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- AMABLE LAGANE,
- ANCIEN INGÉNIEUR DE LA MARINE,
- ADMINISTRATEUR DES FORGES ET CHANTIERS DE LA MÉDITERRANÉE,
- PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTE DES BATEAUX À VAPEUR DE LA SEYNE À TOULON,
- OFFICIER DE LA LÉGION D'HONNEUR,
- OFFICIER DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE,
- GRAND CORDON DE L'ORDRE DE SAINT-STANISLAS DE RUSSIE,
- GRAND CROIX DE L'ORDRE DU MÉRITE NAVAL D'ESPAGNE,
- COMMANDEUR DE L'ORDRE DE SAINTE-ANNE DE RUSSIE,
- COMMANDEUR DE L'ORDRE DE L'ÉTOILE PRÉCIEUSE DE CHINE,
- OFFICIER DE L'ORDRE DE LA ROSE DU BRÉSIL,
- OFFICIER DE L'ORDRE DU SAUVEUR DE GRÈCE,
- CHEVALIER DE L'ORDRE DE LA COURONNE D'ITALIE,
- CHEVALIER DE L'ORDRE DU MEDJIDIE DE TURQUIE.
Le Conseil municipal de La Seyne est réuni sous la présidence de M. Baptistin Paul.
Sont présents : MM. Paul, Laugier, Pourquier, Fouque, Levavasseur, Peyret, Lenoir, Besson, Michel, Labrosse, Boyer, Hugues, Clessy, Torrel, Alexandre, Camoin, Spadoni, Ferrero, Autran, Agostini, Julien, Tambon.
La délibération suivante a été prise :
M. le Maire expose que, sur sa proposition, la Commission de l'Instruction Publique a été unanime pour demander au Conseil municipal de vouloir bien rendre un hommage public à la mémoire de feu Amable Lagane, Ingénieur en chef et Directeur des Forges et Chantiers de la Méditerranée à La Seyne-sur-Mer, puis administrateur de cette même société, en donnant son nom à la Rue de la Paroisse.
Amable Lagane, a dit Monsieur le Maire, est trop intimement connu de la population seynoise pour qu'il soit besoin de retracer sa vie : tous les Seynois se rappellent en effet qu'il fut un homme au coeur généreux plein de compassion pour la misère et l'infortune auxquelles il vint toujours en aide.
Durant 40 années, il consacra son éminent talent d'ingénieur au développement sans cesse croissant de notre grande industrie navale. Aussi la ville de La Seyne lui doit-elle sa prospérité d'aujourd'hui.
Ce faisant, l'assemblée communale, interprète fidèle des sentiments de la population rendra un hommage bien mérité à celui qui sut par son intelligence, son activité et son dévouement, contribuer non seulement à la grandeur de notre chère cité, mais encore à assurer l'existence de tous les travailleurs seynois.
Estimant que la proposition de la Commission de l'instruction publique trouvera le plus chaleureux accueil auprès de l'assemblée communale, Monsieur le Maire la prie de vouloir bien se prononcer. Et l'assemblée a décidé à l'unanimité que la rue de la Paroisse s'appellera désormais rue Amable Lagane.
L'ordre du jour de cette séance du Conseil municipal, passablement chargé, ne permettait pas à M. Baptistin Paul de développer longuement les mérites d'Amable Lagane. Il a dit l'essentiel pour justifier la délibération.
Il nous a paru souhaitable d'y revenir pour consacrer à cet homme remarquable une place honorable dans nos récits et expliquer le désir de nombreuses instances d'assurer la pérennité de son nom. Pourquoi la municipalité toulonnaise, probablement vers la même époque, décida-t-elle d'appeler Amable Lagane un boulevard du quartier Saint-Jean du Var ?
Pourquoi en 1913 également la Société des Forges et Chantiers de la Méditerranée (F.C.M) baptisa-t-elle du nom de Lagane un steam-boat qui assura la liaison La Seyne-Toulon jusqu'au milieu du XXe siècle ?
Pourquoi dans la ville de Gourdon (Département du Lot) existe-t-il aussi une rue portant le nom d'Amable Lagane ?
À la lecture des pages qui suivent, le lecteur comprendra toutes les raisons de ces témoignages de reconnaissance. Il est des hommes et des femmes dont les noms s'attachent avec force à des oeuvres, des institutions, des évènements, dont l'enchaînement fait l'Histoire.
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Amable Lagane fut de ceux-là. Bien que n'étant pas d'origine seynoise, il a joué dans notre ville où il vécut une quarantaine d'années un rôle si important, il a laissé des traces si profondes de par ses fonctions, qu'il nous a paru naturel de lui consacrer quelques pages dans ce recueil sous la forme d'une notice biographique, simplifiée certes, mais indispensable à la connaissance de notre histoire locale.
Nous le ferons en toute objectivité. Amable Lagane, comme la plupart des grands ingénieurs de son temps ne doit pas être oublié à cause de ses qualités exceptionnelles, de son génie créateur, qui lui valurent l'estime publique.
Mais son rôle d'administrateur représentant d'une grande société capitaliste lui réserva des problèmes humains délicats à résoudre. Il eut souvent à affronter les colères de la classe ouvrière durement exploitée, même sous la IIIe République naissante.
Il faut certes admirer les progrès de la Science et des techniques, mais on ne doit jamais perdre de vue que l'homme demeure le capital le plus précieux qu'il est nécessaire et prudent de ménager.
De cette période, vécue par nos grands-pères, de nombreux souvenirs dont l'exactitude ne peut être mise en doute, nous ont été légués. Les travailleurs des chantiers navals et même ceux de l'Arsenal, encore moins rétribués, vivaient misérablement.
Les salaires variaient, pour le minimum de 1 à 4 francs par jour, pour le maximum de 3 à 7 francs. Les apprentis touchaient de 0,60 à 2 francs 25 par jour et la journée de travail variait de 11 à 12 heures.
Logés le plus souvent dans des taudis sans chauffage ni eau courante, nos anciens n'avaient pas tous les jours du vin sur la table... et pas toujours de la viande une fois par semaine et il arrivait souvent que seul le chef de famille y goûtait. Pour les salaires les plus bas, de sérieuses restrictions s'imposaient. Trois petites côtelettes coûtaient 20 sous, un baril de vin de 25 litres se payait 5 francs, un costume 65 francs, le montant annuel moyen du loyer était de 100 francs.
Avant que les syndicats ouvriers ne soient reconnus, les contestataires n'étaient à l'abri d'aucune sanction. Ceux des ouvriers qui voulurent célébrer le 1er mai dans les premières années après la création de L'internationale des Travailleurs furent renvoyés brutalement de l'entreprise.
Cependant la classe ouvrière s'éveillait courageusement à la lutte pour l'amélioration de ses conditions de vie.
Immanquablement, des conflits sociaux opposeront le Patronat et la Direction des chantiers avec les syndicats ouvriers.
Nous verrons donc dans les moments difficiles comment seront envisagées les solutions aux conflits.
Mais, tout d'abord, faisons mieux connaissance avec la personnalité d'Amable Lagane.
C'est à Gourdon, chef-lieu d'arrondissement du Lot, que naquit le 22 Janvier 1838 Amable Lagane. Son père, docteur en médecine, fut également Maire de cette localité peuplée de 4 000 habitants environ vers cette époque.
Il fut un homme remarquable par ses hautes qualités d'administrateur, son attention bienveillante à la vie et aux difficultés quotidiennes de ses citoyens, sa grande probité. Les années ont passé, mais son souvenir demeure vivace dans la population, souvenir d'un homme de bien.
Le Docteur Lagane se rendit bien vite compte de l'intelligence vive et précoce de son jeune enfant. Rien ne fut négligé pour lui donner une éducation solide qu'il reçut à ses débuts dans un pensionnat de la ville.
Amable dévore littéralement les livres et se passionne surtout pour les ouvrages à caractère scientifique.
Vers le milieu du XIXe siècle les progrès de la science suscitent un enthousiasme sensible dans le monde intellectuel. L'industrie commence à se mécaniser. On maîtrise cette source d'énergie admirable qu'est la vapeur. Les lois de l'électricité se précisent et leur application entre peu à peu dans la vie.
Les techniques de la construction navale se développent considérablement. Ces dernières captiveront bientôt notre étudiant de Gourdon qui gravit si vite les échelons scolaires qu'il lui faut poursuivre ailleurs ses études élémentaires.
C'est au chef-lieu du département, à Cahors, à 47 kilomètres de son pays d'origine, que le jeune Lagane va terminer ses études élémentaires et passer son baccalauréat.
Or, à cette époque, cet examen est réservé à une élite de la bourgeoisie, l'enseignement étant coûteux.
Les époux Lagane qui chérissent leur fils sont prêts à tous les sacrifices.
Brillamment reçu, à la grande satisfaction de ses parents et de ses professeurs, le jeune étudiant n'allait pas s'arrêter en si bon chemin. Manifestant toujours un goût particulier pour les sciences et les mathématiques, son père n'hésita pas à le diriger vers la plus haute de nos écoles nationales.
Pour ce faire, il l'inscrivit au Collège Sainte-Barbe.
Fait exceptionnel : après une seule année de préparation, le jeune Amable Lagane fut reçu avec le numéro 16 à l'École Polytechnique. C'était en 1856. Il avait donc 18 ans.
On sait que la préparation à cette école d'enseignement supérieur nécessite généralement deux années d'études très poussées. C'est pourquoi après ce brillant succès, les époux Lagane virent leurs ambitions légitimes couronnées de succès et se mirent à espérer que ce début prometteur était peut-être la porte ouverte à un avenir prestigieux.
Deux ans plus tard, à sa sortie de l'Ecole Polytechnique, la vocation intuitive d'Amable Lagane devait s'affirmer par le choix du Génie Maritime dans la poursuite de sa carrière.
Depuis le début du XIXe siècle, l'usage de la vapeur tendait à se généraliser dans la Marine. On inventa les roues à aubes pour actionner les navires. On utilisa pendant plusieurs décennies la force du vent, conjointement avec celle de la vapeur.
Mais la voilure était toujours lourde et encombrante, les roues à aubes ne donnaient pas la rapidité souhaitée par les navigateurs et surtout les négociants.
Vers 1840, des progrès sensibles s'accomplirent dans les techniques. Les coques en fer remplaçaient peu à peu les constructions en bois.
L'emploi de l'hélice comme moyen de propulsion permit aux navigateurs d'affronter toutes les mers, tous les océans.
Des ingénieurs de haut niveau comme Amable Lagane allaient donner aux constructions navales une impulsion nouvelle.
Quand son année d'application au Génie Maritime fut terminée, c'est au port militaire de Lorient que notre jeune ingénieur va exercer ses talents. Puis, peu de temps, après il sera orienté vers Toulon, à l'Arsenal Maritime.
Ses supérieurs ne tarderont pas à juger ses capacités professionnelles exceptionnelles.
La société des Forges et Chantiers de la Méditerranée fondée depuis une dizaine d'années seulement est en pleine expansion. Il lui faut des cadres de valeur. Elle ne va pas chercher plus loin pour trouver celui qui portera bien haut sa réputation.
Amable Lagane accepta avec ardeur la proposition de venir aux chantiers de La Seyne.
À partir de là, nous sommes en 1865, il consacrera toute sa vie à la prospérité de nos constructions navales locales, c'est-à-dire pendant près d'un demi-siècle.
Autre raison majeure qui devait le fixer définitivement dans notre région : son mariage avec Mademoiselle Isabelle Reverdit d'origine provençale.
À ses qualités professionnelles brillantes reconnues de tous s'en ajoutaient d'autres révélatrices de sentiments humains les plus purs. Il inspirait à ses collaborateurs une sympathie affectueuse parce qu'il était bon et que ses décisions se voulaient empreintes de justice et de droiture.
Sa vive intelligence, son esprit précis, joints à un intégrisme moral des plus rigoureux, forçaient l'admiration de ses supérieurs et de ses subordonnés et lui avaient conféré une autorité immense.
Aux dires des anciens, il en imposait par sa stature, sa belle barbe, son large front dégarni. À travers son beau regard qui dévisageait ses interlocuteurs, on lisait les traits dominants de son caractère : la franchise et la loyauté.
L'éducation qu'il avait reçue avait fait de lui un Chrétien animé d'une grande foi religieuse qui le poussa à encourager les oeuvres charitables de notre ville. Il n'en est pas une qui n'ait pas profité de sa générosité discrète.
M. Baudoin a rappelé dans ses écrits qu'à l'occasion du mariage de sa fille en 1892, Amable Lagane alors directeur des Forges et Chantiers, avait commandé à la Grande Marbrerie de Bourg-Saint-Andéol en Ardèche, la construction de l'autel principal de l'église paroissiale. Sa table, disait-il, repose sur un superbe bas-relief orné de personnages sacrés.
Sa carrière aux chantiers de La Seyne
À son arrivée dans nos chantiers, il lui faut s'adapter à des conditions de travail toutes différentes de celles de Lorient et de Toulon qui construisaient essentiellement des unités pour la flotte de guerre.
Avec les paquebots, les types de coques, les accessoires des charpentes, doivent faire l'objet d'études spéciales en fonction de l'utilisation des navires. Amable Lagane n'est surpris en rien et ses aptitudes à saisir les vues d'ensemble sans négliger pour autant les opérations de détail, lui permettront de faire valoir ses conceptions.
Il ne perdra pas de vue, loin s'en faut, les constructions à usage de guerre qui vont se multiplier à La Seyne en cette fin du XIXe siècle, au profit de la France d'abord mais aussi de nombreux pays étrangers comme le Japon, la Russie, l'Espagne, le Brésil, l'Italie.
Les circonstances dramatiques que connut notre pays dans les années 1870-1871 obligèrent nos chantiers à modifier le rythme des constructions pour la navale mais surtout à leur adapter un outillage spécial destiné à la confection d'un matériel de guerre nouveau comme des batteries d'artillerie, des caissons, des chariots, des prolonges, des affûts.
Amable Lagane réussit admirablement dans ce travail de reconversion. Sa puissance de travail est énorme. Il est vrai que son âge l'autorise à pousser très loin ses efforts. Il a 34 ans à peine et mord à son métier avec tant d'allégresse qu'il travaille jusqu'à 15 heures par jour.
Jusqu'ici, il avait travaillé sous les ordres de M. Noël Verlaque, autre personnalité locale dont les mérites doivent être également soulignés.
Il est bon de rappeler au passage que ce dernier parvenu à la tête de l'entreprise, avait été ouvrier, puis contremaître, puis ingénieur. Il avait donc gravi tous les échelons par sa persévérance et son savoir.
Noël Verlaque avait eu la confiance d'Armand Behic, forte personnalité qui fut à l'origine de la forme moderne des chantiers de La Seyne après avoir été ministre des Finances de Napoléon III, député du nord, directeur des Forges de Vierzon, fondateur de la compagnie des messageries maritimes, sénateur de la Gironde, ministre de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux publics.
Armand Behic avait fait confiance à Noël Verlaque qui se distingua à La Seyne en ajoutant à son titre d'ingénieur en chef des F.C.M. ceux de Conseiller municipal et de Conseiller général du canton.
En 1872, après toute une vie de labeur acharné, il envisage de prendre sa retraite et de se retirer dans sa résidence du Crotton (1), magnifique propriété située en bordure de la baie du Lazaret, toute proche des Sablettes et que nos concitoyens ont connu sous le nom de Château Verlaque utilisée après la dernière guerre comme école et même comme colonie de vacances.
(1) L'origine de ce mot est expliquée dans le texte relatif aux vieilles pierres seynoises. L'origine de ce nom est restée longtemps controversée. Suivant les époques les cartes donnent une orthographe différente : Croton, Crotton ou encore Croûton. Le Croton désigne un végétal d'origine égyptienne apparenté au Ricin. Nous n'avons pas souvenance que les botanistes locaux aient mentionné l'existence de cette plante en ces lieux. Certains exégètes nous ont dit qu'au moment des marées basses, la surface des marécages se desséchait pour former une croûte d'où le nom de Croûton. Une autre hypothèse se réfèrait à la présence sur le littoral de Tamaris de roches portant de nombreuses cavités perforées par des mollusques appelés dattes de mer, et qui apparaissent dans l'eau semblables à des crottes par leurs formes et leurs teintes brunes. Mais une explication sérieuse a finalement été donnée grâce aux travaux d'Henri Ribot, notamment dans son ouvrage Les noms de lieux de l'Ouest Varois (Cahier du Patrimoine Ouest Varois N° 12, paru en 2009). Il y est expliqué que le lieu Croton, et ses variantes Crotton, Crouton, a pour origine une galerie souterraine, une cave, une crypte, une grotte (crota, du latin crypta), avec les formes provençale crosta, italienne grotta et française grotte. On trouve ainsi mentionné dès 1156 la Font crotada à Tamaris, et l'on retrouve ensuitela Palun ou lou Croutton (1520), le quartier Evescat-Crotton (1656), le lavoir public du Crotton (1702), la fontaine du quartier le Crotton au XVIIIe siècle, etc.
M. Noël Verlaque exerçait ses responsabilités dans les chantiers depuis 1856 et son expérience dans la construction navale était grande.
Il semble bien que son départ ait été provoqué à la suite de certaines polémiques à l'intérieur de l'entreprise.
Le jeune Lagane, polytechnicien, devait se trouver en opposition avec Noël Verlaque sur maints problèmes. Formé sur le tas, il est compréhensible que les conceptions différentes de ce dernier devaient amener d'âpres discussions et des désaccords persistants. Et puis les jeunes cavaliers peuvent-ils s'accommoder des vieilles montures ? Les oppositions se manifestèrent plus particulièrement sur l'aménagement du temps de travail.
Au terme de toutes les discussions, le Conseil d'Administration fit confiance à Amable Lagane pour présider aux destinées des constructions navales de La Seyne.
Certes, ce choix n'avait pas été fait au hasard. D'abord parce que le jeune ingénieur avait déjà fait ses preuves.
La direction de la société a entendu l'avis formulé par l'illustre Dupuy de Lôme qui, depuis longtemps, avait su déceler les brillantes qualités d'intelligence de coeur et d'esprit d'Amable Lagane.
Tous ceux qui se sont intéressés de près à la construction navale savent que Dupuy de Lôme fut l'ingénieur qui s'était acquis une réputation mondiale avec la construction en 1850 du premier vaisseau de ligne à vapeur le Napoléon et surtout de la frégate cuirassée Gloire, premier navire de guerre de haute mer point de départ de toute l'évolution postérieure dont l'apogée fut atteint avec les super cuirassés de la deuxième guerre mondiale.
Ce bâtiment, lancé en 1859, entré en service en 1860 possédait une coque protégée par un blindage épais de 12 cm qui pesait plus de 900 tonnes.
Cette réussite en matière de construction navale et militaire plaçait la France à l'avant-garde des conceptions modernes ce qui n'était pas très apprécié par la toute puissante Royal Navy britannique. Dupuy de Lôme avait donc conquis une célébrité indiscutable après ses travaux.
C'est précisément ce valeureux ingénieur qui allait conseiller à la direction des F.C.M. le choix d'Amable Lagane.
C'est pourquoi on peut affirmer que la confiance de la société ne fut pas trompée et que depuis 1872 avec M. Lagane à la tête de l'entreprise, la réputation des constructions navales seynoises ne fera que croître et embellir.
Le Professeur Gaignebet, auteur d'un ouvrage sur Les chantiers de constructions navales de La Seyne, paru en 1949, a écrit à la page 11, parlant d'Amable Lagane :
" Il fut successivement ingénieur aux chantiers, ingénieur en chef, directeur, membre du conseil d'administration. Ses succès sont innombrables.
En 25 ans, il construisit 215 bâtiments : 12 cuirassés, 22 croiseurs, 33 torpilleurs, 19 canonnières, 66 transatlantiques, 20 dragues,... ".
Dans ce récit, il faut nécessairement nous limiter à parler de l'essentiel. Vouloir faire un historique détaillé de toutes les réalisations d'Amable Lagane exigerait la rédaction d'un volume. Nous nous en tiendrons au contenu d'une notice biographique.
Nous parlerons des constructions les plus importantes, les plus probantes quant aux progrès réalisés.
Amable Lagane, dans sa longue carrière, a recherché plusieurs objectifs. Tout d'abord assurer aux navigateurs la maîtrise des mers et des océans, ce qui supposait des navires robustes. Mais il voulut aussi, comme le lui demandait la direction de la société, construire des bateaux plus rapides d'une meilleure rentabilité surtout pour les unités de la marine de commerce.
La rapidité, il la voulait aussi pour les unités militaires. Problème difficile à résoudre, celle-ci n'étant possible qu'au détriment de la robustesse.
Il eut aussi le souci constant de moderniser l'outillage et de l'adapter aux progrès de la science.
La Marine française ayant adopté le fer ou l'acier pour les coques des navires de guerre, trouva plus commode de confier à des chantiers privés la construction de grosses unités. Les problèmes de la privatisation, le grand capitalisme industriel naissant ne la perdait pas de vue. En 1874 la marine confia à la société des F.C.M. la commande du croiseur Tourville et celle du cuirassé Amiral Duperré qui fut à l'époque le navire le plus puissant. Celle du Marceau vint ensuite dans des conditions analogues.
Quelques années après, les conceptions du ministère de la Marine conduisirent M. Lagane à réaliser des plans d'un torpilleur de haute mer dont on attendait des interventions rapides. C'est là qu'il faut citer l'exploit du torpilleur Casque dont le contrat exigeait une vitesse de 31 noeuds et qui, en fait, en réalisa 36.
Ces résultats brillants amenèrent la commande d'un grand nombre de ces petits bâtiments de même type.
En 1884, l'Amirauté espagnole approuva les plans du, cuirassé Pelayo, dont la vitesse était supérieure à celle des cuirassés similaires de cette époque, et l'armement renforcé.
En 1885, le projet d'un croiseur à deux hélices présenté par M. Lagane, l'Amiral Cécille, fit réaliser des progrès considérables sur tous les navires français, y compris ceux déjà à flot.
Dans le même temps M. le Vice-amiral Aube, ministre de la Marine établissait des plans d'un bateau-canon, de la dimension d'un torpilleur, mais armé d'un puissant canon de 14 cm. L'ouvrage fut réussi tant et si bien qu'il valut à M. Lagane la croix d'officier de la Légion d'honneur.
Indiquons en passant qu'il avait reçu celle de chevalier depuis l'exposition universelle de 1878, à laquelle les F.C.M. avaient participé.
À son tour, l'Amirauté chilienne confia aux Forges et Chantiers la construction du Capitan Prat et celle des croiseurs Presidente Errázuriz et Presidente Pinto.
Sur ces derniers navires, pour la première fois, fut substituée, à la manoeuvre hydraulique des tourelles de gros et moyen calibre, l'énergie électrique. Cette innovation fut un tel succès qu'elle conduisit M. Lagane à la création d'un service électrique dont la responsabilité fut confiée à son gendre M. Savatier.
L'une des unités les plus réputées construites à La Seyne jusqu'ici fut le Jauréguiberry, nom d'un marin qui s'illustra pendant la guerre de 1870.
Le lancement de ce cuirassé eut lieu le 27 Octobre 1893 en présence du Président de la République Sadi Carnot. Il coïncida avec la venue à Toulon de l'escadre russe de l'Amiral Avellan et la célébration des fêtes anniversaires de la victoire de Bonaparte sur les Anglais. La réalisation de cette unité, remarquable par la disposition de son artillerie, sa vitesse supérieure à 17 noeuds, l'épaisseur de sa cuirasse, fut une telle réussite que la réputation de M. Lagane portée au plus haut niveau toucha toutes les capitales du monde.
Et son oeuvre se poursuivit avec les plans des deux croiseurs D'Entrecasteaux et Chateaurenault. Appelé par la marine russe, à étudier les plans d'un croiseur et d'un cuirassé, il se rendit à Saint-Pétersbourg pour plusieurs semaines et constata avec satisfaction que ses propositions furent préférées à celles des ingénieurs anglais et allemands consultés également.
De ces tractations devaient découler pour nos chantiers la construction du croiseur cuirassé Bayan et du cuirassé Cesarevitch. Ce dernier, muni d'une protection spéciale contre les explosions sous-marines, fit ses preuves pendant la guerre russo-japonaise de 1905. La supériorité de sa construction et surtout de son cuirassement lui permit de résister au tir prolongé de l'escadre japonaise et de sortir seul avec honneur de la rade de Port-Arthur.
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Des commandes furent passées également en provenance de la Grèce, de la Turquie, du Brésil, de la Roumanie et du Japon.
Il n'est pas possible d'entrer dans le détail de toutes les réalisations, de toutes les performances, de tous les progrès réalisés.
Citons toutefois quelques chiffres éloquents très significatifs de l'évolution de la construction navale à La Seyne.
Entre le premier gros cuirassé construit sous la direction de M. Lagane, Amiral Duperré et le dernier Cesarevitch, la vitesse est passée de 14 noeuds à 18 noeuds, le déplacement de 10 000 à 14 000 tonneaux, la longueur de 98 m à 118 m, le poids des parties cuirassées de 2 500 tonneaux à 3 000 tonneaux.
De tels progrès représentent une somme de travail énorme apportée par le directeur, les ingénieurs, les techniciens et les ouvriers.
Le Conseil d'Administration décide en 1891 de transformer les ateliers de La Seyne en direction autonome. N'oublions pas que, depuis 1872, la société possédait aussi les établissements du Havre.
Notons également que les transformations considérables qu'il fallut apporter à la Marine de guerre devaient s'accompagner d'un mouvement parallèle pour la flotte marchande.
Des navires de 40 m de long comme l'Imerina, on est passé aux paquebots de 150 m comme la Bourgogne ou la Gascogne.
Les chantiers de La Seyne bénéficiaient peut-être d'une certaine faveur du ministère de la Marine, mais il leur fallait conquérir aussi des marchés pour la construction des navires de commerce. Pour s'attirer la clientèle des armateurs, il fallait perfectionner les aménagements, réduire les prix de revient, accélérer la production. C'est pourquoi il fallut envisager l'agrandissement des terrains de fabrication. En 1895, le terrain des Mouissèques fut acheté à Michel Pacha.
De nouveaux ateliers furent créés : station électrique, barrotage, usine des chaudières marines, montage des tourelles... Il fallut également perfectionner l'outillage, agrandir et renforcer les cales, créer des ateliers d'ajustage nantis de machines-outils puissantes comme la presse hydraulique à façonner les galbords.
Parallèlement à ces problèmes techniques se posaient à l'attention d'Amable Lagane, les problèmes de personnel. Dans ce domaine capital, il fallait s'inquiéter du choix, du recrutement mais aussi penser à la formation, à la qualification en apportant conjointement le souci de la plus stricte justice.
Les témoignages recueillis dans la maistrance, le personnel dessinateur, les comptables, attestent que M. Lagane a fait le maximum pour satisfaire en toute équité aux aspirations des uns et des autres. L'avis des syndicats ouvriers de l'époque devait certainement différer, surtout dans les périodes de crise de la construction navale et il y en eut de sévères.
M. Lagane, au service d'un patronat connu pour son intransigeance farouche à l'égard des ouvriers, eut des problèmes extrêmement délicats à résoudre.
Dans les périodes de récession économique, dès que le volume des commandes se trouvait en diminution, on demandait aux travailleurs de rester chez eux pour quelque temps ou alors on les appelait à l'entreprise deux ou trois fois par semaine. Ils n'étaient pas licenciés et devaient se tenir à la disposition des patrons. On disait qu'ils étaient en promenade.
Alors, comme il leur fallait tout de même assurer la vie de leur foyer, ils s'en allaient de fermes en bastides quémander du travail de la campagne. Ils bêchaient, sarclaient, vendangeaient, récoltaient au tarif des ouvriers agricoles, encore inférieur à celui des chantiers navals.
D'autres devenaient des loups des bois, braconnaient, ramassaient le bois mort, les champignons et généralement tout ce que la forêt et les champs offraient de comestible. D'autres encore ravageaient le bord de la mer, calaient des nasses, des lignes mortes, épiaient les poulpes et les seiches, ramenaient du petit poisson avec leur pousse-avant.
La direction des chantiers aurait pu envisager la diminution de la journée de travail qui variait de 10 à 12 heures, afin d'assurer du pain à tous.
Mais le Conseil d'Administration, retranché dans l'opulence de ses bureaux parisiens, et dont le souci majeur était la rétribution des actionnaires de la société des Forges et Chantiers, n'aurait jamais envisagé de telles solutions humanitaires.
M. Lagane, connu pour ses qualités d'homme de coeur aux pensées larges et généreuses, demeurait l'agent d'exécution d'un Conseil d'Administration à la tête duquel siégeaient le Général Sebert, le Contre-amiral Hallez, le Comte Armand Poirier de Narçay, M. Jouet-Pastré,...
Dans les années 1870-1872, les F.C.M. sont en difficulté. La guerre contre l'Allemagne, la capitulation de Sedan, le siège de Paris, avaient certainement concouru à l'aggravation de la situation générale de la France.
La grande bourgeoisie avec M. Thiers à sa tête, n'avait pas hésité à s'entendre avec Bismarck pour noyer dans le sang la révolte du prolétariat parisien excédé par une misère effroyable.
Avec la défaite de la Commune de Paris, le mouvement ouvrier fut arrêté momentanément dans son développement. Thiers, le chef du gouvernement, écrivit aux Préfets, en parlant des parisiens insurgés : « Le sol est jonché de leurs cadavres : ce spectacle affreux servira de leçon ».
Afin de prévenir toute grève, l'Assemblée Nationale du moment, élue dans des conditions particulièrement antidémocratiques votera une loi interdisant et punissant l'adhésion à L'Internationale des Travailleurs.
Pourtant, du 9 au 17 Juin 1872, une grève éclatera aux Forges et Chantier de La Seyne à propos des salaires dont l'insuffisance et le mode de calcul irritaient les ouvriers.
Nous en avons donné le montant précédemment, ainsi que celui des dépenses de première nécessité. Les ménagères devaient accomplir des prodiges pour assurer la subsistance de la famille.
Le mode de calcul des salaires était fort diversifié par la direction qui établissait des distinctions entre les ateliers et les professions plus ou moins bien rémunérées. Il était de son intérêt de le faire, pour mieux diviser la classe ouvrière dans ses revendications.
Malgré la subtilité de sa tactique, le Patronat des Chantiers se trouva confronté à de graves problèmes en ce mois de Juin 1872 et Amable Lagane, son agent d'exécution, allait supporter tout le poids des difficultés.
Le grand Conseil d'Administration exigeait avant le 31 Décembre 1872 la livraison de cinq navires, laquelle ne pourrait se réaliser qu'avec l'accélération du travail.
Que pouvait-on faire pour accroître la productivité ? C'est alors qu'intervint le système des prix faits qu'on peut définir comme une rémunération susceptible d'intensifier le travail, d'augmenter le rendement, par la répartition du travail en équipes d'ouvriers, par une spécialisation des gestes aboutissant à une simplification et une normalisation du travail.
Un temps de base et un prix étant fixés pour chaque pièce à faire, il était aisé d'augmenter le gain en réduisant le temps de base. Les contremaîtres et les ouvriers devaient s'entendre sur le prix de chaque tâche.
Les conséquences de ce système des prix faits étaient multiples : l'ouvrier perdait le contrôle de son temps de travail ; le contremaître ne jouait plus son rôle de surveillant, mais devenait un répartiteur de la compétition entre les équipes ; le salaire aux pièces créait une concurrence entre les ouvriers, le montant s'élevant parfois jusqu'à 10 francs de l'heure.
Autre conséquence : les contremaîtres étaient tenus de comptabiliser avec beaucoup d'exactitude les pièces produites par chacun des ouvriers sur un carnet dit des prix faits.
De ces complexités résultaient des discussions sans fin et des jalousies entre les travailleurs. Le patronat, lui, poursuivait parfaitement ses objectifs : baisse des effectifs, diminution de la masse salariale distribuée, accroissement d'une discipline que, dans son ensemble la classe ouvrière accepta fort mal.
Certains de nos anciens des Chantiers navals n'hésitèrent pas à s'embaucher aux Chantiers de La Ciotat pour échapper à toutes les contraintes que nous avons définies.
D'autres motifs de mécontentement les poussaient à réagir ainsi. Ils n'admettaient pas que le patronat fixât le prix du travail et surtout le montant du boni unilatéralement.
Ils s'insurgeaient aussi sur le fait que les salaires étaient payés dans la proportion des 2/3, le reste étant une garantie pour la Société que les travaux seraient effectivement réalisés. Les ouvriers protestaient aussi à juste titre contre le retard dans le paiement des salaires et des boni.
Dans de telles conditions de travail, il n'est pas étonnant que le sous-sol de notre école Martini accueillît si souvent les travailleurs assemblés pour la défense de leurs revendications si justifiées... Et cependant, la loi ne les autorisait pas encore à s'organiser en syndicats. Ce ne fut qu'à partir de 1884 qu'ils purent le faire sans danger de répression.
Observons au passage que les Français avaient réussi à obtenir une Constitution républicaine depuis 1875. Malgré les droits fondamentaux du peuple inscrits dans les textes, on était encore loin d'une véritable république sociale.
Si les patrons d'industrie de la Société des Forges et Chantiers avaient cru, après la répression de Thiers, qu'ils pourraient exploiter la classe ouvrière à leur guise, ils ne tardèrent pas à déchanter. Il fallut bien compter avec elle.
Sur le problème des salaires et du temps de travail, Amable Lagane resta inflexible pendant longtemps et voulut appliquer strictement les ordres du Conseil d'Administration.
Mais devant les actions soutenues des syndicalistes, il dut peu à peu assouplir ses positions d'autant que dans cette période le Maire de La Seyne, Marius Giran, et le Conseiller général, Cyrus Hugues, soutenaient l'action des ouvriers en grève, comme le faisaient d'ailleurs les commerçants dans leur ensemble.
La grève de Juin 1872 n'avait été suivie que partiellement. Les statistiques de l'époque donnent 627 grévistes sur un effectif de 1320 ouvriers.
L'action fut payante pour eux, Amable Lagane ayant accepté de revoir la manière de calculer les prix faits qui furent tout de même maintenus.
Il dut accepter que le travail effectué avant le 9 Juin, jour du déclenchement de la grève soit rétribué immédiatement. Les journées de grève furent ensuite payées intégralement.
La victoire que les ouvriers venaient de remporter eut des prolongements beaucoup plus profonds. À partir de là, ils comprirent mieux la nécessité de s'unir, de s'organiser et de lutter pour la défense de leurs droits à des conditions de vie plus justes et plus humaines.
Un autre conflit devait surgir à propos de la Société de Secours Mutuel dont le Patronat voulait tout seul assurer la gestion.
Ici, il nous faut faire le point sur les problèmes de la mutualité tels qu'ils se posaient à l'époque.
La grève de 1872 n'avait pas été seulement motivée par l'insuffisance des salaires. Le fonctionnement de la Caisse de Secours faisait l'objet de vives critiques de la part des ouvriers.
Le mouvement mutualiste s'était timidement affirmé au début du XIXe siècle. Dans le chantier naval Taylor, qui avait précédé la Société des Forges et Chantiers de la Méditerranée, une Caisse de secours avait été fondée en 1845. Elle fut maintenue après cette date.
Son but était " d'assurer gratuitement à tous les ouvriers payés à la journée, en cas de maladie pendant une durée de trois mois et moyennant une retenue hebdomadaire de 0,25 F, les soins médicaux, les médicaments et un secours pécuniaire pendant la durée de l'incapacité de travail ".
Le personnel rétribué au mois faisait partie de l'Association et versait une cotisation mensuelle de 1 à 1 1/2 pour cent sur ses appointements. Il n'avait droit qu'aux soins médicaux et aux médicaments.
Remarquons au passage que le personnel de l'usine alimentait seul la Caisse de secours et n'était pas admis à la gestion. S'il était facile d'établir le montant des recettes par le chiffre du personnel et celui des retenues sur les salaires, les payeurs auraient bien aimé savoir comment l'argent avait été utilisé.
Avec la venue d'Amable Lagane, la Société de secours mutuels fut développée. Aux revenus obligatoires en provenance des salaires s'ajouta une subvention de la Direction des Chantiers.
Des problèmes nouveaux et dramatiques s'étaient posés depuis 1865 avec l'épidémie de choléra dont le foyer central fut le quartier piémontais dit de La Lune où s'entassaient des familles dans le plus grand dénuement.
Dans le but de parfaire le rôle de la Société de Secours Mutuel, Amable Lagane et l'ensemble de la direction des Chantiers appelèrent à La Seyne les Filles de la Charité de Saint-Vincent de Paul spécialement destinées à soigner les ouvriers accidentés du travail. Animé, comme nous l'avons souligné précédemment, d'une grande foi religieuse, le directeur des Chantiers aida à leur installation dans la localité par l'acquisition à leur profit d'une importante propriété au quartier Beaussier.
Des constructions spacieuses, toujours utilisées depuis, assurèrent le fonctionnement d'un orphelinat de jeunes filles. Les religieuses donnaient des soins bénévoles à la population ainsi qu'à l'intérieur des Chantiers, ce qui aidait considérablement la gestion de la Société de Secours Mutuel animée par la Direction.
Rappelons au passage que les locaux de l'Orphelinat ont été acquis en 1968 et 1976 par la Municipalité présidée par M. Giovannini. Heureuse initiative qui a permis l'aménagement de la Maternelle Anatole France et le Centre Culturel de la rue Jacques Laurent, devenu le siège de l'Ecole de Musique, labellisée depuis 2003 Conservatoire National de Région.
Revenons à cette fameuse grève du 9 au 17 Juin 1872. Si elle avait permis aux ouvriers d'obtenir quelques avantages en matière de salaires, elle n'avait pas atteint son but quant au monopole patronal de la Caisse de secours appelée alors Association de Secours Mutuels des Ateliers de La Seyne.
Un almanach paru en 1894 nous apprend que par rapport aux années 1845 un avantage supplémentaire est apporté aux ouvriers en leur assurant la moitié du salaire quotidien en cas de maladie et en supplément, des secours médicaux et pharmaceutiques. Les soins sont confiés à deux médecins non seynois attachés aux F.C.M.
Pourquoi des médecins extra-muros ? Par crainte d'un excès d'indulgence des médecins locaux pour leurs clients ouvriers.
Cette mesure ne manqua pas de provoquer un grand mécontentement parmi les travailleurs et les médecins de la ville.
La Société possédait sa pharmacie, Cours Louis Blanc, une infirmerie, située devant la porte principale des Chantiers bâtiment, encore visible aujourd'hui, où fut créée beaucoup plus tard une clinique.
De 1872 à 1894 les médecins suivants donnèrent des soins gratuitement : Clément Daniel, Jonquier, Martinenq, Berthet, P. Daniel, Combal, Prat, Loro, Gruzu et Mireur. Les médecins de l'extérieur nommés sous l'Administration d'Amable Lagane se nommaient MM. Joseph, dit Orme, et Leclerc. Les médicaments furent délivrés aux frais de la Caisse par les pharmacies de La Seyne jusqu'en 1877 et à partir de cette année-là une pharmacie de la ville, sise Cours Louis Blanc, assura la livraison des médicaments aux Sociétaires, grâce à M. Bain.
La gestion de la Mutuelle fut assurée par un bureau permanent composé de MM. Amable Lagane président, Jauréguiberry et Valacca, chef et sous-chef des Services administratifs, et Boery trésorier.
La lecture de ces quelques noms suffit pour comprendre la main mise du Patronat sur la mutuelle et l'éviction complète des ouvriers.
Mais son fonctionnement allait causer à M. Lagane beaucoup de soucis. Au cours des années 1895 et 1896, un grand mécontentement se manifestera parmi les travailleurs et aboutira à un conflit sérieux : la grève du 8 Mars au 18 Avril 1898.
Le malaise couvait depuis longtemps et les sources en étaient multiples : la manière dont les secours étaient attribués laissait apparaître des inégalités sensibles, les retenues obligatoires sur les salaires et les prix faits calculés en fonction des besoins, n'assuraient plus l'équilibre de la gestion. Le déficit important constaté en 1894, ne fut même pas justifié par la Direction malgré les interventions des délégués ouvriers.
Quand on procédait à des votes, les résultats étaient toujours favorables à la Direction alors que les délégués affirmaient avoir voté dans un sens opposé. Comme le vote était secret, on devine le tour énigmatique que prenaient les commentaires.
Nous n'en finirions pas de raconter par le menu tous les aspects de ces conflits qui opposaient le Comité de gestion de la Mutuelle, présidé par Amable Lagane, et les délégués ouvriers représentant les syndicats.
Depuis 1884, la Direction des Chantiers devait compter avec les syndicats qui s'organisaient puissamment.
N'ayant pu s'entendre avec Amable Lagane et son Conseil d'Administration pour obtenir une gestion équitable de la Société de secours, les ouvriers fondèrent le 1er Janvier 1898 une autre caisse tout à fait indépendante, qui compta rapidement 1200 adhérents.
À partir du 2 Janvier, il existera donc dans les Chantiers deux sociétés de Secours mutuels : l'une dirigée par le Patronat l'autre à direction ouvrière syndicale.
Cette dernière est présidée par Albert Baup à qui sont adjoints Auguste Autran (2), A. Gaulter, Jourdan et Moutte.
(2) Auguste Autran (Barjols, 1853 - Marseille, 1918), grand-père de Marius Autran.
De la cohabitation de ces deux sociétés concurrentes, allaient surgir de nouveaux conflits. Les dirigeants de la Caisse ouvrière craignaient la désaffection de certains ouvriers qui espéraient par leur adhésion à la caisse patronale, se ménager les bonnes grâces de l'Administration, des contremaîtres et des ingénieurs.
Aussi les syndicats ouvriers allaient engager l'action pour obtenir la dissolution de la Caisse patronale ou à tout le moins qu'elle fût interdite aux ouvriers. Leurs propositions furent bien écoutées par Amable Lagane qui transmit aux instances supérieures ; mais le grand Conseil d'Administration parisien refusa catégoriquement.
Aussi un nouveau mouvement de grève d'envergure allait-il secouer la vie des Chantiers et la population seynoise.
Il débuta le 8 Mars 1898 avec une participation importante des chaudronniers. Sur un effectif de 942, 615 d'entre eux entrèrent dans la lutte avec enthousiasme entraînant la grande masse des travailleurs.
Toutes les formes d'action furent utilisées pour fléchir le Patronat : délégations, interventions à tous les niveaux parlementaires, administratifs, ministériels.
Hélas ! Toutes les démarches furent peu concluantes et cependant, à la date du 26 Mars, il y avait encore 2 000 grévistes. Une délégation de femmes demanda audience auprès de Madame Lagane. Celle-ci refusa de la recevoir.
La lutte devenant de plus en plus difficile, voire impossible, les syndicats décidèrent de ne plus la poursuivre à partir du 8 Avril. Les rentrées successives auront lieu jusqu'au 15 Avril, mais au préalable deux délégations d'ouvriers auprès de la Direction avaient subordonné la reprise du travail, à l'assurance qu'il n'y aurait pas de licenciement pour fait de grève.
Par la suite, de meilleurs rapports s'établirent entre les deux mutuelles l'une groupant essentiellement le personnel ouvrier, l'autre les employés. À la demande du ministère du Travail, les deux sociétés s'unirent pour exploiter en commun la pharmacie installée dans le local de l'ambulance des Chantiers. Les médicaments délivrés par le pharmacien aux blessés lui étaient remboursés par l'Entreprise, au prix d'achat, sans aucun bénéfice.
En conclusion de ces conflits sociaux qui opposèrent la classe ouvrière seynoise s'éveillant au syndicalisme, au grand Patronat de la métallurgie et de la Navale, disons qu'en cette fin du XIXe siècle nos anciens des Chantiers ont préparé les conditions d'un avenir meilleur pour les générations présentes.
La Législation du travail, les problèmes de la Mutualité que les travailleurs d'aujourd'hui connaissent, malgré certaines imperfections, on les doit aux efforts perspicaces, aux sacrifices inouïs de nos pères et grands-pères qui ont conquis de haute lutte les premiers avantages sociaux contre un Patronat de combat terriblement jaloux de ses privilèges.
Amable Lagane, aux ordres d'un Conseil d'Administration dont nous avons souligné l'intransigeance farouche face aux revendications du prolétariat, ne pouvait guère donner libre cours à ses sentiments d'indulgence et de générosité.
Accablé à la fois par le travail et des responsabilités grandissantes, il songea à abandonner une partie de ses attributions à M. Fournier, le plus ancien de ses collaborateurs. Il fit valoir en haut lieu les atteintes que sa santé commençait à subir.
Nous sommes en 1900. Amable Lagane conserva encore des activités importantes pendant deux ans, puis il abandonna définitivement la direction.
On lui offrit une place d'administrateur de la Société et d'inspecteur des Etablissements du Sud-Est. Mais toutes les fois que se posaient des problèmes délicats d'ordre technique à l'Entreprise, on faisait appel à son expérience.
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Quelques années après, au cours d'un séjour à Paris avec sa famille, il contracta une broncho-pneumonie dont il ne put se guérir tout à fait.
Retiré dans sa propriété de La Coquette aux environs de Toulon, il suivait les transformations et les divers travaux qui s'opéraient dans l'entreprise qu'il avait dirigée pendant 25 ans.
Puis, le 1er Janvier 1910, son état de santé s'aggrava brusquement. Le mal implacable eut raison de sa résistance et la lumière vacillante de sa vie s'éteignit pour toujours le 9 Janvier précisément. Ses obsèques grandioses furent célébrées à Toulon en présence de milliers de Seynois et de Toulonnais.
Les drapeaux des F.C.M., des sociétés de la ville, de la municipalité se mêlaient. Des gens de toutes conditions sociales étaient venus rendre hommage à cet homme éminent par son génie inventif qui avait porté à un niveau très élevé la renommée de notre industrie locale, de nos ingénieurs, de nos techniciens, de nos ouvriers et donc de notre ville de La Seyne.
Les témoignages recueillis dans les milieux sociaux les plus divers font état de ses sentiments de bonté et de générosité. Par ses origines, par l'éducation très chrétienne qu'il avait reçue, par le rang élevé auquel il avait accédé, il fut amené à défendre en priorité la classe bourgeoise de l'époque.
Malgré son désir sincère d'apporter des améliorations au sort de la classe ouvrière seynoise, il lui eut été difficile de professer des opinions en contradiction avec celles du grand Conseil d'Administration parisien. Les litiges et les conflits parfois violents auxquels il fut mêlé, mirent à rude épreuve sa volonté et son courage mais à aucun moment ils ne portèrent atteinte à la fécondité de son intelligence créatrice.
Exactement cent ans ont passé depuis sa disparition. Le souvenir de M. Lagane n'est pas perdu. Les historiens locaux ont cité son nom dans leurs ouvrages. Il existe une notice biographique d'un auteur inconnu qui n'est pas très répandue, encore présente dans les archives familiales des anciens travailleurs des F.C.M. ou des sociétés locales.
Il nous a paru souhaitable d'en reprendre le contenu pour l'enrichissement du patrimoine culturel de notre ville.
Nous reproduisons aussi dans leur intégralité les discours et allocutions prononcés par les plus hautes instances de l'administration des Forges et Chantiers de la Méditerranée, par les maires de la Seyne et de Sanary et le représentant du personnel de l'entreprise, au moment des obsèques solennelles d'Amable Lagane.
Ils sont les témoignages émouvants de l'admiration que chacun portait au génie créateur d'Amable Lagane. Ils expriment également avec force les sentiments de sympathie affectueuse de ses collaborateurs, la reconnaissance de ses bienfaits à la ville de La Seyne dont il porta le renom à l'échelle mondiale.
Principaux navires construits aux sous la direction d'Amable LAGANE
- AMIRAL DUPERRÉ (cuirassé)
- TOURVILLE (croiseur)
- MARCEAU (cuirassé)
- AMIRAL CÉCILLE (croiseur protégé)
- GYMNOTE (sous-marin)
- PROVENCE (paquebot)
- BOURGOGNE (paquebot)
- GASCOGNE (paquebot)
- PELAYO (cuirassé)
- JAURÉGUIBERRY (cuirassé)
- CAPITAN PRAT (cuirassé)
- ITSUKUSHIMA (croiseur protégé)
- MATSUCHIMA (croiseur protégé)
- BENJAMIN CONSTANT (corvette-école)
- JEANNE BLANCHE (yacht à vapeur)
- WULFRAN PUGET (quatre mâts)
- PERSÉVÉRANCE (quatre mâts)
- RHONE (quatre mâts)
- ANTOINETTE (quatre mâts)
- JACQUELINE (quatre mâts)
- D'ENTRECASTEAUX (croiseur protégé)
- CHATEAURENAULT (croiseur protégé)
- MONTCALM (croiseur cuirassé)
- CESAREVITCH (cuirassé)
- BAYAN (croiseur cuirassé)
- PRESIDENTE ERRAZURIZ (croiseur protégé)
- PRESIDENTE PINTO (croiseur protégé)
- LA SEINE (paquebot)
- LA FRANCE (paquebot).
Discours prononcés aux obsèques d'Amable LAGANE, Administrateur des Forges et Chantiers, le 12 Janvier 1910
PRONONCÉ PAR M. JOUET-PASTRÉ,
ADMINISTRATEUR-DÉLÉGUÉ DES FORGES ET CHANTIERS
DE LA MÉDITERRANÉE
Au nom du Président et du Conseil d'administration de la Société des Forges et Chantiers de la Méditerranée, j'ai le douloureux honneur de venir rendre un dernier hommage à M. Amable Lagane et exprimer à sa famille si éprouvée la part que nous prenons au deuil qui la frappe.
Bien que les progrès de la maladie dont il était atteint l'aient empêché, au cours de ces derniers mois, de venir à Paris prendre part aux réunions de ses collègues, nous avions l'espoir légitime de conserver encore longtemps les conseils de son expérience si étendue, servie par l'attachement cordial qu'il ne cessait d'apporter à tout ce qui touchait aux intérêts des Forges et Chantiers de la Méditerranée.
Tout dernièrement encore, lorsque la Mission envoyée en Europe par le Gouvernement chinois pour préparer la réorganisation de la marine de ce pays est venue visiter les Chantiers de La Seyne, M. Lagane se préoccupait avec la plus vive sollicitude de savoir si l'impression favorable exprimée par S. Exc. l'Amiral Sah allait être bientôt un point de départ de fructueuses négociations avec l'Empire chinois.
Puis, son esprit toujours précis et vigoureux abordait dans une longue conversation qui devait, hélas ! être notre dernier entretien, les différents sujets dont la solution importait aux Chantiers de La Seyne : exécution des travaux, pourparlers en cours, perfectionnement des moyens d'action. Dans le domaine technique aussi bien que sur le terrain administratif, il avait étudié les différentes faces de chaque question avec le soin passionné qu'il avait voué à tout ce qui touchait aux Établissements auxquels il avait consacré la plus grande partie de sa vie.
M. Lagane était, en effet, sorti de bonne heure du corps du Génie Maritime, où l'attendait cependant un brillant avenir, pour entrer comme ingénieur aux Chantiers de La Seyne, dont il devait devenir successivement ingénieur en chef, puis directeur. Lorsque ses forces ne lui permirent plus un labeur quotidien aussi soutenu, le Conseil d'Administration des Forges et Chantiers de la Méditerranée désira conserver la précieuse collaboration d'un talent hautement apprécié par les constructeurs maritimes de tous les pays et voulut l'appeler à siéger parmi ses Membres.
Rappellerai-je ici les travaux de Lagane, dont le nom est demeuré si longtemps étroitement lié à tous les navires de guerre ou de commerce construits à La Seyne ?... Chacun de vous, Messieurs, en conserve la mémoire et a bien souvent regardé, sur la belle rade de Toulon, prendre leur forme définitive, ces conceptions si variées et toujours réussies du génie de Lagane. Il consacra ses soins les meilleurs aux navires destinés à notre Marine nationale : parmi eux, je ne rappellerai que le cuirassé Jauréguiberry, si soigné dans tous ses détails, qu'il continue, après plus de quinze ans de services, à porter fièrement dans nos escadres le nom de l'illustre marin dont il perpétue le souvenir, et le croiseur Châteaurenault, dont la vitesse fut si remarquable pour l'époque de sa construction.
Les heureuses dispositions des plans de Lagane, les innovations dont sont marqués chacun de ses projets, les études si soignées des détails en même temps qu'une exécution des plus précises, attirent et retiennent la confiance des nombreuses Amirautés étrangères qui sont venues demander successivement à La Seyne les unités navales les plus perfectionnées. Parmi celles-ci, je citerai seulement le Brésil, le Chili, l'Espagne, et enfin la Russie - le Bayan et le Cesarevitch, qui ont combattu avec honneur dans la guerre d'Extrême-Orient, étaient des conceptions de Lagane, et je le dis non sans fierté, car l'excellence de ces instruments de combat servit efficacement la valeur des courageux équipages qui les montaient.
Quels éloges vaudraient, à la suite de pareils faits, la commande à La Seyne du croiseur Amiral Makaroff - identique au Bayan - et la reproduction, dans les Chantiers de la Baltique, de deux autres navires du même type ?
Nombreux sont aussi les paquebots et les navires de charge dessinés et construits par Lagane, qui, sous le pavillon des Messageries Maritimes, des Transports Maritimes à Vapeur, de la Compagnie Générale Transatlantique, de la Compagnie Fabre, de la Compagnie Paquet, pour n'en mentionner que quelques-uns, ont porté, dans les divers pays du globe, le rayonnement de notre industrie française.
Toutes les nations pour lesquelles avait construit M. Lagane - Grèce, Espagne, Russie, Brésil et tant d'autres - avaient reconnu ses mérites en lui accordant les plus hautes distinctions honorifiques. Le Gouvernement français lui avait donné la croix de chevalier de la Légion d'honneur après l'Exposition de 1878 et lui décerna, huit ans plus tard, celle d'officier sur la proposition du ministre de la Marine.
Le génie créateur de M. Lagane marchait de pair avec un esprit d'organisation des plus remarquables, et le Chantier de La Seyne lui doit, en même temps qu'une large part de ses installations actuelles, ces solides traditions et cette méthode qui constituent une des forces vitales d'un organisme aussi compliqué.
Mais ce n'est pas seulement l'ingénieur éminent que nous pleurons, c'est aussi l'homme de bien, aux pensées larges et généreuses, l'ami sûr et affectueux dont nous apprécions chaque jour davantage les délicates qualités et dont nous sentons vivement la perte.
À Madame Lagane, Monsieur et Madame Savatier-Lagane et à toute sa famille, j'exprime ici nos sentiments émus et profondément attristés. Puissent au moins ces témoignages d'affectueuse sympathie et de regrets contribuer un jour à adoucir les douleurs que laissera la mort d'un chef de famille aussi vénéré et aimé.
PRONONCE PAR M. RIMBAUD,
DIRECTEUR DES CHANTIERS DE LA SEYNE
Messieurs,
Si vivement que la perte de M. Lagane ait affligé notre Société tout entière, elle a été ressentie d'une façon particulièrement douloureuse par les Chantiers de La Seyne, auxquels il a consacré près d'un demi-siècle de son existence et dont il avait fait comme sa seconde famille. Ce n'est pas seulement, en effet, par l'éclat des travaux qui ont assuré sa renommée, par les succès qui ont illustré sa carrière, que M. Lagane a conquis l'esprit et le coeur de ses collaborateurs et de ceux dont il a, pendant tant d'années, coordonné les efforts : c'est par le sentiment de justice et de droiture qui dictait ses décisions, par le soin qu'il apportait à ménager les intérêts de tous, par le souci constant qu'il manifestait de procurer au personnel le travail nécessaire à son existence. Aucune étude, aucune démarche, aucune peine ne lui coûtaient quand il s'agissait d'éviter à nos Etablissements une de ces crises de chômage trop fréquentes malheureusement dans notre industrie et que son activité, son travail et sa juste réputation ont souvent réussi à conjurer.
Cet intérêt véritablement paternel qu'il portait aux ouvriers le conduisit à s'occuper, d'une façon toute spéciale, de l'association de secours établie dans nos ateliers. Il en rédigea lui-même les statuts, les modifia suivant les nécessités du moment et sut les adapter si bien aux désirs de chacun que, malgré son caractère purement facultatif, cette association groupe plus des trois quarts de notre personnel.
Étendant sa sollicitude à ceux que l'âge ou des infirmités précoces empêchent de continuer leurs services actifs, M. Lagane usa de son influence sur notre Conseil pour leur obtenir des allocations renouvelables, suppléant ainsi, sans aucune intervention étrangère, aux retraites ouvrières dont il est depuis si longtemps question. Son action bienfaisante ne s'arrêtait du reste pas aux murs des ateliers qu'il dirigeait, et il n'est pas d'oeuvres charitables à La Seyne qui n'aient profité de sa discrète générosité.
C'est par les qualités que j'ai essayé de rappeler que M. Lagane a pu garder sur son personnel un ascendant que les fauteurs de discorde n'ont jamais pu détruire et qu'il devait assurément moins à ses hautes fonctions qu'à la supériorité de son talent, de son travail et de son caractère.
Quand, par un excès de scrupule, M. Lagane crut devoir renoncer à ses fonctions actives, il conserva à nous Société le concours de son expérience et ceux-là seuls à qui est incombée la lourde tâche de continuer son oeuvre savent quel réconfort leur apportaient ses conseils. J'acquitte une dette personnelle de reconnaissance en disant tout le secours que j'ai reçu de ses avis et en rappelant qu'il y a dix jours à peine il me parlait, avec sa lucidité habituelle et sa prescience des besoins de l'avenir, de nos travaux, de nos perspectives d'activité, de ces ateliers de La Seyne pour lesquels il conservait une affection si profonde et si sincère.
Si, malgré sa retraite, M. Lagane continuait à s'intéresser vivement aux questions qui avaient fait la passion de son existence, d'autres pensées assaillaient son esprit. Éclairé par son intelligence si lumineuse, touché par les exemples de son foyer domestique, il avait trouvé dans la pratique de sa foi religieuse le secret de supporter sans murmurer l'inaction qui lui pesait et la force de se préparer, dans la pleine sincérité de ses croyances, à paraître devant Dieu. C'est ainsi qu'aux enseignements de sa vie, toute de travail et d'honneur, M. Lagane a voulu joindre celui, mille fois plus précieux, d'une mort vraiment chrétienne. Heureux ceux qui, comme lui, s'endorment dans la paix du Seigneur et permettent à ceux qui les ont aimés d'entrevoir, après les tristesses de la séparation, l'espérance d'une réunion qui ne finira pas.
PRONONCE PAR M. ARMAND,
MAIRE DE LA VILLE DE LA SEYNE
Messieurs,
Au nom de la Ville de La Seyne, je viens, douloureusement ému, m'incliner devant la dépouille mortelle de celui qui, pendant tant d'années, fut notre respecté, notre aimé concitoyen.
La part très grande qui fut son oeuvre personnelle dans le développement de notre grande industrie locale eut trop d'effet direct sur la prospérité de la Ville de La Seyne pour que la population seynoise n'ait point gardé en son coeur, à M. Lagane, la place que l'on doit aux bienfaiteurs publics.
D'autres bouches que la mienne ont dit et rediront ce que fut, au point de vue professionnel, l'éminent architecte naval qui vient de nous quitter ; nous ne considérons son action, en ce qui nous concerne, que dans sa répercussion sur l'extension de notre chère cité. Nous ne pouvons oublier, à ce propos, que grâce à lui le nom de La Seyne fut glorieusement connu dans toutes les mers et tous les pavillons du monde et qu'il fut le créateur de cette mondiale réputation de nos constructions navales que ses successeurs ne sauraient laisser s'affaiblir après lui.
Les nombreuses distinctions dont M. Lagane fut l'objet de la part des divers gouvernements étrangers disent assez en quelle haute estime était tenu le talent du grand ingénieur. Mais il est une autre distinction dont il était titulaire et qui, certes, devait lui être chère entre toutes : l'estime publique, simple extension dans la population des sentiments d'affectueuse sympathie qu'il savait inspirer à ses collaborateurs comme à tous ceux qui l'approchaient.
L'émotion profonde causée par la nouvelle de sa fin en est la preuve réconfortante, car elle montre que, du moins à La Seyne, la gratitude des foules n'est pas aussi vaine qu'un certain pessimisme tendrait à le faire croire.
C'est aussi qu'ils sont nombreux à La Seyne ceux qui eurent l'occasion d'apprécier les qualités personnelles de bonté, de générosité de M. Lagane, et personne n'est allé frapper à la porte de celui que nous pleurons ensemble sans qu'elle s'ouvrît pour le secours matériel ou le réconfort moral qui lui était demandé.
Pour toutes ses grandes qualités privées, pour son grand talent si fécond, pour la cité dont il fut pendant 40 années l'éminent fils adoptif, M. Lagane avait droit au salut ému de la municipalité seynoise au nom de la population tout entière.
C'est ce pieux devoir que je viens accomplir, certain d'être l'interprète des sentiments et de la gratitude publics.
Au nom de la Ville de La Seyne, M. Lagane, je vous salue une dernière fois.
Dormez en paix du sommeil éternel, homme de bien. Toute une population vous pleure avec ceux qui vous furent chers.
Que la manifestation de deuil publique soit pour ceux que vous laissez dans les larmes un adoucissement à leur douleur immense, à laquelle nous nous associons et devant laquelle nous nous inclinons respectueusement affligés.
Adieu !...
PRONONCE PAR M. GRONDONA,
MAIRE DE LA VILLE DE SANARY
Au nom du Conseil d'Administration
de la Société des bateaux à vapeur La Seyne - Toulon
Mesdames, Messieurs,
En prenant la parole devant le cercueil qui renferme la dépouille mortelle de l'homme éminent que nous venons d'accompagner au champ de repos, j'obéis à un sentiment de profonde sympathie, mêlé de vive affliction, que le Conseil de surveillance de la Société des bateaux à vapeur de La Seyne - Toulon a désiré exprimer en son nom.
Je ne puis me résoudre à laisser fermer cette tombe sans dire un dernier adieu au respecté Président de notre Société, sans rappeler en quelques mots la part qu'il a prise à son existence et à son extension.
Des voix plus autorisées viennent de payer un juste tribut d'hommages en rappelant ses qualités professionnelles et de retracer sa brillante carrière d'ingénieur de constructions navales et aussi de Directeur et Administrateur des Forges et Chantiers, dont l'indiscutable autorité avait fait de M. Lagane un des plus réputés constructeurs, on peut dire non seulement de l'Europe mais encore du monde entier.
Ce que je veux dire ici de cette nature d'élite c'est aussi son activité, ses qualités d'administrateur éclairé, défenseur ferme de la Société, qui lui doit la féconde organisation actuelle et son ère de prospérité.
C'est le 20 Février 1889 que M. Lagane fut élu par l'Assemblée générale des actionnaires aux lieu et place de l'honorable M. Lougne, Commissaire général de la Marine en retraite, démissionnaire. De cette époque date la phase difficile de notre Société. Une compagnie concurrente vint s'établir à La Seyne. Les deux compagnies ne pouvant vivre côte à côte, notre regretté Président, s'inspirant des sentiments élevés qui l'animaient, sut, par son tact et sa grande droiture, amener l'entente, et réussit à en faire opérer la fusion. Le 25 Février 1890, l'Assemblée générale des Sociétés réunies, à l'unanimité, l'appela de nouveau à la Présidence de son administration.
Dès lors, sous l'égide de sa haute personnalité, commencèrent les jours prospères. Sous sa haute direction, tous les services furent réorganisés : plus de confort régna sur nos bateaux, toute satisfaction fut donnée aux voyageurs, en même temps que la situation du personnel fut améliorée.
Pour nous tous, ses collègues du Conseil, il fut un collaborateur précieux, que son affabilité, sa modestie, sa valeur rendaient des plus sympathiques et faisaient aimer. Aussi sa perte sera-t-elle vivement ressentie dans notre Assemblée. Sa disparition ne laissera pas un moindre vide au sein du Conseil d'Administration de la Compagnie des Forges et Chantiers de la Méditerranée, où son aimable courtoisie, alliée à sa compétence reconnue de tous ses Membres, lui avaient fait une place des plus remarquées.
Je salue au nom de notre Société, Messieurs, et au nom de tous les Membres du Conseil, la mémoire de notre regretté Président, dont le souvenir restera à jamais gravé dans nos coeurs.
Devant un deuil aussi cruel, les paroles sont impuissantes à rendre les sentiments intimes que je voudrais mieux exprimer.
Je dépose sur cette tombe mes regrets attristés et j'apporte à la famille de M. Lagane, à sa veuve si cruellement éprouvée, à sa fille et à son gendre qu'il aimait tant et dont il pouvait à juste titre s'enorgueillir, l'hommage respectueux de notre douleur commune.
Puisse-t-il en adoucir l'amertume.
PRONONCE PAR M. BRUN,
ANCIEN CHEF CONTREMAÎTRE AUX FORGES ET CHANTIERS
Au nom de la Maistrance des Chantiers de La Seyne
Messieurs,
Permettez-moi d'apporter sur la tombe de M. Lagane l'hommage de la Maistrance des Forges et Chantiers de La Seyne.
J'ai travaillé pendant trente-sept ans sous les ordres de M. Lagane, je puis donc dire que j'ai fait une partie de ma carrière sous sa direction et que je le connaissais bien. Il reste maintenant bien peu de ces contremaîtres, mes contemporains : la plupart ont précédé dans la tombe notre chef vénéré, mais ceux qui restent me sauront gré d'avoir rendu en leur nom cet hommage à M. Lagane et les plus jeunes, ceux qui nous ont remplacés, ne me démentiront pas.
Les contremaîtres, constamment en contact avec les ouvriers, servant de trait d'union entre ces ouvriers et leurs chefs, savent mieux que personne tout ce que les ingénieurs s'efforcèrent de faire en faveur de leurs nombreux personnels. À ce titre, je puis affirmer que M. Lagane s'est toujours intéressé au sort de ses ouvriers, qu'il a toujours cherché à leur être utile, notamment à propos des retraites, qu'il a étudiées à fond avec le regretté M. Jouet-Pastré, bien bon aussi, si longtemps Président de la Compagnie.
Même pendant ces dernières années, alors que les fatigues d'un travail surhumain l'avaient obligé à se retirer de la direction active, M. Lagane ne perdait pas de vue ses modestes auxiliaires, les contremaîtres et les ouvriers, il aimait à les recevoir, comme il m'a accueilli moi-même il y a quelques semaines.
Sa mémoire vivra parmi nous comme celle d'un homme de bien, d'un bienfaiteur, d'un père. Impuissants que nous sommes à lui témoigner notre reconnaissance, nous sommes venus, du moins, prier sur sa tombe avec la confiance que Dieu se chargera de le récompenser de tout le bien qu'il a voulu nous faire, et lui dire Au revoir dans un monde meilleur !...
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© Jean-Claude Autran 2018