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Archives familiales : Répertoire lyrique

PAILLASSE

(I PAGLIACCI)

OPÉRA en 2 ACTES

Livret italien de Ruggero LEONCAVALLO
Livret français de Eugène CROSTI
Musique de Ruggero LEONCAVALLO


Ouvrage créé le 21 mai 1892 à Milan, au Teatro dal Verme.
Joué pour la première fois en version française le 26 novembre 1894 au Grand Théâtre de Bordeaux
puis, le 14 décembre 1902 à l'Opéra de Paris
et le 13 janvier 1910 à l'Opéra-Comique de Paris.
Distribution, rôles, voix
Artistes à la création (Milan, 1892)
CANIO (Paillasse), directeur d'une troupe ambulante (ténor)
NEDDA (Colombine), sa femme (soprano)
TONIO (Taddeo), un clown (baryton)
BEPPE (Arlequin), (ténor)
SILVIO, un villageois (baryton)
F. Giraud
S. Stehle
V. Maurel
F. Daddi
M. Ancona
Chef d'orchestre : Arturo TOSCANINI


Distribution, rôles, voix
Artistes à l'Opéra de Paris (1902)
CANIO (Paillasse), directeur d'une troupe ambulante (ténor)
NEDDA (Colombine), sa femme (soprano)
TONIO (Taddeo), un clown (baryton)
BEPPE (Arlequin), (ténor)
SILVIO, un villageois (baryton)
J. De Reszké
A. Ackté
F. Delmas
L. Laffitte
Dinh-Gilly
Chef d'orchestre : P. VIDAL


À Montalto, en Calabre, entre 1865 et 1870, le jour de l'Assomption.
 

Résumé

ACTE I 

Dès les premiers accords du prélude, Tonio, l'un des protagonistes du drame, vient chanter devant le rideau, le Prologue dans lequel l'auteur demande au public de croire à ce qu'il va voir sur la scène (I, 1).

La place d'un village de Calabre, un après-midi d'été. Tandis que, devant les villageois très excités, on installe un théâtre en plein vent, arrive une troupe de bateleurs miteux. Il y a là Canio, le patron, le clown intelligent, Nedda, sa femme, Tonio, le bouffon ridicule et difforme, amoureux éconduit de Nedda, jaloux de son chef, et Beppe, l'Arlequin. Canio annonce le spectacle (I, 2). Les hommes du village invitent les clowns à boire. Tonio ne les suit pas. « Est-ce pour faire la cour à Nedda ? » dit en riant quelqu'un. Canio ne goûte pas les plaisanteries sur ce sujet (I, 3). Restée seule, Nedda s'inquiète des menaces que son mari vient de proférer, mais dans une ravissante ballatella (I, 4), elle revient vite à son insouciance. Tonio apparaît brusquement et se montre de plus en plus pressant. Exaspérée, Nedda le frappe au visage. Furieux, Tonio la menace d'une terrible vengeance et cette vengeance, il la tient, car Silvio, un jeune et beau garçon, amant de Nedda vient de demander à sa maîtresse de fuir avec lui le soir même et elle y consent. Tonio les a entendus et s'empresse d'alerter Canio qui arrive en courant. Trop tard, Silvio s'est enfui. Partagé entre la rage et le désespoir, Canio chante l'air fameux : (« Ridi Pagliaccio », « Ris donc, Paillasse »). Le rideau tombe.

Suit un intermezzo symphonique.

ACTE II

Même décor. La nuit est tombée. Le rideau de la baraque foraine s'ouvre sur la farce classique de Paillasse, Colombine et Arlequin. On entend en coulisse la charmante sérénade d'Arlequin. Canio entre sous les traits de Paillasse, le mari trompé, mais il oublie son rôle et cesse de feindre sa jalousie qui éclate, terrifiante, bestiale. Il se jette sur Nedda pour lui faire avouer le nom de son amant, mais elle refuse et, fou de rage, il la tue. Silvio s'est élancé pour protéger Nedda et Canio le poignarde.

Canio, hagard, laisse tomber son arme : « La comédie est finie ».

* Durée de l'ouvrage : entre 1 h 10 et 1 h 20.

 

CATALOGUE DES MORCEAUX
Scène
ACTE Ier


1
 
 
 
2
 
3
 
4
 
Prologue (Tonio)
Choeur d'hommes et de femmes
Air (Canio)
Cantabile (Canio)
Ballade (Nedda)
Duo (Nedda, Tonio)
Duo (Nedda, Silvio)
Cantilène (Nedda), extraite du duo
Scène et finale
Arioso (Canio)
- Bonjour ! C'est moi !
- Hep ! Hola !... Paillasse est là !
- Ce soir un spectacle fameux
- Avec moi, tenter ce jeu
- Ses yeux lançaient la flamme
- C'est toi ? Ta voix s'est fait entendre
- Nedda ! Silvio, à cette heure !
- Pourquoi rêver et tenter ainsi ma pauvre âme ?
- Pour les surprendre, avance prudemment
- Me grimer... Pauvre paillasse !
Scène
ACTE II


1
2
Choeur
La Comédie (Nedda, Beppe, Canio, Tonio)
Sérénade (Beppe)
Air final (Canio)
- Vite, dépêchons-nous d'entrer
- Mon époux, ce bon paillasse
 
- O Colombine ton bel amant Arlequin
- Non ! Paillasse n'est plus !


Prologue

(Tonio, en costume de Taddeo comme dans la comédie, et passant sa tête par le manteau d'Arlequin).

TONIO

Version 1
Version 2
Pardon ! Puis-je entrer ?
Mesdames, et vous, Messieurs, excusez-moi
Si seul je me présente :
Je suis le prologue !
Ce soir l'auteur ici
Veut adopter les vieux personnages,
Et voulant adopter aussi
Les vieux usages,
Il m'envoie encor vers vous,
Non pour vous dire, comme jadis :
« Nos larmes, nos plaintes,
« Messieurs, sont feintes
« De notre douleur et de tous nos sanglots,
« Ne vous alarmez pas ! »
Non, l'auteur a voulu surtout vous offrir
Un tableau réel de la vie ;
Il a pour seule loi que l'artiste est un homme,
Et que pour les hommes il doit écrire
En s'inspirant à la source du vrai.
 
Un jour, comme un murmure,
Dans son coeur chantaient les souvenirs
Avec de vraies larmes il écrivit,
Les sanglots rythmaient son poème
Ainsi, vous verrez s'aimer
Comme s'aiment les êtres humains ;
Vous verrez de la haine surgir les maux,
Les angoisses de la douleur,
Les hurlements de rage, les rires cyniques ;
 
Et vous, plutôt que de regarder
Nos vieilles loques d'histrions,
Regardez au fond de nos âmes
Car nous sommes des êtres
Semblables à vous-mêmes,
Et de ce monde désert
Nous suivons les lois impitoyables.
 
Vous verrez quel parti
Tira l'auteur d'un sujet peu folâtre,
Allons, place au théâtre!
Bonjour ! C'est moi !
Messieurs ! Mesdames !
Je viens pourquoi ?
Pour dire un monologue,
C'est le prologue !
Ce soir, l'auteur ici,
Veut adopter les vieux personnages,
Et voulant adopter aussi les vieux usages,
M'envoie en ce moment.
Non pour vous dire comme avant :
« Nos larmes, nos plaintes,
« Messieurs sont feintes !
« Nos cris, nos sanglots,
« Chères Dames sont faux
Comme nos oripeaux ! »
Non ! Non ! L'auteur a dépeint un coin de la vie
De gens que l'on calomnie ;
Et sous l'habit de l'histrion, vous montre l'homme
Comme il écrit pour des hommes, en somme.
Il promet d'être vrai, c'est dit...
 
Un jour, comme un murmure,
Dans son coeur chantaient les souvenirs.
L'auteur écrivit alors...
Les soupirs, les sanglots, lui marquant la mesure.
Messieurs ! Tous nos héros,
Vous les verrez agir comme vous mêmes,
Aimer, détester, et souffrir leux maux,
Soupirs, sanglots, rires cyniques,
Affreux blasphèmes !
 
Et vous, alors, si nous dépouillant
De nos nippes de paillasse,
Sous l'habit clinquant, sous la grimace,
Vous trouvez une âme, enfin,
Semblable à votre âme,
Tendez-nous la main,
Et qu'un sot préjugé s'éteigne, triste flamme !
 
J'ai dit et pars soudain.
Si mon discours paraît peu folâtre.
Tant pis ! Place au théâtre !
(Il rentre et le rideau se lève).
ACTE PREMIER

Un carrefour dans la campagne, à l'entrée d'un village. Au lever du rideau on entend des sons de trompette fausse et discordante, alternant avec des coups de tambour, le tout accompagné de rires, de cris joyeux, de sifflets et de hurlements qui vont se rapprochant de plus en plus. Attirés par le bruit et le vacarme, les paysans des deux sexes, en habits de fête, accourent en foule par l'allée, tandis que Tonio, le jocrisse, va regarder vers la route à gauche. Ennuyé par la foule qui arrive, il s'allonge devant le théâtre. Trois heures de l'après-midi, sous un brûlant soleil d'août.

SCÈNE PREMIÈRE

CHOEUR D'HOMMES ET DE FEMMES (arrivant peu à peu)
Hep ! Holà !
Les voilà tous... Paillasse est là !
Quelle cohue !
Chacun se rue
Pour profiter
De sa gaîté.
Et lui, superbe, nous salue et passe...
Et près de son tambour il prend sa place.

LES ENFANTS (en dehors, à Beppe)

De ton âne, Arlequin, bats la peau.

LE CHOEUR

Et chaque enfant du village
En l'air, agite son chapeau !

CANIO (dans la coulisse)

Ah ! quel tapage !

BEPPE (dans la coulisse)

Hu, hu !... du courage !

TOUS

Paillasse est là,
Voilà Paillasse, le voilà !
C'est la charrette allons, que l'on se gare !
Dieu, quel fracas quel tintamarre !
Quel effroyable bruit, quel train !
Chacun rit des mots de Paillasse
Et lui salue et passe.

(Arrive une pittoresque charrette peinte de diverses couleurs et tirée par un âne que Beppe, en habit d'Arlequin, conduit à la main, tandis qu'il éloigne les enfants à coups de houssine. Sur le devant de la charrette, Nedda est allongée, dans un costume moitié d'acrobate et moitié de bohémienne. Derrière elle se trouve placée la grosse caisse. Sur le derrière de la charrette, on aperçoit Canio debout, en costume de paillasse, tenant dans la main droite une trompette, et dans l'autre la mailloche de la grosse caisse. Les paysans et les paysannes entourent joyeusement la charrette).

TOUS

Vive Paillasse !
Vive le roi de la grimace
Les peines, les soucis, il les efface ?
À ses bons mots l'on applaudit
Chacun applaudit à son esprit !

CANIO

Merci... je veux...

LE CHOEUR

Le spectacle, morbleu !

CANIO (frappant avec furie sur la caisse)

Messieurs ! Mesdames !

LE CHOEUR

Oh ! de grâce, tu nous rends sourds... Allons, finis !

CANIO

Parler m'est-il permis ?

TOUS (on rit)

Il faut toujours lui céder,
Se taire et l'écouter.

CANIO

Ce soir, un spectacle fameux qu'on acclame,
Paillasse annonce ici,
Messieurs et Mesdames !
On vous montrera
Les malheurs de Paillasse,
Ensuite viendra
Sa vengeance efficace ;
Vous verrez comment
Tonio, cet être infâme,
Ourdit lâchement
Des intrigues, la trame.
Venez, accourez chez moi,
Messieurs et Mesdames,
Ce soir à sept heures
Sans plus de réclames !

TOUS

Nous viendrons !
Toi, garde ta belle humeur !
À onze heures, ce soir, à onze heures, ce soir !

(Tonio s'avance pour aider Nedda à descendre de la charrette, mais Canio qui a déjà sauté en bas, lui donne une poussée).

CANIO

Va-t'en donc !

(Il prend Nedda dans ses bras et la dépose à terre).

LES FEMMES (riant, à Tonio)

Beau galant,
Voilà pour ta peine !

LES ENFANTS (sifflant)

Bien, vraiment !

(Tonio montre le poing aux gamins qui s'échappent, puis il s'éloigne en maugréant, et disparaît derrière la toile à droite du théâtre).

TONIO (à part)

Tu me le paieras,
Brigand !

(Pendant ce temps, Beppe conduit l'âne et la charrette derrière le théâtre).

UN PAYSAN (à Canio)

Dis, veux-tu venir, ami,
Au cabaret vider un verre de Bari ?

CANIO

Volontiers.

BEPPE (revenant du fond)

Attendez un peu, j'ai soif aussi.

(Il jette le fouet qu'il tenait encore à la main, sur le devant de la scène, et disparaît dans le théâtre pour changer de costume).

CANIO (criant vers le théâtre)

Eh ! Tonio, tiens-nous tête !

TONIO (en dehors)

J'étrille notre bête,
Et vous joins bientôt.

UN AUTRE PAYSAN (en riant)

Seul il s'attarde.
Paillasse, prends bien garde,
Il fait la cour à Nedda.

CANIO (moitié sérieux moitié ironique)

Eh ! eh ! vraiment !...
Avec moi, vrai, tenter ce jeu
Serait une imprudence, une folie !...
Pour Tonio, un peu pour tous, je parle...
Le théâtre et la vie
Ne sont pas même chose !
Non ! Oh non ! Ne sont pas même chose !
Et que là-haut Paillasse surprenne sur l'estrade
Sa femme aux bras d'un autre en tendre roucoulade,
Il sermonne, proteste,
Reçoit la bastonnade
Le public en délire applaudit, se tord de rire !
Mais que Nedda, la coupable, je surprenne !
Infamie !
Ce serait la mort pour elle,
Je le jure sur ma vie !
Avec moi, tenter ce jeu
Serait une folie !...

NEDDA (à part)

Quelle menace !

PLUSIEURS PAYSANS

Pauvre homme, nous avons voulu rire.

CANIO

Vrai ? Bien vrai ?...
Excusez-moi J'adore mon épouse !...

(Canio va embrasser Nedda sur le front. Un son de cornemuse se fait entendre dans la coulisse, tous se précipitent vers la gauche, regardant au dehors).

LES ENFANTS (criant)

Les pifferari ! les pifferari !

LES HOMMES

Entendez-vous leur air favori ?

(Les cloches sonnent dans le lointain).

LES VIEILLARDS

Ils font cortège à la troupe fidèle
Qui lentement se rend à la chapelle.

LES FEMMES

La cloche t'appelle,
Chrétien, coeur fidèle

CANIO

Chez nous, à sept heures, je vous le rappelle.

(Les pifferari arrivent par la gauche en habits de fête, avec des rubans de couleurs vives et des fleurs à leurs chapeaux pointus. Une foule de paysans et de paysannes, également en habits de fête, les suit. Le choeur qui est sur la scène échange avec eux des saluts et des sourires, puis tous s'arrangent par couples et par groupes, s'unissent au cortège, et s'éloignent en chantant par l'allée du fond, derrière le théâtre).

CHOEUR GÉNÉRAL

Ding, don ! dépêchons, garçons et fillettes !
Ding, don ! Allons ! aux vêpres, c'est la fête !
Le soleil, des monts inonde la crête !
La foule s'apprête
Et chante à tue-tête !
On voit resplendir
L'amour, la lumière,
On sent tressaillir
Les cieux et la terre !
Voyez, tout semble reverdir,
Renaître, et d'amour frémir !

(Pendant le choeur, Canio est entré dans le théâtre pour quitter son habit de paillasse ; quand il revient il fait en riant un signe d'adieu à Nedda, puis il part par la gauche avec cinq ou six paysans et Beppe. Nedda reste seule).

 

SCÈNE 2

NEDDA (pensive)

Ses yeux lançaient des flammes !...
J'ai dû baisser les miens
Pour ne pas laisser voir mon ardeur secrète.
Il serait implacable S'il nous surprenait !
Peureuse ! Allons, chassons ma crainte folle et vaine :
Ah ! de soleil la nature est pleine !
Quelle flamme m'embrase,
Je suis tout alanguie !
Quel désir inconnu me pénètre...

(Regardant le ciel).

Ah ! quel essaim d'oiseaux
Et que de cris joyeux !
Où vont-ils ?... que veulent-ils ?... qui sait !
Ma pauvre mère, hélas ! par son art merveilleux,
Comprenait leur langage,
Et me chantait dans mon jeune âge :
Hui !
Ils s'en vont joyeux, libres, heureux,
Et, dans leur vol, plus prompts que le regard des yeux.
Bravant les noirs autans, et du soleil les feux
Ils montent, montent, au plus haut des cieux !
Laisser voler rapides vers les airs limpides
Les oiseaux avides d'azur et de splendeur !...
Qui sait ? Qui sait ? Ils poursuivent dans l'atmosphère
Quelque chimère
Au reflet trompeur !...
Narguant les vents, riant de la tempête,
Ils franchissent les monts et les mers !
L'éclair, la foudre ! Nul pouvoir n'arrête
Le vol rapide de ces rois des airs !
Ils semblent fuir vers un pays étrange
Et que peut-être jamais ne verront !
Mais sans cesse poussés par le destin profond,
Que rien ne change, ils vont ! ils vont ! ils vont ! ils vont !...

(Tonio, pendant la chanson sera sorti de derrière le théâtre, et sera allé s'appuyer contre un arbre, écoutant, heureux. Une fois le chant fini, Nedda va pour rentrer, elle l'aperçoit. Elle paraît contrariée).

C'est toi !... Je te croyais bien loin d'ici !

TONIO (avec douceur)

Ta voix s'est fait entendre,
Vers moi le ciel a paru descendre !...

NEDDA (riant avec mépris)

Ah ! ah ! de la poésie !...

TONIO

Ne raille pas...

NEDDA

Va, l'on doit t'attendre.

TONIO

Je suis, je le sais, un être difforme !
Objet de dégoût
De mépris et d'horreur !
Pourtant dans mon âme s'éveille
Un doux rêve qui trouble mon coeur !...
Et lorsqu'inhumaine,
Tu passes hautaine,
Riant de ma peine,
Sais-tu ma douleur ?...
Ah ! malgré moi-même,
Dans la lutte extrême
L'amour est vainqueur !
L'amour est vainqueur !
Ah ! Laisse-moi, laisse-moi te dire...

NEDDA (l'interrompant et se moquant de lui)

Je t'aime ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Ce soir tu pourras à loisir,
Là-haut sur la scène...
Oui, ce soir, me peindre ta flamme.

TONIO

Ah ! ne raille donc pas ! Nedda !

NEDDA

Tu pourras m'aimer à loisir.

TONIO

Non, c'est ici qu'il faut m'entendre
Ici tu m'entendras, je le veux,
Je ne t'implore plus ! Je t'aime !
Je veux te prendre et tu seras à moi !

NEDDA (sérieuse et insolente)

Eh ! ça, maître bouffon,
La bosse vous démange !
Faudra-t-il donc vous tirer les oreilles
Pour calmer votre ardeur !...

TONIO

Tu tailles... malheureuse !... par le sang du Seigneur
Prends garde, ça peut te coûter cher !

NEDDA

Des menaces ! Bien, je vais chercher ton maître.

(Elle veut aller vers le fond, Tonio l'arrête).

TONIO

Pas avant d'être à moi !

NEDDA (reculant vers le théâtre)

Prends garde !

TONIO (s'élançant pour la saisir)

En vain tu te défends !

NEDDA (Apercevant la cravache sur les marches du théâtre, elle s'en empare et en frappe Tonio au visage)

Misérable !

TONIO (Il pousse un cri et recule)

Par la Madone qui m'entend !
Nedda, je te le jure,
Tu me le paieras !...

(Il sort par la gauche en menaçant).

NEDDA (Immobile, en le regardant partir)

Menace,
Va ! Tu l'as ôté ton masque,
Maître Tonio ; ton âme
Est pareille à ton corps : difforme ! abjecte !

 

SCÈNE 3

SILVIO (laissant voir la moitié du corps, s'accrochant au petit mur, appelant à voix basse)

Nedda !

NEDDA (courant précipitamment vers lui)

Silvio !... à cette heure ! Imprudent !

SILVIO (sautant gaîment à bas du mur, et venant vers elle)

Ah ! bah ! sois calme, car je ne risque rien,
J'ai vu Canio avec ses camarades,
En train de boire à l'auberge,
Et, prudent, par le bois que je connais bien,
Je suis venu...

NEDDA

Un peu plus tôt, et tu tombais sur Tonio !

SILVIO (riant)

Ah ! le bossu !

NEDDA

Est très redoutable...
Il m'aime, il l'a dit à l'instant,
Et se ruant
Presque sur moi, comme une bête.
Il a voulu me posséder !

SILVIO

Enfer !

NEDDA

Mais ma cravache,
Du chien immonde
Calma la fureur !

SILVIO (s'approchant amoureusement et avec tristesse de Nedda)

Et dans ces transes
Tu veux vivre toujours ? Nedda ! Nedda !
De toi dépend mon sort.
Nedda, pourquoi partir ?
Ce soir avant la nuit, la fête va finir.
Nedda ! Nedda ! et si tu pars ce soir,
Si tu me laisses,
Que deviendrai-je, hélas !
C'en est fait de ma vie !

NEDDA (émue)

Silvio !

SILVIO

Nedda ! Nedda ! réponds !
Si jamais ton époux ne fut aimé de toi ;
S'il est vrai que ton coeur abhorre
Ta vie errante et ton triste métier ;
Si tu m'aimes enfin autant que je t'adore,
Ma Nedda, cette nuit, avec moi tu fuiras.

NEDDA

Pourquoi rêver et tenter ainsi ma pauvre âme ?
Silvio, prends pitié de mon coeur éperdu ;
Ah, vois mon trouble, hélas ! Je me confie à toi,
N'abuse pas d'un coeur qu'un fol amour enflamme !
Tais-toi ! Tais-toi ! Ne parle plus !
Pitié de moi !
Pourtant, qui sait ? Si je partais !... partir tous deux !
Non, hélas ! le destin m'arrache de tes bras,
Mais dans mon coeur meurtri, je garde ta tendresse !
Et ton doux souvenir calmera ma détresse !

SILVIO

Nedda, ne pars pas !

NEDDA

Pourquoi rêver et tenter ainsi ma pauvre âme !

SILVIO

Reste, chère âme !

NEDDA

Silvio, prends pitié de mon coeur éperdu !

SILVIO

Que vais-je devenir quand tu seras partie ?

NEDDA

Ah ! vois mon trouble, hélas ! À toi je me confie !
N'abuse pas d'un coeur qu'un fol amour enflamme.

SILVIO

Nedda ! Nedda, fuyons !

NEDDA

Ne parle plus, tais-toi.

SILVIO

Suis-moi !

NEDDA

Pitié de moi !

SILVIO

Non, tu ne m'aimes pas !

TONIO (paraissant au fond)

Ah ! je tiens la coquine ! (Il s'enfuit par le sentier en menaçant).

NEDDA

Je t'aime, Silvio...

SILVIO

Et tu pars, tu me quittes !

(Nedda pleure à chaudes larmes ; Silvio s'approche d'elle, lui parlant presque à l'oreille ; avec amour et cherchant à l'ensorceler).

Pourquoi tes yeux, dis, là, dans mon âme
Ont-ils versé leurs flots amoureux ?
Pourquoi ta lèvre aux baisers de flamme
M'a-t-elle ouvert tant de fois les cieux ?...
Si tu devais, toi que j'implore,
Briser mon coeur, hélas, en ce jour !...
Mais moi, je t'aime sans retour,
Et suis avide encore
De ton amour !

NEDDA (vaincue et folle d'amour)

Ah ! cher amant, ta voix adorée
De mille feux enivrants
A rempli mes sens !
Je veux, dans tes bras, séduite, enivrée,
Ô riant avenir,
Vivre heureuse et mourir !
À toi sur terre,
Celle qui t'est chère,
Heureuse et fière
Se livre tout entière !

NEDDA et SILVIO

Viens, oublions
Et dédaignons,
La terre et ses douleurs, le ciel même !
Je veux mourir sous tes baisers !... Je t'aime !

SILVIO

Ce soir ?

NEDDA

Oui !

NEDDA et SILVIO

Viens ! Encore un baiser... je t'aime !

(Tandis que Silvio et Nedda se dirigent en causant vers le petit mur, Canio et Tonio arrivent furtivement par le chemin de traverse).

 

SCÈNE ET FINALE

TONIO (maîtrisant Canio)

Pour les surprendre, avance prudemment...

(Canio s'avance avec précaution, toujours retenu par Tonio, mais sans pouvoir voir de l'endroit où il se trouve, Silvio qui escalade le petit mur).

SILVIO (Il a déjà la moitié du corps de l'autre côté, mais il se tient encore au mur)

Ce soir, chère âme, à minuit sonnant,
Je serai là, le coeur impatient !

(Il disparaît et Canio se rapproche de l'angle du théâtre).

NEDDA (à Silvio déjà disparu)

À ce soir... pour toujours je suis à toi !

CANIO (du point où il se trouve entendant ces mots, et poussant un cri)

Ah !

NEDDA (se tournant épouvantée et criant du côté du mur)

Sauve-toi !...

(D'un bond Canio arrive près du mur ; Nedda veut l'empêcher de passer, mais, après une courte lutte, il la pousse de côté, il escalade le mur et disparaît. Tonio reste à gauche et regarde. Nedda, comme pétrifiée près du mur, essaie d'entendre le bruit de la rixe, en murmurant :)

Seigneur, protégez-le !

CANIO (au dehors)

Traître !... Tu te caches.

TONIO (riant cyniquement)

Ah ! ah !

NEDDA (se tournant vers lui)

Bravo, cher Tonio !

TONIO

On fait ce qu'on peut !

NEDDA

C'est ce que j'allais dire.

TONIO (l'interrompant)

Je ferai beaucoup mieux, je l'espère.

NEDDA

Misérable bandit !...

TONIO

Ah ! tu me combles ! c'est trop d'honneur !

(Canio rentre en scène en escaladant de nouveau le mur, pâle et défait, et essuyant le front avec son mouchoir).

CANIO (avec une rage concentrée)

Je n'ai pu le rejoindre, rien, parbleu,
Il connaît tous les sentiers, qu'importe !
Tu me diras le nom de ce lâche !

NEDDA (se retournant anxieuse)

Qui ?

CANIO (furieux)

Toi, femme parjure
Si déjà cette lame
N'a plongé dans ton sein
C'est qu'avant de la ternir
De ton sang méprisé,
Femme sans honte !...
Je veux connaître
Quel est cet homme !
Parle !

NEDDA

Trêve à l'insulte,
Ma bouche est muette.

CANIO (avec rage)

Son nom, sur l'heure... entends-tu, malheureuse ?

NEDDA

Non ! non ! je ne dirai rien.

CANIO (s'élançant, le poignard levé)

Par la Madone !

(Beppe sera rentré sur les derniers mots de Nedda, il court vers Canio et lui arrache des mains le poignard qu'il jette au loin).

BEPPE

Holà ! mon maître ! calmez-vous de grâce :
Déjà l'on sort des vêpres
Et l'on vient ici pour voir le spectacle.
Voyons, calmez-vous, rentrons.

CANIO (se débattant)

Non, laisse-moi.

(À Nedda).

Son nom ?

BEPPE (à Tonio)

Tonio, aide-moi donc !

(À Canio).

Du calme, la foule arrive !
Vous vous expliquerez...

(À Nedda).

Voyons, je vous en prie
Allez vous habiller.

(Il la pousse sur le théâtre).

Sans doute, il est violent, mais bon.

CANIO (se prenant la tête entre les mains - presque parlé)

Quelle honte ! ô mon Dieu !

(Beppe pousse Nedda sous la toile du théâtre et disparaît avec elle).

TONIO (à demi-voix et tirant Canio à l'avant-scène)

Calmez-vous donc, mon maître ;
Feindre vaut mieux, ma foi !
Le beau galant viendra... Fiez-vous en à moi !...
Je la surveille !... Allons, venez en scène !
Qui sait ?... Le beau galant viendra nous voir jouer !
Il peut se trahir !...
Patron, il faut bien feindre pour réussir !

(Beppe sort de derrière la toile).

BEPPE (à Canio)

Allez vous grimer, il est grand temps mon maître !

(À Tonio).

Et toi, bats la caisse, Tonio.

(Ils sortent tous et ils disparaissent derrière le théâtre).

CANIO

Version 1
Version 2
M'habiller ! M'habiller ! Ah Pauvre Canio !
Va donc, bête de somme !
Pourquoi ces pleurs,
Pourquoi ces cris, ce chagrin ?
Bah ! Es-tu donc un homme ?

(Éclat de rire douloureux).

Vil baladin !

(Il se prend avec désespoir la tête dans les mains).

Reprends ton masque blêmi de farine,
La foule paie et rire veut de toi ;
Si Arlequin t'enlève Colombine (prendra le coeur au rire),
Ris donc, Paillasse ! Chacun m'applaudira.
Change en grimace
Ton supplice et ta peine
Qu'un mot cocasse
Déguise ta douleur !
Ris donc, Paillasse,
De tes cris, de tes larmes,
Ris de tes pleurs, ris de tes propres douleurs !
Me grimer ! Me grimer ! Quand mon coeur saigne !
Quand les sanglots m'étouffent !
Quand je suis fou !
Et pourtant ! il le faut !
Bah ! Suis-je donc un homme ?

(Éclat de rire douloureux).

Je suis Paillasse !

(Il se prend avec désespoir la tête dans les mains).

Pauvre Paillasse ! Va donc peindre ta face !
La foule attend, à toi de l'égayer ;
Lorsqu'Arlequin chez toi prendra ta place,
Ris donc, Paillasse ! Ris-donc, ils ont payé !
Change en grimace
Les sanglots de ton coeur !
Qu'un mot cocasse
Déguise ta douleur !
Ah ! Ris donc, Paillasse,
Ris donc de tes malheurs !
Ris des sanglots qui te déchirent le coeur !

(Il monte lentement vers le petit théâtre en pleurant, mais arrivé au rideau qui cache l'intérieur de la scène, il le repousse violemment comme s'il ne voulait pas entrer, puis, dans un nouvel accès de pleurs, il se reprend la tête dans les mains en se cachant le visage ; il refait trois ou quatre pas vers le rideau, duquel il s'était éloigné, et sur les accords il entre avec rage, et disparaît).

 

Intermezzo

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

Même décor qu'à l'acte premier. Tonio apparaît de l'autre côté du théâtre avec la grosse caisse et va se placer à l'angle gauche de l'avant-scène. Pendant ce temps, le monde arrive de tous les côtés pour le spectacle et Beppe vient placer des bancs pour les femmes.

FEMMES (arrivant)

Vite, dépêchons-nous d'entrer d'avance,
Car le spectacle bientôt commence.
Entrons, il est temps,
Tant pis pour les absents.

TONIO (battant la caisse)

Entrez vite, on commence.
Qu'on se dépêche, holà !

FEMMES et HOMMES

Nous frémissons déjà
D'impatience !

HOMMES

Voyez, voyez courir toutes ces péronnelles !
Asseyez-vous, mes chères demoiselles.
Allons, dépêchez-vous d'entrer,
Car bientôt l'on va commencer.

(Silvio arrive du fond et va se placer sur le devant, à gauche, et salue ses amis).

TONIO

Vite, on commence ! Entrez ! entrez !
Allons, en place,
Que l'on s'entasse.

LE CHOEUR

Tâchons de nous asseoir
Près de la scène
Afin d'entendre et voir
Sans nulle peine.
Ne nous disputons pas !

TONIO

Entrez ! Qu'on se dépêche ! Holà !

LE CHOEUR

Dépêchons-nous !
Que l'on commence !
Nous frémissons d'impatience
Commencez-donc !

TONIO

Allons entrez ! Entrez !

LES FEMMES

Ne nous disputons pas !
J'étouffe ! Hep ! Arlequin, à nous, à l'aide !

LES HOMMES

Il pleut des coups là-bas !
On crie à l'aide très bien !

LES FEMMES

Non, jamais je ne cède !
On va derrière quand on est laide !

LES HOMMES

Finissez donc votre fracas !

LES FEMMES

Ah ! ne m'insultez pas !
Jamais je ne cède !

BEPPE

Asseyez-vous, ne criez pas !

SILVIO (à demi-voix, à Nedda, en payant sa place)

Nedda !

NEDDA (qui fait la recette un plateau à la main)

Silence ! De la prudence !

SILVIO

Je t'attendrai ce soir...
Ô doux espoir !

(Nedda s'éloigne).

LE CHOEUR

Allons ! allons !
Dépêchez-vous ! La toile !

BEPPE (à Nedda)

Du calme !
Avant tout, faites la quête,
O belle étoile !

LE CHOEUR (ils veulent tous payer à la fois)

Ici voilà dix sous !
Dépêchez-vous !

(Beppe rentre dans le théâtre avec Nedda).

Pourquoi tarder encore ?
Crions, et d'une voix sonore
Qu'il est sept heures, qui l'ignore ?
Du bruit ! Nous brisons tout si vous tardez encore !
Allons
Crions !

(On entend un coup de cloche fort et prolongé).

Ah ! l'on commence...
Faisons silence !

(Les femmes sont, partie sur les bancs obliquement placés formant la face du théâtre, partie debout, faisant groupe avec les hommes sur le tertre où est le gros arbre. D'autres hommes sont debout le long des premières coulisses à gauche. Silvio est devant eux).

 

LA COMÉDIE

NEDDA (Colombine), BEPPE (Arlequin), CANIO (Paillasse), TONIO (Taddeo).

Le rideau du théâtre s'ouvre. Le décor, grossièrement peint, représente une petite chambre avec deux portes latérales et une fenêtre praticable au fond. Une table et deux chaises de paille communes sont sur la droite du théâtre. Nedda est en costume de Colombine. Au lever du rideau, Colombine est assise près de la table, et de temps en temps elle jette un regard impatient vers la porte de droite. Colombine se lève et va regarder à la fenêtre, puis revient à l'avant-scène en se promenant avec agitation.

NEDDA (Colombine)

Mon époux, ce bon Paillasse,
Ce soir sans doute rentrera fort tard...
Et ce sot de Taddeo m'exaspère.
Pourquoi donc n'est-il pas là ?

(On entend jouer de la guitare au dehors ; Colombine pousse une exclamation de joie, et va à la fenêtre sans l'ouvrir).

LA VOIX DE BEPPE (Arlequin, au dehors)

Ô Colombine !
Ton bel amant Arlequin,
Sur le chemin
Fait bien triste mine...
Il attend le signal de ta main !
Ô ma mignonne !
Ton gentil museau, ce soir,
Et ton oeil noir,
Je veux les voir,
Qu'on me les donne !
En toi, friponne,
Je mets mon espoir !
Ma vie et mon espoir !
Ô Colombine,
Daigne te montrer enfin...
Quand il t'implore,
Quand il t'adore,
Viens, tends la main
À ton pauvre Arlequin !
Il a bien du chagrin
Arlequin !

NEDDA (Colombine, redescendant anxieuse à l'avant-scène)

Sa douce voix s'est fait entendre
Il attend mon signal
Arlequin doux et tendre.

(Elle s'assoit à droite en tournant le dos à la porte de droite. Celle-ci s'ouvre et Tonio entre sous la défroque de Taddeo. Il porte un panier à son bras gauche. Il s'arrête pour contempler Nedda avec un air exagérément tragique, et dit :)

TONIO (Taddeo)

C'est elle !

(Puis levant brusquement au ciel les mains et le panier).

Dieu ! qu'elle est belle !

(Le public rit).

Ah ! ah ! ah ! ah !
À la rebelle
Si je déclarais mon amour,
Plus chaud, et plus ardent qu'un four ?...
Tout m'encourage...
L'époux, peu sage,
Ce soir voyage
Hors du logis...
Tant pis !
Allons, courage !

(Il pousse un long et exagéré soupir. Murmure de rire du public).

NEDDA (Colombine, se retournant sans se lever)

Idiot, c'est toi ?

TONIO (Taddeo, immobile)

C'est bien moi.

NEDDA (Colombine)

Mon époux n'est plus là ?

TONIO (Taddeo, comme ci-dessus)

Non, sur ma foi.

NEDDA (Colombine)

Que fais-tu là, tout droit, comme un magot de Chine ?

TONIO (Taddeo)

C'est la dinde, O Mélusine !

(Il se précipite aux genoux de Colombine, et lui offre avec les deux mains le panier. Elle se rapproche).

Nous tombons, femme divine,
À vos genoux !
Il est temps, à est l'heure, ô Colombine,
De m'ouvrir devant vous !

(Il pousse un gros soupir).

Ah !... vous fais-je peur ?
Du jour...

NEDDA (Colombine va à la fenêtre, l'ouvre, fait un signe, puis, venant à Taddeo, lui arrache le panier et le dépose sur la table)

Qu'as-tu payé chez le traiteur ?

TONIO (Taddeo)

Trois livres six... De ce jour, dans mon coeur

NEDDA (Colombine, près de la table)

Ennuyeux rabâcheur !

(Arlequin enjambe la fenêtre, dépose près de la fenêtre une bouteille qu'il a sous le bras, il s'avance à pas de loup vers Taddeo).

TONIO (Taddeo, à Colombine, avec intention)

Je te sais pure... trop pure
O chaste créature !
Oui ! chaste... outre mesure.
Et ma torture,
Cruelle et dure,
Dure !
Mon coeur ne cesse de saigner !...
Ah ! je souffre !

BEPPE (Arlequin le prend par l'oreille et lui allonge un coup de pied)

Va te soigner !

(Le public rit).

TONIO (Taddeo, remontant comiquement vers la porte à droite)

Dieux bons ! dieux grands ! Ils s'aiment ! À merveille !

(À Arlequin et à Colombine, en étendant les mains).

Je vous bénis !... Et sur vous je veille !

(Il sort par la porte de droite. Le public rit et applaudit. Une fois seuls, Arlequin et Colombine se regardent amoureusement, et avec une tendresse exagérée).

NEDDA (Colombine)

Arlequin...

BEPPE (Arlequin, à elle)

Adorable !...
Enfin l'amour
Nous sourit en ce jour !

(Ils s'enlacent amoureusement).

NEDDA (Colombine)

Mettons-nous à table.

(Colombine prend dans le tiroir deux couverts et deux couteaux, puis met la dinde sur la table. Arlequin va prendre la bouteille où il l'a laissée en suite de quoi tous les deux s'asseyent en face l'un de l'autre).

Mon cher trésor, vois-tu
Quel souper fin, délectable ?...

BEPPE (Arlequin)

De ce vin, la vertu
Sait rendre un amant aimable !

ENSEMBLE

L'amour chérit toujours le bon vin et la table !

BEPPE (Arlequin)

Ô Colombine aimable !...

NEDDA (Colombine)

Arlequin adorable !

(Ils se servent mutuellement).

BEPPE (Arlequin, prenant un petit flacon qu'il a dans son pourpoint)

De Paillasse, si tu le veux,
Ce somnifère,
Viendra clore la paupière...
Et nous fuirons tous deux !

NEDDA (Colombine)

Oui, donne.

(Taddéo entre en tremblant exagérément).

TONIO (Taddeo)

Alerte... Paillasse
Est là... Dieu, quel émoi !...
Instruit de tout, il menace !...
Je fuis... je meurs d'effroi !...

(Il s'enfuit par la porte à gauche qu'il ferme. Le public rit).

NEDDA (Colombine, à Arlequin)

Vite !

BEPPE (Arlequin, enjambant la fenêtre)

À ce soir !...
Verse le narcotique

(Il disparaît)

NEDDA (Colombine, à la fenêtre)

À ce soir !... pour toujours je suis à toi !

CANIO (sous l'habit de Paillasse).

(En entrant par la porte de droite, et entendant les derniers mots de Nedda il porte la main à son coeur, et murmure)

Ô juste Dieu !... les mêmes paroles...

(S'avançant pour dire son rôle. À part).

Courage !

(Haut).

Un homme était ici !

NEDDA (Colombine)

Un homme !... Il est ivre !

CANIO (Paillasse, en la fixant)

Ivre... moi ?
Oui, depuis une heure !

NEDDA (Colombine)

Tu reviens bien vite !

CANIO (Paillasse, avec intention)

À point.
Quel trouble ! tu trembles, fidèle épouse !

(Cherchant encore à se contenir en montrant la table).

Tiens ! je te croyais seule et voici deux couverts.

NEDDA (Colombine)

J'étais avec Taddeo,
Qui vient de s'enfuir plein d'effroi.

(Allant vers la porte à gauche ; à Taddeo)

Voyons, parle.

TONIO (Taddeo, en scène et faisant semblant de trembler, mais avec intention)

Croyez-la, oui, croyez-la ! elle est pure.
Sa bouche, sachez bien, ne ment jamais !

(Le public rit très fort).

CANIO (au public, avec rage)

Par l'enfer !

(À Nedda sourdement).

Assez !... allons, j'ai droit
D'agir comme tout autre !
Dis-moi son nom ?

NEDDA (froide et souriante)

De qui ?

CANIO

De celui qui te prit dans ses bras !
De cet amant que tu chéris si bien !...
Vile courtisane !...

NEDDA (plaisantant)

Paillasse !

CANIO

Non ! Paillasse n'est plus !
Si mon visage est pâle
C'est de vergogne et de rage inassouvie ;
L'homme enfin se redresse
Mon coeur qui saigne du sang
Demande du sang, ô femme impie !
Non, Paillasse n'est plus !...
Je suis cet homme qui un jour
T'a trouvée sur le chemin,
Presque morte de faim...
Qui te donna son nom
Et cet amour qui devint sa folie !...

LES FEMMES

Ma chère, il m'émeut vraiment...
Je souffre son tourment.

LES HOMMES

Silence donc... Bavardes !

SILVIO (à part)

Je me contiens à peine !...

CANIO (s'animant de plus en plus)

En toi j'avais remis mon espoir, ma tendresse.
Et je croyais ton coeur à moi !
J'avais sacrifié ma vie à ta jeunesse,
Et j'avais confiance
Plus qu'en Dieu même, en toi ! !
Mais non, le vice seul habite dans ton âme ;
Du coeur tu n'en as pas, la chair, voilà ta loi !
Je te hais, te maudis, ô créature infâme !
Et je veux sous mon pied
T'écraser sans pitié !

LE CHOEUR (presque crié)

Bravo !

NEDDA (froide, mais sérieuse)

Eh bien !... si tu me juges indigne,
Sur l'heure chasse-moi !

CANIO (riant d'un rire caustique)

Ah ! ce serait trop naïf vraiment !...
De vous laisser partir ensemble !
Drôlesse ! Non morbleu, tu resteras !
Tu me diras le nom de ton amant.

NEDDA (essayant de rentrer dans son rôle, et riant mais d'une manière forcée)

De votre fureur, cher époux,
Je suis vraiment surprise ;
Calmez, calmez, ce grand courroux
Car il n'est pas de mise.

(Allant vers la porte de gauche).

Celui qui soupait là, Taddeo l'affirmera,
C'était... Arlequin craintif, s'il faut qu'on vous le dise.

(Rire dans l'auditoire aussitôt réprimé par l'attitude de Canio).

CANIO (terrible)

Ah ! tu me tailles, tu ne crains pas ma vue,
Mais prends bien garde :
Son nom, ou je te tue...
Son nom ?

NEDDA

Non ! par ma mère !
Indigne, je puis l'être
Si tu le veux !
Mais je ne suis pas lâche !

(Beppe apparaît au fond retenu par Tonio).

CHOEUR

C'est sérieux ?
Silence donc !
Quel trouble en moi pénètre !

SILVIO

Quel trouble, justes Cieux !
Envahit tout mon être !

BEPPE

Il faut entrer !... Tonio,
Il la tue.

TONIO

Tais-toi donc, peureux !

(Tonio fait entrer Beppe avec lui, de force, et ferme la porte).

NEDDA

Ta rage est vaine,
Ma tendresse est plus forte ;
Je me tairai...
Oui, je brave la mort même !

CANIO (criant comme un fou)

Son nom !... son nom !...

(Il court prendre un couteau sur la table).

NEDDA (le défiant)

Non !

SILVIO (tirant son stylet)

Ciel ! il va la frapper !...
Assassin !

(Les femmes qui se rejettent en arrière, épouvantées, renversent les bancs, et empêchent les hommes d'avancer, ce qui oblige Silvio à lutter pour arriver jusqu'à la scène. Pendant ce temps, Canio, au paroxysme de la colère, a saisi Nedda dans un clin d'oeil, et la frappe par derrière au moment où elle cherche à fuir vers le public).

CANIO (à Nedda)

Son nom !... En cet instant suprême, tu parleras...

LA FOULE et BEPPE (à Silvio qui cherche à s'échapper des mains qui le retiennent)

Arrête !... À l'aide !

CANIO (frappant de nouveau Nedda)

À toi !

NEDDA (tombant agonisante)

À moi, Silvio !

SILVIO (escaladant la scène)

Nedda !

CANIO (se retournant comme un fauve à la voix de Silvio. Il bondit sur lui, prompt comme la foudre et le frappe)

C'est toi... viens donc !

(Silvio tombe comme foudroyé).

LES HOMMES

Arrête ! À l'aide !

LES FEMMES (criant)

Jésus, Marie !

(Tandis que plusieurs hommes se précipitent vers Canio pour le désarmer et l'arrêter, lui, immobile, hébété, laisse tomber son couteau en disant :)

CANIO

La comédie est finie !...

 


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