ! je fus coupable !
Oui ! je fus cruelle...

DES GRIEUX

J'avais écrit sur le sable...
C'était un rêve
Que le ciel n'avait fait durable
Que pour un instant pour un jour !
Ah ! perfide Manon !

MANON (se rapprochant)

Si je me repentais...

DES GRIEUX

Ah ! perfide ! perfide !

MANON

Est-ce que tu n'aurais pas de pitié ?

DES GRIEUX (l'interrompant)

Je ne veux pas vous croire...
Non ! vous êtes sortie enfin de ma mémoire...
Ainsi que de mon cœur !

MANON (avec des larmes)

Hélas ! Hélas ! l'oiseau qui fuit
Ce qu'il croit l'esclavage
Le plus souvent la nuit,
D'un vol désespéré revient battre au vitrage !
Pardonne moi !

DES GRIEUX

Non !

MANON

Je meurs à tes genoux...

(avec élan et désespoir)

Ah ! rends moi ton amour
Si tu veux que je vive !

DES GRIEUX

Non ! il est mort pour vous !

MANON

L'est il donc à ce point que rien ne le ravive !
Ecoute-moi !
Rappelle-toi !

Scène 6

MANON

(avec un grand charme et très caressant)

N'est-ce plus ma main que cette main presse ?
N'est-ce plus ma voix ?
N'est-elle pour toi plus une caresse,
Tout comme autrefois ?
Et ces yeux, jadis pour toi pleins de charmes,
Ne brillent-ils plus à travers

(avec un sanglot)

mes larmes ?

(très ému et haletant)

Ne suis-je plus moi ?
N'ai-je plus mon nom ?
Ah ! regarde-moi ! Regarde-moi !
N'est-ce plus ma main que cette main presse,
Tout comme autrefois ?
N'est-ce plus ma voix ? n'est-ce plus Manon !
Rappelle-toi...
N'est-ce plus ma main ?
Ecoute-moi :
N'est-ce plus ma voix ?
N'ai-je plus mon nom ?
N'est-ce plus Manon ?

DES GRIEUX (dans le plus grand trouble)

O Dieu ! Soutenez moi dans cet instant suprême...

MANON

Je t'aime !

DES GRIEUX

Ah ! Tais-toi !
Ne parle pas d'amour ici..
C'est un blasphème...

MANON

Je t'aime !

DES GRIEUX

Ah ! Tais-toi !
Ne parle pas d'amour !

MANON (enfiévrée)

Je t'aime !

(Cloche lointaine)

DES GRIEUX (écoutant, avec angoisse)

C'est l'heure de prier...

MANON

Non ! Je ne te quitte pas !

DES GRIEUX

On m'appelle là-bas...

MANON

Non ! Je ne te quitte pas !
Viens !

(avec fièvre)

N'est-ce plus ma main
Que cette main presse,
Tout comme autrefois ?

DES GRIEUX (éperdu peu à peu)

Tout comme autrefois !

MANON

Et ces yeux, jadis, pour toi pleins de charmes,
N'est-ce plus Manon ?

DES GRIEUX

Tout comme autrefois...
Tout comme autrefois...

MANON

Ah ! Regarde-moi !
Ne suis-je plus moi ?
N'est-ce plus Manon ?

DES GRIEUX (avec élan)

Ah ! Manon !
Je ne veux plus lutter contre moi même !

MANON (avec un cri de joie)

Enfin !

DES GRIEUX

Et dussé-je sur moi faire crouler les cieux...
Ma vie est dans ton cœur,
Ma vie est dans tes yeux...

(avec exaltation et abandon)

Ah ! Viens ! Manon
Je t'aime !

MANON et DES GRIEUX (avec ardeur)

Je t'aime !

RIDEAU


Acte IV

L'Hôtel de Transylvanie

RIDEAU

Scène première

LES CROUPIERS (au fond)

Faites vos jeux, Messieurs !

UN JOUEUR

Mille pistoles !

2d JOUEUR

C'est tenu !

1er JOUEUR

Je double !

2d JOUEUR

Brelan !

1er JOUEUR

C'est perdu !

1er JOUEUR (à la table des dés)

Deux...

2d JOUEUR

Cinq...

1er JOUEUR

Dix...

UNE VOIX DANS LE FOND

Cent louis !

LA VOIX DE LESCAUT

Quatre-cent louis !

LESCAUT

Vivat ! j'ai gagné !

UN JOUEUR POURSUIVANT LESCAUT

Je vous jure
Que l'argent m'appartient !

LESCAUT

Du moment qu'on l'assure
Avec autant d'aplomb...

LE JOUEUR

J'avais l'As et le Roi !

LESCAUT

Recommençons alors,
Çà m'est égal à moi !

(Les Aigrefins s'avancent discrètement)

LES AIGREFINS (quelques ténors ; à demi voix et à part)

Le joueur sans prudence
Livre tout au hasard ;
Mais le vrai sage pense
Que jouer est un art !
Pour la rendre opportune
Nous savons sans danger,
Nous savons sans danger,
Nous savons
Quand il faut corriger
L'erreur de la fortune !

LESCAUT (en empochant l'argent)

Tout en jouant honnêtement
Je n'ai jamais fait autrement !
Tout en jouant honnêtement
Je n'ai jamais fait autrement !

(Il s'éloigne)

Scène 2

POUSSETTE, JAVOTTE ET ROSETTE (Toutes les trois se promènent en observant les Joueurs et les Aigrefins ; à part)

A l'Hôtel de Transylvanie.
Accourez tous, on vous en prie ;
A l'Hôtel de Transylvanie,
Passez vos jours...
Passez vos nuits...

POUSSETTE

L'or vient tout seul aux plus belles !

POUSSETTE, JAVOTTE ET ROSETTE

Et c'est nous qui gagnons toujours !
Toujours ! Toujours ! Toujours !

LES AIGREFINS (qui ont fait un tour, reviennent de l'autre côté)

Le joueur sans prudence
Livre tout au hasard...
Mais, le vrai sage pense
Que jouer est un art !
Pour la rendre opportune
Nous savons, sans danger,
Nous savons, sans danger,
Nous savons quand il faut corriger
L'erreur de la fortune...

(Lescaut revient, triomphant. Il est entouré par les Aigrefins et par Poussette, Javotte et Rosette)

Scène 3

LESCAUT (avec entrain)

C'est ici que celle que j'aime
A daigné fixer son séjour,
Et je vous dirai quelque jour...
Certains couplets que j'ai moi-même,
Faits en l'honneur de notre amour !

(bruit de l'or, au fond)

Et c'est ce bruit, ce bruit charmant, qui leur sert d'accompagnement...
C'est ce bruit, ce bruit charmant !
Ce bruit... charmant...
Qui lui sert d'accompagnement !
Celle que j'aime...
Je me pique
D'être plein de discrétion...
Pourtant...
Je vous dirai son nom... Son nom :

POUSSETTE, JAVOTTE et ROSETTE

Oui, son nom !

LESCAUT

C'est Pallas, la Dame de pique !
Et là s'arrête ma chanson !

(bruit de l'or au fond)

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, LESCAUT et LES AIGREFINS

Et c'est ce bruit, ce bruit charmant
Qui lui sert d'accompagnement !

LESCAUT

C'est ce bruit, ce bruit charmant
Ce bruit... charmant...

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, LESCAUT et LES AIGREFINS

Qui lui sert d'accompagnement !

GUILLOT DE MORFONTAINE (qui vient d'entrer ; à Lescaut)

Bravo, mon cher !

LESCAUT

Merci !

LES CROUPIERS (au fond)

Faites vos jeux, Messieurs !

Scène 4

(Pendant que Guillot félicite Lescaut, Les Aigrefins remontent vers la table de Pharaon. Les Joueurs ont recommencé le jeu au fond, et Guillot a retenu auprès de lui Lescaut et les trois amies).

GUILLOT (avec assurance)

J'enfourche aussi Pégase
De temps en temps ;
Ainsi, moi, j'ai sur le Régent fait des vers très malins,
Mais, en homme prudent...
Je gaze...
Et passe les mots dangereux...
Vous allez voir, on ne comprend que mieux !

(avec précaution)

Quand le...

(il mime ce qu'il va dire)

C'est le Régent...
Va voir...

(même jeu)

C'est sa maîtresse...
Il dit...

(finement)

On me comprend.
Elle répond...
De votre Altesse !
Tra la la ! la la !
La ! la ! la ! la !
Tra la ! la ! la !
Tra la ! la ! la !

(à ceux qui l'entourent)

Ah ! c'est badin, c'est léger !

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE ET LESCAUT (en riant)

Et l'on ne court aucun danger !

GUILLOT

Ah ! c'est piquant !
C'est badin ! c'est léger !
Tra la la ! la la la !
La la la la la la ! la ! la la ! la !

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, GUILLOT ET LESCAUT (parlé)

Chut...

Scène 5

(Grand Tapage)

(Tout le monde se lève pour regarder les personnes qui entrent. Entrée de Manon et Des Grieux)

GUILLOT

Mais qui donc nous arrive et fait tout ce tapage ?

POUSSETTE, JAVOTTE ET ROSETTE

C'est la belle Manon avec son chevalier

(Elle s'éloignent).

DES GRIEUX (regardant autour de lui d'un air sombre et inquiet)

M'y voici donc !
J'aurais dû résister...
Je n'en ai pas eu le courage !

GUILLOT (vexé)

Le chevalier...

LESCAUT (à Guillot)

Vous changez de visage
Et quelque chose, ici, paraît vous irriter...

GUILLOT

A bon droit je fais la grimace...
Car j'adorais Manon... et je trouve blessant
Et froissant
Qu'elle en aime un autre à ma place !

(Lescaut entraine Guillot)

LES CROUPIERS (au fond)

Faites vos jeux, Messieurs.

(Tout le monde retourne au jeu. Manon et Des Grieux sont restés isolés sur le devant de la scène).

MANON (voyant que Des Grieux continue d'être triste, s'approche de lui)

De ton cœur, Des Grieux, suis-je plus souveraine ?

DES GRIEUX

Manon !

(avec la plus violente passion)

Manon, sphinx étonnant,
Véritable sirêne !
Cœur trois fois féminin !
Que je t'aime et te hais !
Pour le plaisir et l'or quelle ardeur inouïe !
Ah ! Folle que tu es, comme je t'aime !

MANON (avec une perfide volupté)

Et moi... comme je t'aimerais... si tu voulais...

DES GRIEUX

Si je voulais...

MANON (changeant de ton, et revenant à la réalité)

Notre opulence est envolée...
Chevalier, nous n'avons plus rien !
Mais ici, quand on le veut bien...
Une fortune est vite retrouvée...

DES GRIEUX (avec trouble)

Que me dis-tu, Manon ?

LESCAUT (se rapproche de Manon)

Elle a raison !
En quelques coups de Pharaon,
Une fortune est vite retrouvée...

DES GRIEUX (de même)

Qui ? Moi ? Jouer ? Jamais ! jamais !

LESCAUT

Vous avez tort,
Manon n'aime pas la misère...

MANON

Chevalier, si je te suis chère...
Consens, consens,...
Et tu verras qu'après
Nous serons riches !

LESCAUT

C'est probable !
La fortune n'est intraitable
Qu'avec le joueur éprouvé
Qui contre elle souvent a lutté !
Elle est douce, au contraire, à celui qui commence !

MANON (à Des Grieux)

Tu veux bien, n'est-ce pas ?

DES GRIEUX

Infernale démence !

LESCAUT (pressant)

Venez !

DES GRIEUX (à Manon)

Je t'aurai tout donné.

LESCAUT (de même)

Vous gagnerez !

DES GRIEUX

Mais qu'aurai-je en retour ?

LESCAUT

Vous gagnerez !

MANON (avec élan)

Mon être tout entier, ma vie, et mon amour !

DES GRIEUX

Manon ! Manon,

(avec la plus violente passion)

Sphinx étonnant, véritable sirène !
Cœur trois fois féminin !
Que je t'aime et te hais !
Pour le plaisir et l'or quelle ardeur inouïe !
Ah ! folle que tu es ! comme je t'aime !
Ah ! faut-il donc que ma faiblesse...
Te donne jusqu'à mon honneur !
Tout jusqu'à mon honneur !

LESCAUT

Votre chance est certaine !
Jouez toujours !
Jouez sans cesse !
Jouez toujours... c'est le bonheur...
Jouez ! jouez encor !
Venez ! ah ! vous gagnerez !
Venez ! venez !
Jouez ! toujours ! jouez ! toujours !
Ah ! venez !

GUILLOT (à Des Grieux)

Un mot, s'il vous plait, chevalier ;
Je vous propose une partie...
Nous verrons si sur moi vous devez l'emporter
Toujours...

POUSSETTE (gaiement)

Bravo Guillot, pour vous, moi je parie !

JAVOTTE (de même)

Et je parie alors, moi pour ce chevalier...

GUILLOT (à Des Grieux)

Acceptez-vous ?

DES GRIEUX (avec trouble)

J'accepte !

GUILLOT

Commençons !

POUSSETTE

Nous parions toujours !

JAVOTTE ET ROSETTE

Nous parions !

GUILLOT

Mille pistoles...

DES GRIEUX

Soit, monsieur, mille pistoles...

LESCAUT (avec admiration et transport)

Mille pistoles !

(Il va se mettre à une autre table de jeu)

A moi, Pallas, à moi !

MANON

Ces ivresses folles...
C'est la vie !
Ah ! c'est la vie !
Ou du moins...
C'est celle que je veux !

POUSSETTE, JAVOTTE ET ROSETTE

C'est la vie !

LES CROUPIERS (au fond)

Faites vos jeux, Messieurs.

Scène 6

MANON

Ce bruit de l'or ce rire... et ses éclats joyeux !
A nous les amours et les roses !
Chanter, aimer, sont douces choses...
Qui sait si nous vivrons demain !
Qui sait... si nous vivrons demain ! demain !
Demain ! Demain !
A nous les amours ! à nous les amours, et les roses !

POUSSETTE, JAVOTTE ET ROSETTE*

(* A l'Opéra-Comique on adjoint 6 choristes choisies)

Chanter, aimer, sont douces choses !

MANON, POUSSETTE, JAVOTTE ET ROSETTE

Qui sait si nous vivrons demain !
Qui sait si nous vivrons demain !

MANON

La jeunesse passe,
La beauté s'efface...
Que tous nos désirs
Soient pour les plaisirs !
L'amour et les fièvres,
Sur toutes les lèvres !
Pour Manon encor !
De l'or ! de l'or !...
Encor de l'or

(avec exultation)

...de l'or !

POUSSETTE, JAVOTTE ET ROSETTE

... de l'or !

MANON

A nous les amours et les roses !

MANON, POUSSETTE, JAVOTTE ET ROSETTE

Chanter, aimer, sont douces choses !
Qui sait si nous vivrons demain !
Qui sait si nous vivrons demain !
Demain ! Demain ! Demain ! Demaine !
A nous les amours !
A nous les amours et les roses !
A nous de l'or ! de l'or ! de l'or !
Qui sait si nous vivrons demain !
Pour nous de l'or !

MANON, POUSSETTE, JAVOTTE ET ROSETTE

De l'or !

LE JOUEURS ET LES AIGREFINS (ténors et basses ; à Lescaut)

Au jeu ! Au jeu !

LESCAUT (se défendant)

Permettez-moi de jouer sur parole.
Je suis de bonne foi !

LE JOUEURS ET LES AIGREFINS

Au jeu ! Au jeu !

LESCAUT

Plus un louis ! pas même une pistole !
Plus rien !
Ils m'ont volé... moi ! moi !

GUILLOT (à Des Grieux tout en jouant)

Vous avez une chance folle !
Mille louis de plus !

DES GRIEUX (fièvreusement)

Soit ! Monsieur ! Mille louis !

GUILLOT

J'ai perdu...

MANON (à Des Grieux s'approchant des joueurs)

Eh bien, gagnes-tu ?

DES GRIEUX (il lui montre l'or et les bons de caisse)

Regarde !

MANON

C'est à nous ?

DES GRIEUX

C'est à nous...

MANON

Je t'adore !

GUILLOT

Le double ! Voulez-vous ?

DES GRIEUX

C'est dit !

GUILLOT

Je perds encore...

MANON (à Des Grieux)

Je te l'avais bien dit que tu devais gagner !

DES GRIEUX

Manon !

(avec transport)

Manon ! je t'aime ! je t'aime !

GUILLOT (quittant la table)

J'arrête la partie !

DES GRIEUX (se levant aussi)

C'est comme vous voudrez...

GUILLOT (avec intention)

Ce serait duperie
De s'obstiner...

DES GRIEUX (changeant de ton et menaçant)

Plaît-il ?

GUILLOT

Il suffit, je m'entends ;

(avec une ironie insolente)

Vous avez vraiment des talents !

DES GRIEUX (avec colère)

Qui dites-vous ?

GUILLOT

Quelle furie !
Vouloir encor battre les gens...
Quand on les a volés !

DES GRIEUX (s'élançant sur Guillot)

Infâme calomnie !

(Tout le monde accourt)

Misérable !

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, LESCAUT ET LES AIGREFINS

Messieurs ! voyons, voyons, Messieurs !

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, LESCAUT, LES AIGREFINS, LA FOULE DES JOUEURS

Messieurs ! voyons, Messieurs !
Quand on est dans le monde,
Il faut se tenir mieux !
Messieurs ! Voyons, Messieurs !

GUILLOT (très agité)

Je prends à témoin Messieurs...
Mesdemoiselles !

(à Des Grieux et à Manon)

Pour vous deux, vous aurez bientôt de mes nouvelles !

(Il sort).

LA FOULE DES JOUEURS (entre eux)

La chose ne s'est jamais vue !
Non, non,
Jamais, certainement !

LESCAUT (s'interposant)

Voyons, Messieurs !
Calmez-vous ! Messieurs !

(à Des Grieux)

Ah ! quel ennui !
Qu'avez-vous fait ?

(aux Joueurs)

Messieurs ! Messieurs !

LES AIGREFINS (à part)

Le maladroit !
Ah ! quel ennui !
Le maladroit !
La chose ne s'est jamais vue !
Non, non, jamais ! certainement !
On n'a volé ! jamais ! pareillement !
Jamais on n'a volé pareillement !

(désignant Des Grieux)

On a volé ! c'est lui !

(aux Joueurs)

Faites vos jeux, Messieurs !
Faites vos jeux, Messieurs !

POUSSETTE, JAVOTTE ET ROSETTE

Non, non, jamais ! jamais ! on n'a volé !

(s'interposant dans la dispute)

Voyons, Messieurs ! Messieurs !

(aux Joueurs)

Faites vos jeux, Messieurs !
Faites vos jeux, Messieurs !

MANON (à Des Grieux)

Partons... Je t'en supplie !
Partons vite...

DES GRIEUX (avec fermeté)

Non ! sur ma vie...
Si je partais, peut-être croirait-on
Qu'en m'accusant cet homme avait raison !

(On frappe fortement à la porte).

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, LESCAUT ET LES AIGREFINS (à part)

Eh mais... qui frappe de la sorte ?

(On frappe de nouveau).

LA FOULE DES JOUEURS

Vite ! Vite ! Cachez l'argent !

MANON (à part, interdite)

Qui frappe à cette porte...
Je tremble... je ne sais pourquoi...

UNE VOIX (au dehors)

Ouvrez ! au nom du Roi !

LESCAUT

Un exempt de police !
Gagnons vite le toit !

(Il se sauve. Un exempt de police suivi de gardes, pénètre dans la salle).

GUILLOT (désignant Des Grieux)

Le coupable est Monsieur... et voilà sa complice.

MANON (bas à Guillot)

Misérable !

GUILLOT (à Manon)

Mille regrets, Mademoiselle...
Mais la partie était trop belle !

(bas)

Je vous avais bien dit que je me vengerais !

(à Des Grieux)

J'ai pris ma revanche, mon maître !
Il faudra vous en consoler...

DES GRIEUX (terrible)

J'y tâcherai !
Mais je vais commencer
Par vous jeter par la fenêtre !

GUILLOT (méprisant)

Par la fenêtre !

LE COMTE (au Chevalier ; avec calme)

Et moi ! m'y jetez-vous aussi ?

DES GRIEUX

Mon père ! vous, ici... vous !

MANON

Son père !

Scène 7

LE COMTE

Oui, je viens t'arracher à la honte
Qui chaque jour grandit sur toi ;
Insensé !
Vois-tu pas qu'elle monte
Et va s'élever jusqu'à moi !

MANON (avec un grand sentiment et désespoir)

O douleur, l'avenir nous sépare !
Et d'effroi mon cœur est tremblant !
Un tourment trop cruel me dévore à jamais !
Est-ce donc fait de mon honneur !

DES GRIEUX (à son père avec un grand sentiment)

Ah ! comprends ce regard qui t'implore
Qui voudrait fléchir ta rigueur...
Le remords, tu le vois, me dévore à jamais !
Ne peux-tu sauver mon honneur !

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, LES AIGREFINS ET LA FOULE DES JOUEURS

Ah ! cédez à ses pleurs !
Ah ! cédez à ses pleurs !
Pour sa jeunesse...
Grâce ! Tant de beauté
Mérite que l'on ait pitié !

LE COMTE

Oui, je viens t'arracher à la honte !
Et malgré ton regard qui m'implore...
Pas de pardon !
Non ! pas de pardon !
Je dois veiller sur notre honneur !

GUILLOT (à part)

Me voilà donc vengé !
Me voilà donc vengé !
Ma vengeance est terrible, elle est prompte !
Non ! pas de pitié !
Vous appartenez à la loi !

LE COMTE (désignant Des Grieux)

Qu'on l'emmène !

(au chevalier)

Plus tard,... on vous délivrera

DES GRIEUX (désignant Manon ; avec anxiété)

Mais elle ?

GUILLOT (s'interposant)

Le guet la conduira
Où l'on emmène ses pareilles !

DES GRIEUX (avec élan)

N'approchez pas !

(s'élançant au devant de Manon)

Je saurai la défendre !

MANON (s'évanouissant)

Ah ! c'en est fait ! je meurs !
Grâce !

DES GRIEUX (avec désespoir)

O douleur ! l'avenir nous sépare, à jamais !

MANON (avec un suprême effort)

Ah ! pitié !

POUSSETTE, JAVOTTE, ROSETTE, LES AIGREFINS ET LA FOULE DES JOUEURS

Ah ! pitié !

LE COMTE ET GUILLOT

Non jamais !

RIDEAU


ACTE V

La Route du Havre

RIDEAU

DES GRIEUX (seul ; assis)

Manon ! Pauvre Manon !
Je te vois enchaînée avec ces misérables !
Et la charrette passe !
O cieux inexorables,
Faut-il désespérer ?

(apercevant Lescaut)

Non ! C'est lui !

(allant à lui ; fiévreusement)

Prépare ton escorte !
Les archers sont là-bas... ils arrivent ici.
Tes hommes sont armés ?
Ils nous prêtent main forte
Et nous la délivrons !

(voyant que Lescaut ne lui répond pas)

Quoi ? N'est-ce pas ainsi
Que tout est convenu ?
Tu gardes le silence !

LESCAUT (honteux et avec effort)

Monsieur le chevalier...

DES GRIEUX (anxieux)

Eh bien ?

LESCAUT

Je pense...
Que tout est perdu !

DES GRIEUX

Quoi ?

LESCAUT (piteusement)

Dès qu'au soleil ont lui
Les mousquets des archers,
Tous ces lâches on fui !

DES GRIEUX (éperdu)

Tu mens ! tu mens !

(avec âme)

Le ciel a pris pitié de ma souffrance !
C'est l'instant de la délivrance...
Tout à l'heure Manon va tomber dans mes bras !

LESCAUT (tristement)

Je ne vous trompe pas !

DES GRIEUX (faisant le geste de le frapper)

Va-t'en !

LESCAUT (se courbant devant lui)

Frappez !
Que voulez-vous ?
On est soldat... le roi paie assez mal !
Alors, bien malgré soi,

(tout en larmes)

On devient un coquin, un homme abominable !

DES GRIEUX (violent)

Va-t'en !

(Ils écoutent, interdits)

LES ARCHERS (au loin ; très léger, gai et rythmé)

Capitaine, ô gué,
Es-tu fatigué
De nous voir à pied !
Mais non ! mais non !
La Ramée,
On n'est pas trop mal
Sur un bon cheval
Pour mener l'armée !

DES GRIEUX (écoutant)

Qu'est-ce là ?

LESCAUT (allant sur le chemin)

Ce sont eux, sans doute...
Je les vois sur la route !

DES GRIEUX (voulant s'élancer)

Manon ! Manon !

(Lescaut l'arrête)

Je n'ai que mon épée,
Mais nous allons les attaquer tous deux !

LESCAUT (se récriant)

Quelle folle équipée !

DES GRIEUX

Allons !

LESCAUT

Vous la perdrez !
Croyez-moi,
Il vaut mieux prendre un autre moyen...

DES GRIEUX

Lequel ?

LESCAUT

Je vous en prie,
Partons !

DES GRIEUX (résistant)

Non, non !

LESCAUT

Vous la verrez, je le promets !

DES GRIEUX

Partir ! Lorsque son cœur me crie :
"Viens à moi... "
Non, jamais !

LESCAUT

Si vous l'aimez, venez !

DES GRIEUX

Ah ! si je l'aime !
Quand je veux tout braver ;
Quand je voudrais mourir pour elle !

LESCAUT

Venez !

DES GRIEUX

Quand la verrai-je ?

LESCAUT

A l'instant même !

(Il entraîne Des Grieux derrière le boissons. Les Archers de très près et toujours en se rapprochant)

LES ARCHERS (très léger gai et rythmé)

Capitaine, ô gué,
Es-tu fatigué,
De nous voir à pied,

(La voix des Archers se rapproche peu à peu)

Mais non ! la Ramée,
On n'est pas trop mal
Sur un bon cheval
Pour mener l'armée !
Capitaine, ô gué,
Est-c'que je boirai au gué !
Capitaine, ô gué !

(Les Archers paraissent)

UN ARCHER (au Sergent)

Après chanter, il faut boire !

LE SERGENT

C'est bien le moins.
Car ce n'est pas la gloire
D'escorter l'arme au bras et de faire embarquer
Des demoiselles sans vertu !

LES ARCHERS

C'est se moquer
De nous !

LE SERGENT

N'importe ! C'est le métier !
Et que disent là-bas
Les captives ?

L'ARCHER

Oh ! rien ! Elles ne bougent pas !
L'une d'elles est déjà malade, à demi morte.

LE SERGENT

Laquelle ?

L'ARCHER

Eh ! celle qui cachait son visage et pleurait
Quand l'un de nous cherchait
A lui parler.

LE SERGENT

Manon, alors ?

DES GRIEUX (derrière le feuillage)

O ciel !

LESCAUT (le retenant)

Silence !
Laissez-moi faire...

(au sergent, de loin)

Hé, camarade !

LE SERGENT

Un soldat !

LESCAUT

Mieux, je pense, un ami !

(à Des Grieux, bas)

Avez-vous de l'argent ?

(au Sergent)

Vous êtes obligeant,
J'en suis sûr !
Je viens donc réclamer un service...

LE SERGENT

Et lequel ?

LESCAUT

C'est... rien que pour un instant
De me laisser causer avec la pauvre fille
Dont vous parliez...

LE SERGENT

Pourquoi ?

LESCAUT

Je suis de sa famille...

LE SERGENT

Impossible !

LESCAUT 

(Il lui donne une pièce de monnaie)

Ah !

LE SERGENT (regardant si on l'a vu)

Pourtant...

LESCAUT (nouvelle pièce d'argent)

En insistant ?

LE SERGENT

Peut-être ?

LESCAUT (lui donnant encore)

On insiste !

LE SERGENT

Ah ! ma foi, si vous parlez en maître !
Accordé !

(haut)

Je ne suis pas si noir
Que j'en ai l'air !
Là-bas est le village,
Vous l'y ramènerez vous-même, avant ce soir !

(aux Archers)

Détachez-la !

LESCAUT

Merci, mon cher et bon voyage !

LE SERGENT

N'allez pas, pour me remercier,
Essayer de nous l'enlever !

LESCAUT (levant la main)

J'en fais mon grand serment
En faut-il davantage ?

LE SERGENT

Non, d'ailleurs quelqu'un restera
Qui de loin vous surveillera !

LESCAUT

Merci, mon cher, et bon voyage !

LE SERGENT

En marche, allons !

DES GRIEUX (caché)

Merci, Dieu de bonté !

(Les Archers sortent et disparaissent. On entend leur chanson de marche qui se perd peu à peu dans le lointain. Des Grieux et Lescaut les suivent du regard avec anxiété).

LES ARCHERS

Capitaine, ô gué,
Es-tu fatigué
De nous voir à pied.
Mais non ! mais non !
La Ramée
On n'est pas trop mal
Sur un bon cheval
Pour mener l'armée !

DES GRIEUX (encore caché, à Lescaut avec transport)

Manon ! je vais la voir !

LESCAUT

Et bientôt, je l'espère
Vous pourrez l'emmener.

LES ARCHERS (plus loin)

Capitaine, ô gué !

(plus loin)

Es-tu fatigué !

(très loin)

Pour mener l'armée...

DES GRIEUX (montrant l'archer laissé là par le Sergent)

Ce soldat ?

LESCAUT

J'en fais mon affaire !

(faisant sonner ce qui reste, dans la bourse)

J'ai très bien fait de ne pas tout donner !

(Lescaut remonte. Manon paraît, elle descend péniblement et comme brisée par la fatigue, le petit sentier).

Scène 2

MANON (elle pousse un cri de joie en voyant Des Grieux)

Ah ! Des Grieux !

DES GRIEUX (avec ivresse)

O Manon !

(presque sans voix)

Manon ! Manon !

(avec émotion)

Manon !
Tu pleures !

MANON (pleurant)

Oui... de honte sur moi ;
Mais de douleur sur toi !

DES GRIEUX (tendrement)

Manon !
Lève la tête et ne songe qu'aux heures
D'un bonheur qui revient !

MANON (avec amertume)

Ah ! pourquoi me tromper ?

DES GRIEUX

Non, ces terres lointaines,
Dont ils te menaçaient,
Tu ne les verras pas !
Nous fuirons tous les deux !
Au delà de ces plaines
Nous porterons nos pas !

(Silence de Manon)

(avec affection)

Manon, réponds-moi donc !

MANON (avec une tendresse infinie ; en cédant)

Seul amour de mon âme !
Je ne sais qu'aujourd'hui la bonté de ton cœur,
Et si bas qu'elle soit, hélas !
Manon réclame
Pardon, pitié pour son erreur !

(Des Grieux veut l'interrompre)

Non ! non ! encor !
Mon cœur fût léger et volage
Et, même en vous aimant
Éperdument,

(très accentué)

J'étais ingrate !

DES GRIEUX

Ah ! pourquoi ce langage ?

MANON (continuant)

Et je ne puis m'imaginer
Comment... et par quelle folie...
J'ai pu vous chagriner
Un seul jour de ma vie !

DES GRIEUX (avec effusion)

Assez !

MANON (tout en larmes)

Je hais et maudis en pensant
A ces douces amours par ma faute brisées,
Et je ne paierais pas assez de tout mon sang
La moitié des douleurs que je vous ai causées !
Pardonnez-moi !

(comme étouffée par les sanglots)

Ah ! pardonnez-moi !

DES GRIEUX (attendri et passionné ; très déclamé)

Qu'ai-je à te pardonner...
Quand ton cœur à mon cœur...

(avec élan)

... vient de se redonner !

MANON (avec un cri d'ivresse)

Ah !

(comme transfigurée)

Ah ! je sens une pure flamme

(avec élan)

M'éclairer de ses feux,

(s'attendrissant)

Je vous enfin les jours heureux !

DES GRIEUX (avec transport)

Ô Manon ! mon amour, ma femme,
Oui, ce jour radieux
Nous unit tous les deux !
Voici les jours heureux !

MANON

Ah ! je sens une flamme
Qui vient m'éclairer de ses feux !
Voici les jours heureux !
Ah ! je sens une pure flamme.

(avec élan)

M'éclairer de ses feux !
Je vois les jours heureux !

DES GRIEUX

Ah ! Manon, mon amour, ma femme !

(avec élan)

Oui, ce jour radieux
Nous unit tous les deux !
Le ciel lui-même
Te pardonne... je t'aime !

MANON (avec sensibilité)

Ah ! je puis donc mourir !

DES GRIEUX

Mourir ! non... vivre !
Et sans dangers désormais pouvoir suivre,
Deux à deux, ce chemin où tout va refleurir !

MANON (comme dans un rêve)

Oui... je puis encore être heureuse...

(très émue et presque sans voix ; doux)

Nous reparlerons du passé...

(entrecoupé)

Du l'auberge... du coche...

(tendre et lent)

... et de la route ombreuse...

(plus agité)

Du billet par ta main tracé...

(très ému)

De la petite table...

(grave)

... et de ta robe noire
A Saint Sulpice...

(avec un sourire triste)

Ah ! j'ai bonne mémoire...

DES GRIEUX

C'est un rêve charmant !

(avec joie)

Tout s'apprête pour notre liberté !

MANON (de même)

Partons ! Non...

(faiblissant peu à peu)

Il m'est impossible...
D'avancer... davantage...
Je sens le sommeil qui me gagne...

(à part, avec effroi)

Un sommeil... sans réveil !

(plus haut, malgré elle ; presque parlé)

J'étouffe... je succombe !

DES GRIEUX (vivement avec inquiétude)

Reviens à toi...
Voici la nuit qui tombe...
C'est la première étoile !

MANON (rouvrant les yeux et regardant le ciel avec un sourire ; lentement)

Ah ! le beau diamant !

(à Des Grieux)

Tu vois... je suis encore coquette !

DES GRIEUX

On vient ! partons !

(doucement)

Manon !

MANON (d'une voix éteinte)

Je t'aime... et ce baiser c'est un adieu...

(suffocant)

suprême !

DES GRIEUX (avec désespoir)

Non ! je ne veux pas croire ! écoute-moi ! rappelle toi !

(avec tendresse et émotion)

N'est-ce plus ma main que cette mais presse ?

MANON (vaguement)

Ne me réveille pas !

DES GRIEUX

N'est-elle pour toi plus une caresse ?

MANON

Berce-moi dans tes bras !

DES GRIEUX

Reconnais ma voix à travers mes larmes !

MANON

Oublions le passé !

DES GRIEUX

Souvenirs pleins de charmes !

MANON (en serrant beaucoup)

O cruels remords !

DES GRIEUX

Je t'ai pardonné !

MANON

Ah ! puis-je oublier

(à volonté)

les tristes jours de nos amours !
Oui, c'est bien sa main que cette main presse,
Ah ! c'est bien sa voix ! oui, c'est bien son cœur !
c'est bien la tendresse des jours d'autrefois !

DES GRIEUX

Tout est oublié !
N'est-ce pas ma main que cette main presse,
N'est-ce pas ma voix !
n'est-elle pour toi plus une caresse tout comme autrefois !
Bientôt renaîtra le passé !

MANON (en défaillant)

Ah ! je meurs !

DES GRIEUX (avec effroi)

Manon !

MANON (à volonté)

... il le faut... il le faut !

(en murmurant)

Et c'est là l'histoire... de Manon

(parlé)

Lescaut !

(Elle meurt. Des Grieux jette un cri déchirant et tombe sur le corps de Manon).

RIDEAU 


F I N


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