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du Tome II
Marius AUTRAN
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Images de la vie seynoise d'antan - Tome II (1988)
Michel PACHA
(1819-1907)
(Texte intégral du chapitre)

 

 

Ce souvenir de mon enfance remonte aux années 1920. À la belle saison, mes parents consacraient souvent leur dimanche après-midi à des promenades dans les bois ou au bord de la mer.

C'étaient parfois les plages de Fabrégas, de Mar-Vivo, des Sablettes qui les attiraient, ou alors les rivages de la baie du Lazaret qu'on appelait la Petite Mer.

Ils m'emmenaient toujours avec eux et m'instruisaient de tous les aspects de la vie maritime, de toutes les beautés que la nature offrait à nos regards. Tout m'intéressait : la mer changeante, les vagues, les bateaux, les espèces animales, les pêcheurs et leurs engins.

Partis un jour de la ville pour faire comme on disait le tour de la corniche, nous avancions vers Balaguier après avoir dépassé les Mouissèques et le Bois sacré. Nous marchions d'un pas tranquille.

En ce temps-là, la marche n'effrayait personne : Après avoir dépassé le fort qui m'avait incité à poser de nombreuses questions à mon père, nous découvrîmes tout à coup le joli petit port du Manteau.

Mon attention fut attirée par un superbe yacht mouillé à moins d'une encablure de la côte.

- Oh ! le joli bateau m'écriai-je !

Mon père m'apprit qu'il était la propriété de Michel Pacha et qu'on l'appelait Orphée. Ces noms ne me disaient pas grand-chose. J'établis cependant une relation avec le Mariette Pacha, paquebot sur lequel naviguait l'un de mes oncles et qui assurait la liaison Marseille - Port-Saïd (1).

(1) Ce souvenir de Marius Autran datant du début des années 20, il aurait fallu dire que le yacht Orphée, ancré à hauteur du port de Manteau, avait été la propriété de Michel Pacha, ce dernier étant décédé en 1907. D'autre part, la relation que fait Marius Autran avec le paquebot Mariette Pacha devait être postérieure au souvenir de sa promenade, puisque ce navire n'a été lancé qu'en 1925 [l'oncle qu'il mentionne était d'ailleurs Frédéric Sicard, qui navigua effectivement sur le Mariette Pacha dans les années 30].
Orphée, le yacht de Michel Pacha

J'interrogeais de nouveau. La curiosité des enfants qui ont tant à découvrir est parfois difficile à satisfaire.

- Qui était Michel Pacha ? Que signifiait Orphée ? Et pourquoi le port s'appelait-il le Manteau ?

Mon père, patiemment, me fit des réponses à la mesure de ses connaissances. Il m'expliqua que dans les pays d'Orient les gouverneurs s'appelaient Pacha. Il avait souvenance également que l'équipage du cuirassé à bord duquel il avait travaillé appelait le Commandant du nom de Pacha parce qu'il désignait le grade le plus élevé.

Pourquoi avait-on associé ce nom à celui de Michel ? Il n'en savait rien.

Et Orphée ? Il me fit cette réponse approximative :

" Je crois savoir qu'il était un musicien joueur de flûte et ses notes étaient si harmonieuses que les animaux même les plus féroces se rassemblaient devant lui paisiblement pour l'écouter ".

Il a dû s'occuper aussi de chansons ajouta mon père car après lui on a créé les orphéons.

Quant au Manteau, il me dit que ce mot éveillait l'idée de la protection des vents d'Est dont bénéficiaient les bateaux et peut-être aussi à cause de la douceur du climat de ce coin de terre seynois.

Parvenus à ce point de notre promenade, je fus séduit par la diversité de coloris des bateaux de plaisance et plus encore par leurs noms dont certains relevaient d'une certaine fantaisie.

Je m'efforçais de comprendre les appels bruyants des bateliers à la peau cuivrée, exprimés dans la langue provençale.

- " Es bonassa ! " (elle est calme), disaient-ils en parlant de la mer.
- " Lou lavagnòu a tourna au labech ! " (Le levantin a tourné au labech (ou labé, vent de Sud-Ouest)).
- " Alor, deman fara mai beù tèms " (Alors, demain il fera encore beau temps).

Inlassablement, je pressai mes parents de questions sur cette belle langue d'oc qu'ils parlaient couramment et dont l'usage me devint peu à peu familier.

Face au port, à droite de notre route, mes regards découvrirent un portail monumental sur les chapiteaux desquels de superbes lions de pierre blanche se faisaient face.

C'était l'entrée du domaine de Michel Pacha. À travers les solides grilles de fer forgé, on pouvait découvrir une végétation luxuriante de plantes exotiques dominée par de grands palmiers d'espèces diverses et derrière le rideau épais des frondaisons que le soleil déclinant vers l'Ouest incendiait, se dessinait la forme d'un château splendide, avec ses verrières, ses terrasses à colonnades, son dôme de style oriental.

Entrée du domaine et château de Michel Pacha

À la vue de ces merveilles, j'interrogeais encore.

- Il devait être riche ce Michel Pacha ?

- Oui, immensément riche répondit ma mère. Sa fortune, il l'a faite à l'étranger. Il a fait beaucoup de bien autour de lui et quand il est mort, je me souviens qu'on lui fit des obsèques grandioses.

Sur la vie et la carrière de Michel Pacha, les Seynois n'en savaient guère plus.

Le temps fuit. L'Histoire s'érode comme le rocher devenu sable sous la violence des vents du désert... Un sable qui glisse entre les doigts des indifférents et des ignorants.

Les souvenirs s'évanouissent, ensommeillés sous l'avalanche de faits nouveaux sensationnels, d'évènements grandioses, effrayants même et que l'homme ne parvient plus à suivre.

Rien d'important n'avait été écrit sur la vie de cet homme illustre que fut Michel Pacha dans les années qui suivirent sa disparition.

Cet enfant de notre Provence maritime ne méritait pas que son nom et son œuvre tombent dans l'oubli et l'indifférence.

La population du terroir savait seulement qu'une place de Sanary porte son nom, qu'il existe à Tamaris un Institut d'Enseignement supérieur de Biologie sous-marine qui porte également le nom de Michel Pacha. On savait aussi qu'il repose avec tous les siens dans le petit cimetière de Sanary où il édifia une sépulture imposante.

On parlait de son château avec emphase, mais peu de gens avaient eu le privilège d'en apprécier les splendeurs.

Toutes ces vagues réminiscences pèsent peu en regard de l'œuvre accomplie par ce réalisateur entreprenant et audacieux dont nous allons conter la vie glorieuse.

Un proverbe arabe dit : " La plupart oublient tout excepté d'être ingrat ".

L'honorable M. Baudoin, au cœur si généreux, lui, n'avait pas oublié. C'est bien grâce à lui si des milliers de Seynois et de Seynoises ont une meilleure connaissance de Michel Pacha et cela depuis 1965, date de la parution de L'Histoire générale de La Seyne-sur-Mer et de son port, qui lui consacra quelques pages très documentées.

Et depuis le dernier quart de siècle écoulé, il nous faut heureusement constater dans la population un engouement pour la recherche de son identité culturelle, un désir de retour sur les choses du passé au point qu'on a vu proliférer un peu partout des associations très diverses dont la liste serait bien longue à établir.

Pour ne citer que des exemples locaux, nous pensons à la Société des Sciences Naturelles et d'Archéologie de Toulon et du Var, aux Amis du vieux Toulon, à l'Association de La Seyne ancienne et moderne, aux Amis des vieux châteaux Varois, etc...

Les fêtes folkloriques, les conférences, les excursions, les expositions de documents convergent vers un même but : mieux connaître les conditions de vie de nos ancêtres, leurs luttes parfois héroïques, tirer les enseignements de l'œuvre accomplie par les générations passées, apprendre aux autres, à la jeunesse en particulier à la respecter et à se souvenir sans cesse, sans toutefois tomber dans un fétichisme béat.

Et ce fut dans ce but bien précis que Michel Pacha fut honoré par M. Georges Ortolan au cours d'une conférence prononcée le 3 novembre 1983 à l'Académie du Var et au cours d'une séance publique le 10 Décembre de la même année à la Maison de la Culture de Sanary.

Notre concitoyen Gustave Peronet de son côté a tenu, lui aussi, à raviver le souvenir de Michel Pacha, au cours d'une conférence publique qui se déroula à La Seyne-sur-Mer (Salle Apollinaire) le 13 février 1984.

Hommage soit rendu ici à ces deux personnalités qui ont apporté une contribution éminente à la recherche de la documentation nécessaire. La consultation des archives familiales et publiques, les précisions à trouver dans les administrations françaises et étrangères ont exigé des années de travail persévérant avant la mise au point des textes de ces conférences.

Quand j'ai entrepris la rédaction de ce recueil, il m'a semblé utile, eu égard à la personnalité de Michel Pacha de revenir sur ce même sujet, déjà traité avant moi, tant il est vrai que de ce personnage prestigieux d'origine modeste issu de notre terroir provençal, de son œuvre remarquable et de sa vie particulièrement tourmentée, peu de souvenirs tangibles sont restés aux yeux de la présente génération.

 

Blaise Marius Michel, marin

Nous verrons plus loin dans quelles circonstances le nom patronymique de notre héros devint Michel Pacha. Ce fut vers la soixantaine que cette dignité lui fut attribuée. En attendant nous parlerons du mousse Marius Michel, du fourrier, du Capitaine, du Commandant Michel.

Michel PACHA

Blaise, Jean, Marius Michel est né le 16 Juillet 1819 à Saint-Nazaire (San Nazari, qui deviendra Sanary).

Les origines lointaines de sa famille dans ce village remontent à 1730.

Son père Jean Antoine Michel naquit à Sanary en 1784. Il fut lieutenant de vaisseau sous l'Empire et la Royauté et sa mère Joséphine Lautier descendait également d'une famille de marins de souche sanaryenne.

Bien évidemment, avec une pareille ascendance, le jeune Marius Michel sera fortement influencé par les récits d'aventures de ses parents et grands parents, gens de mer éprouvés.

En 1830 Louis-Philippe ayant installé à Brest, le Collège Royal de la Marine, origine de l'École Navale, Blaise Marius Michel fut envoyé chez les Bons Pères à Marseille pour en préparer le concours d'entrée.

Hélas ! ce projet magnifique fut contrarié par une épidémie de choléra qui se manifesta en 1834-1835. C'est alors que son père Jean Antoine prit la décision de prendre avec lui son jeune fils sur le Stationnaire qu'il commandait à Toulon, pour lui apprendre d'abord à être mousse.

Ce navire justifiait bien son nom étant au mouillage entre l'Éguillette et la Tour Royale pour surveiller les entrées et sorties de la rade, mission plus délicate qu'aujourd'hui, la grande jetée n'ayant été construite que vers 1880.

Zone surveillée par le Stationnaire de Jean Antoine Michel, père de Michel Pacha
(Carte de Cassini)

L'année suivante le choléra gagna Toulon et La Seyne. En trois mois, près de 500 de nos concitoyens périrent de ce fléau. Antoine Michel jugea plus sûr pour la santé de son enfant de prendre le large et de l'emmener avec lui sur la goélette la Torche, dont il venait de prendre le commandement.

Blaise Marius sera mousse pendant plus d'un an, puis il passera sur la bombarde la Dore, puis sur le Cerbère.

Il gravit les échelons : apprenti marin, fourrier de 3ème classe, de 2ème classe et tout cela avec une telle rapidité que ses supérieurs estimèrent qu'il n'était pas une personnalité sans relief et qu'un avenir brillant s'ouvrait devant lui.

Dans cette période, la guerre d'Algérie bat son plein. Le jeune Michel, à l'occasion d'un fait d'armes hors du commun va se signaler à l'attention de ses chefs et même du ministre de la Guerre.

 

Un premier exploit

Bien après le débarquement des troupes du Maréchal Bugeaud, la place de Djidjelli tient toujours sur les côtes de Kabylie. Décision est prise par le commandement de l'investir par un stratagème qui consiste à hisser au faîte de la Mosquée, le drapeau tricolore et cela pendant la nuit.

Marius Michel, volontaire pour cette opération audacieuse, nage depuis son navire mouillé au large, l'emblème national autour du corps, se rend à la Mosquée discrètement, escalade le Minaret, on ne sait trop par quel prodige et sa mission accomplie, il se camoufle et attend. À l'aube naissante, à la vue du drapeau, la population apeurée, convaincue de l'occupation française s'enfuit précipitamment, l'affolement général facilita grandement le débarquement des troupes.

Vue des fortifications de la ville de Djijelli

Ce fut là, précisément que commença la célébrité de l'enfant de Sanary. À la suite de cet exploit retentissant, il passera fourrier de première classe. Par des examens successifs qu'il affrontera brillamment, il deviendra élève-officier, sera embarqué sur le Marengo, transport de troupes et deviendra aspirant de marine. Il opère ensuite sur le Ramier, le Tonnerre, le Trident, et atteint sa vingt cinquième année.

Après avoir terminé son service actif, il entre dans la Marine marchande au service des paquebots-poste qui relient la France au Proche-Orient et par décision ministérielle du 15 Mai 1844 il obtient le brevet de Capitaine au long cours.

Pendant une période de dix ans, au service des Messageries Nationales, puis Impériales il poursuivra son ascension : premier lieutenant, officier en second puis Commandant.

Dans cette Méditerranée orientale, aux contours si complexes, parsemée de nombreux archipels aux milliers d'îlots et d'écueils sans aucun balisage, rendant la navigation très dangereuse, notre prestigieux Commandant entreprendra une étude sérieuse des problèmes de sécurité sans se douter le moins du monde que leur solution lui apporterait un jour les clefs de la fortune.

En 1849, à 30 ans, il a passablement bourlingué sur la mer. Il songe alors à fonder un foyer. Il épouse Marie-Louise Séris descendante d'une ancienne famille de magistrats marseillais qui lui donnera deux enfants quelques années plus tard : Amélie et Alfred.

Marie-Louise Séris, dite Élodie

Revenons sur les lignes du Moyen-Orient où il navigue sans cesse alors que son épouse demeure dans sa résidence marseillaise.

 

Nouvel exploit

Un proverbe chinois dit que " le moment donné par le hasard vaut mieux que le moment choisi ". Chacun de nous a pu en vérifier l'exactitude sa vie durant.

À partir de Décembre 1853, le Commandant Michel fit sa propre expérience et pendant quelques années des concours de circonstances et des coïncidences étonnantes lui apportèrent la chance, une chance inouïe sans laquelle il n'aurait pu atteindre les sommets de la célébrité.

En cette fin d'année 1853, il assume par intérim le commandement de l'Eurotas, paquebot assurant la liaison de Marseille avec les pays du Levant. Le 1er Janvier 1854, par un brouillard particulièrement dense, le navire s'échoue devant Alexandrie.

Le Commandant Michel ne perd pas son sang froid et assure personnellement le sauvetage.

Le navire endommagé donne de la gîte de façon inquiétante, mais aucune victime ne sera à déplorer. Ce nouvel exploit sera si apprécié de la Compagnie de navigation que le 13 Janvier, la récompense suivra :

Le Commandant par intérim deviendra titulaire de sa fonction. Il était alors âgé de 35 ans.

Comment la mésaventure de l'Eurotas avait-t-elle pu se produire ? Le Commandant Michel, en examinant de très près les causes, conclut ses études sur la sécurité maritime en alertant les autorités compétentes en la matière sur la nécessité et l'urgence d'un véritable balisage. " À quelque chose malheur est bon ", dit-on souvent.

Il aura fallu l'accident de l'Eurotas pour éveiller l'attention des responsables concernés au plus haut niveau.

Le premier de ces personnages c'était le Sultan d'Egypte qui avait certainement oublié l'enseignement de ses ancêtres.

Il arrive souvent, hélas ! que de l'expérience des anciens, les hommes et les jeunes surtout ne tiennent aucun compte et cette indifférence coûte parfois très cher.

Jugez plutôt !

Il existait en 285 avant J.-C. une petite île de l'Égypte ancienne réunie par un môle à la ville d'Alexandrie. Sur cette île s'élevait une tour de 300 coudées (150 m environ) à plusieurs étages qui allaient en se rétrécissant et au sommet de laquelle on allumait des feux pour guider les navigateurs. Cette petite île s'appelait Pharos. Ce fut de ce nom que vint celui de phare qu'on appliqua à toutes les constructions appelées à jouer un rôle de signalisation pour la navigation maritime.

Elle fut édifiée en marbre blanc par Ptolémée Philadelphe, Roi d'Égypte, fils d'Antoine et de Cléopâtre.

Du sommet, on pouvait découvrir des vaisseaux à cent milles en mer. Elle fut comptée au nom des sept Merveilles du Monde.

Si le sultan avait bien connu son histoire, il aurait appris qu'en 1182 la tour de Pharos n'avait plus que cinquante coudées et qu'en 1303 elle fut complètement détruite par un tremblement de terre. Il aurait pu comprendre que ces ancêtres n'avaient pas construit cette tour par hasard à cet endroit, eux qui avaient constaté un danger permanent pour la navigation. Il eut été souhaitable qu'au moment où celle-ci devenait plus intense en Méditerranée, les problèmes de sécurité soient reconsidérés avant la venue au monde de Marius Michel.

Les lignes de navigation se multipliant avec le progrès des techniques nouvelles, les accidents devinrent plus fréquents. Il devenait urgent de concrétiser un système de protection. En quelques mois le Commandant mit au point un projet de réseau de signalisation qu'il pensa à étendre à tout l'Empire Ottoman dont les limites se déployaient à la fois sur l'Europe avec les pays balkaniques, sur l'Asie, avec l'Asie mineure et sur l'Afrique, avec l'Egypte et la Tripolitaine. Au centre de cet immense empire, la capitale Constantinople (ancienne Byzance) qui deviendra Istanbul, où régnait dans cette période le Sultan Aboul Medjid.

 

Heureuse coïncidence

Nous sommes en 1854. Un autre accident de la mer se produit. Le navire de guerre Henri IV s'échoue à Eupatoria sur la côte Ouest de la Crimée où la guerre engagée par la France, l'Angleterre, l'Empire Ottoman et le Piémont contre la Russie bat son plein.

Marius Michel est chargé de ramener en France le Commandant du Henri IV et son état-major sur son navire L'Amsterdam. Il est convenu qu'il prendra à Constantinople le Général de Montebello chargé de mission en Crimée.

Le Général, Comte Gustave Lannes de Montebello, aide de camp de Napoléon III

Ce dernier presse le Commandant de faire diligence et de prendre les routes les plus courtes. Hélas ! l'absence de signalisation retarde le retour et pour éviter le pire, Marius Michel est au poste de commandes pendant plusieurs jours sans interruption, ne paraissant même pas à la table d'honneur pour le repas.

Les dangers passés, le général aide de camp de Napoléon III entame avec le Commandant une discussion approfondie et pose avec force le problème du balisage des routes maritimes de la mer Noire. Il faut faire vite d'autant que la guerre de Crimée peut se prolonger et il faudra bien assurer les liaisons vers le théâtre des opérations.

Heureuse coïncidence en effet que cette conversation qui arrive à point nommé. Marius Michel expose son projet au représentant direct de l'Empire.

Dès le retour, les évènements vont se préciser en sa faveur. Quelques mois plus tard, le Général de Montebello ayant informé rapidement l'Empereur, ce dernier intercéda auprès du sultan Abdul Medjid pour obtenir de lui un soutien efficace à la réalisation du projet de balisage.

Et voilà comment le 1er Août 1855, Marius Michel fut nommé Directeur des phares de l'Empire Ottoman.

Les premiers travaux furent financés par Napoléon III, qui avança 12 millions de francs-or.

Comme il s'agissait dans l'immédiat de baliser la route des transports militaires s'acheminant vers la Crimée, les prévisions se limitèrent à une quinzaine de phares.

L'administration française des phares et balises avait bien pris en considération le projet du Commandant Michel et c'est elle qui allait se charger de la réalisation avec le concours de la Marine et du Génie militaire.

Mais la guerre de Crimée cessant le 30 Mars 1856, l'urgence du projet ne se posait plus avec la même nécessité. Cependant le Sultan manifesta le désir de le reprendre.

L'intelligence des affaires allait pousser le Directeur des phares et balises vers des entreprises audacieuses. Il lui apparut qu'une situation de fonctionnaire ne lui permettait pas de réaliser de grandes choses. Il décida de s'associer à un homme d'affaires spécialiste des problèmes maritimes, un armateur bordelais, du nom de Camille Collas.

Une merveilleuse aventure allait commencer pour lui.

 

Michel Pacha

La Société Collas-Michel se mit à l'ouvrage, fit des emprunts relativement importants et réalisa les premiers phares. Chaque navire qui entrait dans un port devait payer des taxes non négligeables. L'administration du Sultan n'encaissait rien, mais ne dépensait rien non plus. En quelques mois, les associés touchèrent d'importantes sommes qui permirent le remboursement des emprunts.

La rentrée des capitaux s'accélérait avec la poursuite des travaux. Le nombre des phares construits passe de 15 à 27. Ces résultats grandement appréciés, le Sultan envisagea bientôt d'étendre le système de protection des côtes à tout son empire.

Entre 1855 et 1864, 111 feux seront vendus à l'Empire Ottoman et disposés sur les côtes de la Mer Noire, de la mer de Marmara, de la mer Égée et de la Méditerranée orientale. Et lorsque les travaux du Canal de Suez entrèrent dans leur phase finale, et que le Vice-Roi (ou Pacha) d'Egypte en accorda la concession à Ferdinand de Lesseps, la Société Michel et Collas dut fournir tous les feux nécessaires à la sécurité maritime des côtes d'Egypte et du canal.

Principaux phares installés par Michel Pacha le long des côtes de l'Empire ottoman

On imagine les sommes considérables qui tombèrent dans l'escarcelle de nos associés.

Aussi, des affaires aussi prospères mirent rapidement leur famille dans l'opulence.

Marius Michel qui fut décoré de la Légion d'honneur en 1863 disposait de plusieurs résidences entretenues luxueusement grâce aux fortunes accumulées.

Il vivait tantôt à Constantinople où naquit sa fille Amélie, tantôt à Marseille où son fils Pierre vit le jour. Il se rendait souvent à Paris rue Malesherbes dans le 8ème arrondissement pour la nécessité des affaires. Il y disposait d'importants bureaux (2).

(2) C'est là qu'il rencontre quelques-unes des personnalités importantes avec lesquelles il va nouer des liens utiles, en particulier Ferdinand de Lesseps et le duc de Montebello.

Et comme il se déplaçait souvent de Marseille à Constantinople, il utilisait un yacht splendide qui portait le nom de sa femme Élodie.

Et ses affaires fructueuses n'allaient pas s'arrêter là. Le Sultan Abdul Hamid II lui manifesta la même confiance que son prédécesseur Abdul Medjid. Il lui demanda de faire de Constantinople un port véritable avec toutes structures afférentes : quais, docks, entrepôts, etc... En raison de la puissance du courant reliant la Mer Noire à la Méditerranée et aussi de la profondeur du Bosphore, il avait été jusque-là impossible de construire durablement.

Marius Michel obtint en 1879 une importante concession, créa une société appelée " Société des quais, docks et entrepôts de Constantinople ". Située au point de rencontre de trois continents, cette capitale allait connaître un développement extraordinaire après avoir reçu tous les équipements souhaités par le Sultan.

Ce fut à partir de ce moment-là que Marius Michel deviendra Michel Pacha. Le terme de Pacha était un titre honorifique donné à l'origine dans l'Empire Ottoman aux seuls princes du sang, et qu'on attribua par la suite à de grands personnages, soit qu'ils appartinssent à l'armée ou à l'administration civile, soit qu'ils n'eussent aucune charge dans l'Etat.

Les chefs supérieurs de l'armée, les gouverneurs de province de l'empire le recevaient en priorité.

Et voilà comment l'enfant de Sanary parvint au faîte de la gloire. Il avait alors 60 ans et se trouvait à la tête d'une fortune colossale.

Marius Michel, pacha de l'Empire Ottoman

On pourra remarquer que jusque-là Michel Pacha n'avait exercé ses activités qu'à l'étranger. Cependant il n'avait jamais oublié son village natal. Il y venait de loin en loin car dans la période de sa vie comprise entre 1836 et 1855 il navigua sur des bateaux dont le port d'attache fut Marseille.

Il venait de temps à autre se recueillir sur la tombe de sa mère qui y mourut en 1850.

En 1863, il y acheta une superbe propriété avec maison de maître, maison fermière entourée de 8 hectares de terre.

 

Le Maire de Sanary

Cette acquisition lui permit de renouer de plus près avec la population. Il devint le Maire de son village natal en 1865 et le restera jusqu'en 1872. Toutefois il y résidera par intermittence, ses affaires l'appelant le plus souvent à Marseille mais aussi à Paris et à Constantinople.

Son ambition est de faire de son village natal une petite ville à caractère touristique, accueillante, sans lui ôter ses activités de toujours : la pêche et l'agriculture.

L'administration communale lui apportera bien quelques satisfactions mais aussi d'amères déceptions, le budget étriqué ne permettant guère les réalisations audacieuses qu'il souhaitait. Comme il tient là comme ailleurs à la réalisation de ses projets, il n'attendra pas les lenteurs administratives, il fera des avances personnelles sur ses propres deniers qu'il ne cherchera même pas à récupérer par la suite. Il fit des prêts sans intérêt à la ville et très souvent des dons importants.

Durant son premier mandat, il s'intéressa aux questions maritimes qu'il connaissait bien : aménagements de terre-pleins conquis sur la mer, quais de déchargement de matériaux lourds, construction et extension des quais. Puis ce fut le drainage des eaux pluviales, la recherche de nappes souterraines d'eau potable, l'embellissement des fontaines, l'accès routier de la gare d'Ollioules, la construction d'un lavoir, la réparation et l'agrandissement de l'église, la création d'une brigade de gendarmerie, la construction d'un grand hôtel, l'école Saint-Vincent, une maison de retraite pour personnes âgées, un pont métallique sur la Reppe, le feu à l'extrémité du Port, etc..., nous pourrions allonger la liste.

Dans le cadre des activités touristiques, il créa même un centre de régates nationales dotée de prix offerts par l'Empereur.

L'œuvre de Michel Pacha se poursuivait sous des formes multiples. Aux heures de bonheur, de succès et même de gloire allaient succéder, hélas ! des heures sombres.

En 1872, sa fille Amélie mourut. Elle avait fait la connaissance d'un artisan maçon venu travailler dans la maison de ses parents et tomba follement amoureuse de lui. Sa mère fit tout son possible pour la dissuader de cette idylle, l'obligeant même à la claustration, lui interdisant d'aller à la messe, moment espéré par les tourtereaux pour échanger quelques tendres œillades.

Amélie Michel

Le chagrin fut si profond qu'il exerça ses ravages sur la pauvre petite Amélie, minée peut-être aussi par un mal de langueur. Elle avait seulement quinze ans et demi quand elle succomba.

Rongée par le remords, Madame Michel comprit sans doute trop tard qu'on ne doit pas confondre roture et déshonneur. Michel Pacha profondément affecté par cette disparition prématurée, ulcéré par l'incompréhension de ses concitoyens en désaccord avec certains de ses projets, donna sa démission de Maire.

Il n'allait pas pour autant rester inactif. Des projets grandioses mûrissaient dans sa tête. Il avait passé la soixantaine mais son dynamisme et son génie créateur, malgré les difficultés, les déceptions et même les chagrins, demeuraient intacts.

Les encouragements lui parvenaient des plus hautes autorités. À la dignité de Pacha conquise en 1879 allait s'ajouter celle d'Officier de la Légion d'honneur, l'année suivante.

Quelques années plus tard, en reconnaissance de ses œuvres charitables innombrables et du soutien qu'il apporta aux institutions religieuses locales (Don Bosco, Sœurs de Sanary, église de La Seyne, etc...), il fut récompensé par le Souverain pontife Léon XIII qui lui conféra en 1882 le titre de : Comte Héréditaire Michel de Pierredon (nom de l'un de ses anciens domaines.).

M. Ortolan nous dit dans sa biographie de Michel Pacha que cela fut possible par l'intervention de la fiancée d'Alfred, fils de Marius Michel dont les deux oncles étaient très liés au Pape.

 

À Tamaris et au Manteau

On disait à l'époque que, rentrant d'une tournée vers Constantinople, Michel Pacha, portant ses regards vers Tamaris et le Manteau depuis la Tour Royale, une étonnante révélation lui fit découvrir une ressemblance singulière entre le Bosphore et l'entrée de la baie du Lazaret tant par le découpage de la côte et la nature de la végétation que par la pureté du ciel bleu.

À partir de là, l'idée de créer une station climatique dans son pays, fit son chemin.

Panorama du Bosphore en 1855 :
De gauche à droite, Scutari, Pointe du Sérail, Constantinople, Galata

À Sanary, il avait su compléter et améliorer des structures existantes. Sur les collines vierges de Tamaris, il imagina d'implanter une cité nouvelle avec ses avenues, ses habitations modernes confortables, ses parcs de loisirs, ses structures commerciales, en somme une unité urbanistique jamais vue ailleurs.

Michel Pacha a toujours aimé Tamaris où il se souvient d'avoir vécu avec son père sur le navire au mouillage et, avec tendresse, il revoit la maison du Manteau où des amis l'avaient recueilli pour échapper à la terrible épidémie de choléra de 1835.

La rade et la baie du Lazaret seront plus hospitalières encore quand sera réalisé le projet de la longue digue où les flots déchaînés par vent d'Est se briseront avec fracas et il sera possible d'assainir le bord de mer envahi par les joncs, les roseaux et les siagnes.

Le projet grandiose conçu par Michel Pacha prit corps à partir de 1880. Il fut une grande aventure où il se lança à ses frais et dont la réalisation durera vingt ans.

L'achat des terrains nécessaires lui coûtera deux millions de francs-or pour quatre cents hectares couvrant les quartiers des Mouissèques, du Manteau, du Bois Sacré, de Tamaris, des Sablettes et de l'Évescat.

Un immense chantier s'ouvrit sur la presque totalité des terrains acquis avec des objectifs bien précis : aménagement des voies de communication reliant Tamaris à La Seyne et aux Sablettes, création de la voirie intérieure, construction de l'ensemble urbanistique avec structures économiques administratives et logements, comblement des zones marécageuses du bord de mer, construction de la résidence particulière de Michel Pacha au Manteau, s'étendant à elle seule sur huit hectares.

Tamaris - Le Château de Michel Pacha

Des centaines d'ouvriers se mirent au travail : terrassiers, maçons, charpentiers. La main d'œuvre locale s'avérant insuffisante il fallut faire appel aux Italiens du Piémont pour la plupart.

La colline la plus proche des marécages fut creusée et les déblais acheminés par wagonnets au bord de la mer entre les Sablettes et Valmer. L'origine de ces marécages, c'était la source du Crotton où un lavoir public fut aménagé à proximité de ce qu'on appela le Château Verlaque, disparu aujourd'hui. L'aménagement de la route côtière reliant Tamaris aux Sablettes n'eut pas été possible sans ce comblement de près de cent hectares, complété par le dragage du chenal parallèle à la route emprunté par les steam-boats dont nous parlerons plus loin. C'est ainsi que la Corniche est née.

Chenal parallèle à la route emprunté par les steam-boats

Peu à peu sortirent de terre un ensemble de soixante-dix villas pour la plupart de style oriental, portant des noms évocateurs de la nature : Les Palmiers, Les Acacias, Les Chênes, Les Tamaris, Les Prés, Les Violettes, Les Iris, etc...

Deux hôtels accueilleraient les nombreux touristes qui trouveraient de belles promenades dans les allées ou au bord de la mer, trois casinos pour se distraire, des parcs de loisirs avec pour complément nécessaire : le bureau de poste, le débit de tabac, une boulangerie, une laiterie tenue à l'époque par M. Simian, des fontaines, un port magnifique et ses embarcations, une chapelle desservie par un aumônier ou un missionnaire rentré des colonies.

Tamaris - Vue d'ensemble du Grand Hôtel et de son annexe, la Villa des Palmiers


Casino de Tamaris : la façade


Casino de Tamaris : l'intérieur

Le bureau de tabacs


La chapelle

Des amusements pour les enfants avaient été prévus avec des ânes de selle et des voitures enfantines.

Nous reviendrons sur la vie à Tamaris vingt ans après le début du projet, mais examinons d'abord les prévisions capitales indispensables c'est-à-dire les communications sans lesquelles l'approvisionnement et les déplacements eussent été très difficiles, toutes les habitations de Tamaris et du Manteau étant coupées ou presque de la commune.

Rappelons le sentier cahoteux que George Sand empruntait pour se rendre à la ville en passant par l'Évescat, alors qu'au bord de la mer, il n'existait guère que le sentier des douaniers. Il fallait donc assurer des liaisons à la fois par terre et par mer.

Avant même que les problèmes de voirie ne soient résolus, Michel Pacha avait prévu trois exploitations agricoles qui pourraient assurer un ravitaillement suffisant en fruits, légumes, volailles à l'ensemble des habitants de la future cité.

Si l'on ajoute à cela que les riches terres alluviales du quartier des Sablettes et des Plaines qui s'étendaient depuis le Pont de Fabre jusqu'au bord de mer, offraient des plantations de vignes et d'oliviers, que la pêche dans la baie du Lazaret était très fructueuse, on peut estimer que la population de ce coin de notre terroir aurait pu vivre en autarcie du moins pour l'alimentation.

 

La résidence personnelle

Sur les huit hectares réservés à sa propre résidence, des merveilles vont surgir de ces pentes douces qui montent du littoral jusqu'au sommet de la colline du Manteau : merveilles d'architecture, de sculptures, de plantations, de décorations en tout genre. La description du Château qu'il nous a été donné de contempler dans notre enfance exigerait de nombreux développements.

Le Château de Michel Pacha

Avec ses immenses terrasses bordées de colonnades émaillées, son dôme de style byzantin au faîte duquel brillait le croissant turc, son hall aménagé par des tiges noueuses de bambou, ses vérandas, ses verrières, son kiosque, ce château rappelait à Michel Pacha et c'est ainsi qu'il le conçut, ses longs séjours à Constantinople.

À l'intérieur, le mobilier de l'immense salle à manger, des salons, des bureaux, des chambres ; les décorations murales, les objets d'art auraient satisfait les goûts les plus raffinés.

Tout rappelait la demeure d'un Pacha d'Orient.

La domesticité était confortablement installée dans deux habitations, l'une vers la partie basse de la propriété, l'autre vers le haut de la colline.

L'importante écurie était attenante du logement du maître cocher qui pouvait surveiller ses bêtes nuit et jour ; ainsi que celui du maître jardinier qui avait fort à faire de son côté.

Un complexe pour les transports abritait des charrettes, des coupés, des calèches. Les travailleurs de la terre s'affairaient sans cesse, chacun dans sa spécialité : fruits et légumes, élevage, végétation exotique.

De grandes serres atteignant douze mètres de hauteur, chauffées l'hiver par circulation d'eau chaude, protégeaient les agrumes. Des ananas et des bananiers y parvenaient à maturité. Une serre spéciale pour les fleurs alimentait tout le domaine en espèces d'une variété infinie.

Il avait fallu penser à une alimentation en eau régulière et abondante. Le Château lui-même recevait par gravité l'eau de plusieurs citernes souterraines. Sept puits reliés par des galeries permettaient un arrosage soutenu, l'eau étant relevée par une noria et un moulin-à-vent. Et nous pourrions aussi parler longuement du poulailler, du pigeonnier, de la grande volière où pépiaient, caquetaient, ramageaient les espèces d'oiseaux les plus diverses ; de la lapinière immense à ciel ouvert où couraient les rongeurs fougueux qu'il fallait tirer à la carabine pour la préparation des civets.

Le moulin à vent

Désirait-on déguster une bouillabaisse ? Une friture ? Le cuisinier n'allait pas chercher bien loin. Au port du Manteau, les pêcheurs professionnels apportaient leurs prises et le jour où le mauvais temps interdisait les sorties en mer, on pouvait puiser dans la réserve à proximité du musoir ou s'amarrait le canot de liaison avec le yacht mouillé à faible distance (3).

(3) Il n'avait sans doute pas qu'un seul yacht puisque sont mentionnés dans ce récit l'Orphée et l'Élodie (ce dernier apparemment utilisé pour les traversées Marseille-Constantinople).

Il est bon, nous semble-t-il, de faire une place particulière pour le parc et la végétation, étonnamment diverse comme facture et comme style. C'est toujours à la source orientale que fut puisée l'inspiration du tracé des allées, de la disposition et du choix des espèces végétales.

Ceux de nos concitoyens qui ont pu, dans leur jeunesse, porter leurs pas sur le fin gravier des allées ont éprouvé une succession ininterrompue d'enchantements, car Michel Pacha n'eut pas seulement la passion des affaires, il avait aussi une âme d'artiste. Il sut admirablement associer à la végétation provençale naturelle des collines de Tamaris et du Manteau la végétation exotique acclimatée par ses soins avec des espèces venues des côtes de l'Afrique, des jardins de Byzance et des rives du Gange.

Le regard du visiteur était littéralement happé par un décor féerique, inépuisable pour le plaisir des sens, une végétation locale découverte par George Sand, passionnée de botanique, et que Michel Pacha avait respectée dans l'aménagement de son parc.

On y retrouvait beaucoup de plantes de la presqu'île de Sicié. Parmi les pins parasols aux pommes résineuses, les pins d'Alep au tronc torsadé et les yeuses ou chênes verts, surgissaient parfois des eucalyptus à l'écorce lisse ou des figuiers aux larges feuilles rêches et épaisses.

Toutes les plantes des sous-bois apparaissaient sur les mamelons épargnés par la pioche ou la pelle des terrassiers.

Là, c'étaient les chênes kermès rabougris et épineux, les cistes aux fleurs blanches ou roses, les arbousiers appelés aussi arbres aux fraises que les grives gourmandes venaient visiter à l'automne. Plus loin, c'étaient les lentisques aux baies rouges, les bruyères arborescentes aux innombrables clochettes blanches, les myrtes qui offraient leurs baies violettes aux amateurs de liqueur, les romarins aux labelles bleus, le chèvrefeuille grimpant au parfum capiteux, la salsepareille et ses belles grappes de fruits rouges, et puis la gamme des plantes aromatiques : le thym, le calament, la lavande spic, autant de merveilles dont les yeux ne pouvaient se lasser.

Toutes ces espèces végétales rivalisaient de couleurs, d'arômes et de nectar que les insectes butineurs détectaient de fort loin pour venir s'y délecter.

Aux teintes vives ou pâles, aux parfums flottants se mêlaient les chants des passereaux qui trouvaient là un véritable paradis terrestre.

Michel Pacha sut respecter les beautés naturelles de Tamaris, mais il voulut aussi transplanter sous son ciel d'azur un peu de cette végétation de l'Orient qui l'avait accueilli et captivé, de cette Byzance qui fit sa fortune.

Dès l'entrée du parc, la grande allée conduisant au Château offrait aux regards des palmiers majestueux au pied desquels s'épanouissaient les gynériums argentés, herbe des pampas dont les plumets soyeux pointaient vers le ciel.

La grande allée conduisant au Château

En avançant dans l'allée, on découvrait toute la gamme des palmiers : Kentias d'Australie, Chamærops nains dont le sommet se couvrait de feuilles en éventail, ainsi que des Araucarias, des Yuccas, magnifiques liliacées aux corolles blanches.

Autour du Château, des voies secondaires se détachaient en véritable labyrinthe d'allées. Les unes serpentaient sous des tonnelles de verdure, les autres inondées de lumière, traversaient des plates-bandes fleuries et donnaient accès à des bassins alimentés par de puissants jets d'eau autour desquels flânaient des cygnes blancs.

Vers le haut de la colline, en bordure des sentiers incrustés dans les rugosités de la roche, des nopals (figuiers de barbarie) attiraient toujours l'attention du promeneur par ses feuilles épaisses, charnues, en forme de raquettes hérissées de fines épines.

Toute la gamme des cactées s'était fort bien acclimatée : le cactus vulgaire, le chinopsis, l'échinocactus, tous offrant des fleurs aux couleurs variées. De même pour les nériums ou lauriers-roses, les (lauriers-sauces, les lauriers-cerises, les lauriers du Japon ou camphriers,...). Cet ensemble était admirablement complété par les inflorescences jaunes des mimosas.

Aux limites septentrionales du parc s'élevaient les plants énormes d'aloès semblables aux agaves et dont les feuilles larges et épaisses frangées d'épines dures et acérées constituaient une barrière infranchissable.

Cette visite n'aurait pu se terminer sans atteindre le belvédère, tour hexagonale à trois étages, surmonté d'une étroite plate-forme d'où le regard allait découvrir d'autres merveilles, panoramiques cette fois. À la descente sous un petit bois de marronniers, on était saisi par une odeur délicieuse, enivrante : celle des fleurs blanches d'un magnolia qui s'échappait des gros pétales entrouverts.

Le belvédère

Aux serres réservées aux agrumes et aux fragiles bananiers, s'ajoutaient d'autres vitrages bleutés où poussaient douillettement les plants dont on pourrait garnir les bordures sans cesse renouvelées : bougainvillées, géraniums, bégonias, vandas, primevères, fuchsias, pétunias, œillets, rhododendrons. Qu'on nous pardonne cette énumération cependant très incomplète car il nous ressouvient que devant les serres aux orangers, mandariniers, citronniers apparaissait la flore éclatante des tulipes, des violettes, des héliotropes et des roses qui complétaient admirablement cette symphonie des couleurs et des parfums. Le botaniste ou simplement l'amateur des jardins aurait pu savourer les plaisirs de l'observation une journée entière. En descendant l'allée qui le conduisait au rond-point du départ, peut-être se prenait-il à fredonner des bribes de Mignon, très en vogue à l'époque :

" Connais-tu le pays où fleurit l'oranger
Le pays des fruits d'or et des roses vermeilles
Où la brise est plus douce et l'oiseau plus léger
Où dans toute saison butinent les abeilles ".

Michel Pacha avait su créer de toutes pièces, une merveille de la nature enchanteresse où régnait un printemps éternel.

Le Château fut inauguré en 1884 à peu près à la même époque que la Corniche.

La liaison La Seyne - Les Sablettes commençait de s'effectuer par une route empierrée large de quelques mètres qu'on avait substituée au vieux chemin des Sablettes tortueux où deux véhicules lourds n'auraient pas pu se croiser.

L'élargissement de la Corniche par les Mouissèques et Balaguier fut assez long à réaliser. Quant au sentier raboteux que George Sand empruntait pour se rendre à La Seyne par l'Évescat, il était utilisé davantage par les piétons.

 

Les liaisons maritimes

Avant la venue de Michel Pacha sur les rivages de Tamaris, une liaison maritime exista entre Toulon et Balaguier assurée par l'Entreprise Cabissol et Caffarena ainsi qu'une liaison entre Toulon et Saint-Mandrier fondée par la Compagnie Lambert.

Pendant quelques années, deux fois par jour, le transport des passagers s'effectua par un petit bateau appelé Cros Saint-Georges. Il ne pouvait transporter qu'une vingtaine de passagers.

En 1887, Michel Pacha annonça des projets grandioses pour l'amélioration des liaisons maritimes entre Toulon, Saint-Mandrier, Tamaris, Le Manteau, Les Sablettes par la création de services nombreux et rapides.

Ses puissants moyens financiers lui permirent de livrer une concurrence impitoyable à la Compagnie Lambert qui ne tarda pas à déposer son bilan.

Un premier bateau appelé Eclair arriva de l'Empire Ottoman, où Michel Pacha avait les coudées franches, puis un deuxième qu'il baptisa Le Petit Manteau.

Les succès encourageants le poussèrent à trois autres commandes auxquelles on donna des noms au caractère bien local : Le Seynois, Le Bois Sacré, le Saint-Mandrier. Ces navires pouvaient transporter jusqu'à cent personnes.

Ces liaisons rapides allaient faciliter le peuplement des bords de la baie du Lazaret. De nombreux officiers de marine de haut rang, des amiraux vinrent se fixer dans de superbes villas.

Après la construction des appontements de Tamaris et du Manteau, on procéda au creusement du chenal parallèle à la route conduisant aux Sablettes où un petit port pour les plaisanciers et professionnels de la mer fut établi.

Une fois encore, Michel Pacha puisa-t-il son inspiration à Constantinople ? On peut se poser la question après sa commande de petits bateaux vapeur en bois, construits en Angleterre, identiques à ceux assurant la traversée du Bosphore. On les appelait des steam-boats. Ils rendirent de grands services en reliant des quartiers à peu près déserts où seulement quelques cabanes de pêcheurs témoignaient d'une présence humaine.

Steam-boats au port du Manteau

Ces petits bateaux dont l'unique cheminée centrale crachait des escarbilles redoutées des yeux et des costumes blancs de l'été, portaient des noms locaux comme Le Manteau, Les Sablettes, Tamaris, Saint-Mandrier, ou alors des noms évocateurs de l'Orient comme Bosphore et Stamboul. On en compta jusqu'à six avec L'Express.

Les départs se succédaient toutes les demi-heures et il fallait seulement quinze minutes pour aller de Toulon à Tamaris. Ce service assura le transport Toulon - Saint-Mandrier et Toulon - Les Sablettes avec un tronc commun Toulon - Manteau - Tamaris.

Les ménagères des quartiers riverains de la baie du Lazaret trouvèrent bien commode d'aller faire des achats à Toulon après quinze minutes de trajet. Les ouvriers de Saint-Mandrier travaillant à La Seyne apprécièrent grandement le transport par mer jusqu'à Tamaris. Ils faisaient le reste à pied et ne s'en plaignaient pas.

Plus tard, les étudiants, les touristes estimèrent bénéfiques les initiatives de Michel Pacha, si l'on se souvient que la liaison Les Sablettes - Toulon par les omnibus de l'entreprise Pellegrin se faisait en une heure environ.

Afin que le caractère touristique de Tamaris soit mieux connu des Français et aussi des étrangers, Michel Pacha en appela à la Municipalité seynoise et sollicita son intervention auprès de la Société P.L.M. pour que la station de La Seyne prenne désormais le nom de La Seyne - Tamaris-sur-Mer. L'appellation de la gare fut modifiée par la délibération du 7 juin 1888, mais l'approbation définitive n'intervint qu'au mois d'octobre 1890.

Vers la fin du XIXe siècle, les transformations opérées dans ce coin idéal du terroir seynois furent telles, que le poète Charles Poncy, celui qui avait accueilli George Sand quelque vingt-cinq ans auparavant, écrivit dans ses souvenirs :

" Monter à Tamaris, c'était toujours une fatigante corvée, soit qu'on y vint de La Seyne par l'abominable chemin de l'Abattoir (4) où l'on pataugeait jusqu'aux chevilles, soit qu'on y vint des Sablettes en longeant les sentiers marécageux du rivage.

(4) Avant son transfert au nord du quartier de La Muraillette (à l'emplacement de l'actuelle Mairie Technique) en 1889, l'abattoir, ou égorgerie, se trouvait à l'emplacement actuel du jardin Anatole France. Le chemin en question reliait La Seyne à Tamaris en passant par l'Évescat.

" Comme tout est changé, bon Dieu, depuis lors ! ".

" Un beau chemin carrossable qui domine le flot relie maintenant les Sablettes à Tamaris. Là où il n'existait que des cabanes de pêcheurs et de sordides bastides, presque le désert, des villas splendides ont poussé comme par enchantement et les bateaux à vapeur y débarquent directement de Toulon, des visiteurs par centaines toutes les heures ".

Voilà un témoignage que Charles Poncy apporta dans les années 1889 peu avant sa mort, tout à l'éloge de ce magicien que fut Michel Pacha dont l'œuvre était loin d'être terminée.

Toutefois, comme tous les novateurs, notre mécène ne fit pas l'unanimité. Un journal provincial intitulé Tamaris, paru dans les années 1890 et dirigé par M. Paul Coffinières, publia un article particulièrement sévère pour Michel Pacha et qui aurait sans doute ulcéré le poète. En voici quelques extraits :

" Capricieux souverain dans ses vastes domaines, ce pacha archi millionnaire ne peut admettre que l'on s'occupe, en dehors de lui, de ce merveilleux coin de terre dont il a d'abord, il est vrai, assaini les marécages, mais qu'il a gâté depuis lors journellement au double point de vue de la nature et de l'art.

Les pittoresques et gracieuses collines de Tamaris immortalisées dans leurs beautés naturelles par George Sand ont été sillonnées par lui d'incompréhensibles tranchées, de chemins irréguliers et sans issue, et par suite découronnées de leurs magnifiques ombrages ".

Le journaliste dit plus loin que les constructions sont sans style ni goût, semblables à des villas d'opéra-comique rappelant des chalets suisses ou norvégiens. Le château qui se veut digne de Louis XIV, amalgame du dôme ovale et du croissant de style oriental, présente un ensemble qui détonne au milieu de l'harmonie grandiose de la mer et des bois.

Quant au jardin dont nous avons vanté précédemment les charmes, l'auteur de l'article le trouve minuscule et semblable à une succursale du jardin zoologique de Marseille.

Nous ne saurions décrire la réaction de Michel Pacha à la lecture de cette phrase, mais il est probable qu'elle fut à la mesure de son tempérament abrupt.

Pourquoi le journal Tamaris de cette fin du XIX siècle se voulut-il si acrimonieux dans ses opinions sur Michel Pacha et son œuvre ? On ne sait trop l'origine de cette querelle.

Son correspondant prétendait défendre les intérêts généraux de la commune contre la fantaisie.

On se doute bien que Michel Pacha n'en poursuivit pas moins avec une obstination constante la réalisation de ses projets.

Le petit port des Sablettes construit à l'extrémité du chenal venant de Tamaris permettant aux touristes l'accès de la plage vers le grand large, fut le point de départ du développement impétueux de la station balnéaire avec un grand Hôtel d'une centaine de chambres, des appartements, des salons de lecture ; un casino, un hall immense à l'ombre duquel des centaines de promeneurs, de vacanciers venaient goûter la fraîcheur durant les grandes chaleurs de l'été. Un parc de loisirs avait été aménagé et agrémenté d'une belle végétation de palmiers, d'eucalyptus et autres espèces rappelant le parc de Tamaris.

Dans la même période Michel Pacha envisagea l'assèchement de la lagune des Mouissèques toujours marécageuse. Il se heurta aux ambitions de la Société des Forges et Chantiers de la Méditerranée à la recherche de terrains. Très compréhensif, il accepta, pour aider à l'extension de la construction navale, de lui céder du terrain acquis vingt ans auparavant.

 

1889-1899 : Dix ans de joies et de peines

À 70 ans, Michel Pacha a conservé intactes ses facultés d'initiative, sa volonté d'entreprendre et de réussir et une robustesse physique que le surmenage n'avait pas épuisée.

En Juin 1889, le professeur Raphaël Dubois, Directeur du Laboratoire de l'Université de Lyon vient à Tamaris. Il s'intéresse à la production de lumière par certains animaux marins. Pourquoi vient-il explorer les fonds de la baie du Lazaret ? Parce qu'il sait que le plancton y est d'une richesse incomparable. Un nombre d'espèces considérables y vit et se développe là dans une masse d'eau rarement agitée : poissons, mollusques, crustacés, échinodermes, holothuries, éponges... Tous ces êtres vivants se reproduisent dans une végétation d'une extrême diversité.

Le professeur Raphaël Dubois

Le professeur, spécialiste en biologie sous-marine, rêve d'une station permanente où il pourra installer ses laboratoires.

Il rencontre Michel Pacha, propriétaire des lieux, et lui expose son projet. D'emblée avec sa générosité coutumière, notre mécène offre le terrain nécessaire à la construction et mieux encore détache de son bien une parcelle de 2 715 m2 dont il fait don à la Faculté de Lyon. À cette libéralité, il ajoutera 1 000 m3 de pierres pour la construction de l'édifice, proposant également de recourir à son architecte préféré et ami, Paul Page, et demandant en échange que l'établissement porte son nom. Comme chacun sait, sa volonté a été respectée.

Au cours de la séance du 7 août 1891, le Conseil municipal présidé alors par Saturnin Fabre discuta d'une subvention pour l'aménagement des premiers laboratoires. Puis, devant l'importance de la dépense, il fallut solliciter plusieurs organismes.

L'ultime phase de la création ne se fit qu'en 1898 après la lutte obstinée du professeur Dubois qui dura sept ans. Les charges financières furent assumées par le Conseil général du Var, la Commune de La Seyne, l'Association française pour l'avancement des Sciences, la Société des Amis de l'Université de Lyon, le ministère de l'Instruction publique et de nombreux donateurs désireux d'encourager une œuvre à caractère scientifique. L'inauguration officielle eut lieu en 1899.

La construction de style oriental, comme l'avait souhaité Michel Pacha, retient toujours l'attention des touristes qui y retrouvent les traits de l'art musulman que certains d'entre eux au cours de leurs voyages ont pu observer à Istanbul ou à Cordoue.

L'institut de Biologie Marine Michel Pacha, aujourd'hui

Haut lieu de la recherche scientifique et de l'enseignement depuis plus d'un siècle (Marie Curie y œuvra), l'Institut de Biologie Marine Michel Pacha, antenne de l'Université de Lyon 1, fut le seul institut universitaire au monde créé dès l'origine dans le but d'étudier la physiologie marine.

Dans les années 60, sous la direction du Professeur Gabriel Pérès, les recherches se sont orientées sur la Physiologie animale comparée (mammifères, poissons, mollusques, crustacés) et les relations entre le déroulement des grandes fonctions, le métabolisme et les facteurs du milieu. Ces dernières années, sous la direction du Professeur Gérard Brichon, l'Institut a poursuivi dans cette thématique d'écophysiologie comparée des animaux aquatiques en se focalisant davantage sur les réponses physiologiques des animaux marins face aux variations de leur environnement (salinité, température, alimentation, pollution). Il a aussi participé avec le C.N.R.S. au projet Antarès de construction du premier télescope sous-marin à neutrinos cosmiques en collectant les données reçues d'une station immergée au sud de Porquerolles.

Toutefois, début 2007, force a été de constater que, faute de rénovation et de remise aux normes, le bâtiment était en piteux état et, dans les mois qui ont suivi, des menaces de fermeture de l'Institut se sont précisées, notamment pour des questions de sécurité. Le 1er mai 2008, l'Université de Lyon a décidé d'interrompre les recherches et l'enseignement et de déménager son matériel. Seuls les locaux du projet Antarès restent donc aujourd'hui opérationnels. Depuis cette date, des informations diverses sont régulièrement données : « La fermeture n'est que provisoire... », « Un partenariat avec l'Université de Toulon et du Var, et de la Communauté T.P.M. pourrait sauvegarder l'Institut... » avec installation « soit de laboratoires de recherches liés à la mer, soit le laboratoire Protée actuellement basé à Toulon... », « Le C.N.R.S. pourrait financer la réhabilitation des locaux... ». L'Université « travaille en partenariat avec le C.N.R.S. sur un projet qui concerne la biologie des coraux », mais « cela pose la problématique budgétaire ». Et, pour la ville de La Seyne : « Il est hors de question d'abandonner le site », d'autant qu'elle entend « développer un pôle mer à La Seyne ». Mais aussi, fin 2009 : « Si c'est pour intégrer un vrai pôle de compétitivité, on verra. Mais, pour l'instant, on n'a pas d'argent ».

Mais revenons à l'année 1889 qui fut pour Michel Pacha celle d'une nouvelle épreuve : son fils Alfred Michel de Pierredon âgé de 29 ans mourut à Paris dans des circonstances tragiques. Il laissait deux enfants Thierry et Hubert (5).

(5) Michel Pacha a donné aux deux avenues principales de son domaine les prénoms de ses deux petits-fils : Marie Henri Thierry (1883) et Marie Louis Hubert (1885) nés de l'union de son fils Marie Pierre Alfred (1860-1889) avec la Comtesse Marie-Jeanne Radegonde de Briey des Landres. L'avenue Thierry (ancien chemin vicinal n°3) porte toujours le prénom du petit-fils de Michel Pacha, tandis que l'avenue Hubert est devenue aujourd'hui l'avenue Auguste Plane.
Alfred

Malgré ce deuil cruel, trouvant la force morale pour dominer son chagrin, Michel Pacha tourne ses pensées vers Sanary, son village natal. Trois ans après son malheur, il en redevient le Maire, envisage de nombreux projets pour améliorer la vie de ses concitoyens.

Mais tout d'abord, désireux de réunir les restes mortels de ses deux enfants, il fait construire un magnifique tombeau. Nous sommes en 1892. Qui aurait pu imaginer alors que l'année suivante, sa femme inconsolable, irait rejoindre ses deux enfants dans la tombe ? Alors qu'elle priait pour le repos de leur âme dans le petit cimetière de Sanary, un fou, le propre neveu de son mari, viendra l'abattre de deux coups de revolver.

Ce dernier mourra lui-même à Pierrefeu quelques années plus tard. On avouera que le courage de Michel Pacha fut mis une fois de plus à rude épreuve.

Assassinat de Mme Michel-Pacha (Le Petit Var, 27 août 1893)

Cependant, il continua de suivre attentivement les affaires municipales dont il avait la charge mais aussi, malgré la longue distance qui l'en séparait, de porter le même intérêt sur les travaux de l'ensemble portuaire de Constantinople en voie d'achèvement.

En 1895, une haute distinction lui fut décernée par le Sultan Abdul Hamid II. Il reçut le grand cordon de l'ordre du Medjidie alors qu'il détenait déjà le grade de Roumeli-Beyler-Beyligui ce qui peut se traduire par le Bey des Beys.

Par contre, dans cette période il éprouva de nouvelles déceptions qui le poussèrent à abandonner son second mandat de Maire de Sanary. En voici les raisons : un conflit opposait les pêcheurs de son village à ceux du Brusc pour la fixation des zones de pêche.

Il défendit âprement la cause des siens, convaincu de leurs bons droits. N'ayant pu réussir à fléchir les autorités dans le sens qu'il souhaitait, il préféra donner sa démission par une lettre dont voici le texte intégral.

" J'apprends aujourd'hui 24 juillet 1894 que les réclamations des Sanaryens ont été rejetées et qu'il ne reste plus aucun espoir de faire revenir le ministre sur sa décision, qui paraît lui avoir été dictée par certaines influences. Dans ces conditions et pour la raison que je n'ai pu faire prévaloir auprès de l'autorité supérieure une cause éminemment juste, je ne pourrai plus assurer une fonction de Maire avec tout l'ascendant et l'autorité que le premier magistrat doit légitimement posséder sur ses administrés.

Je vous prie, M. le Préfet, de bien vouloir agréer ma démission de Maire et de Conseiller municipal ".

Avant de se fixer définitivement à Tamaris pour y vivre les dernières années de sa vie Michel Pacha épousera en secondes noces, une Sanaryenne de vieille souche, Marie-Rose Deprat. Il avait alors soixante-seize ans, elle trente-huit.

Michel Pacha et sa seconde épouse Marie-Rose Deprat

Quand les travaux de construction des quais de Constantinople seront inaugurés en 1899, il recevra le grand cordon de l'ordre de l'Osmanie. La même année il sera élevé à la dignité d'officier de l'instruction publique en reconnaissance de sa contribution au développement de la Science avec l'Institut de biologie marine. On peut déclarer qu'en 1899 il est chargé d'ans, d'honneurs et même de gloire.

 

Dernières initiatives

L'œuvre entreprise depuis vingt ans s'achève. Il manquait aux touristes, aux vacanciers un bureau de poste. Michel Pacha offre un local à l'Administration et le 1er Juillet 1900, cette nouvelle structure entrera en service.

Tamaris et le Manteau sont devenus des coins particulièrement recherchés par les étrangers surtout par les Anglais en raison des facilités de change, disait-on.

Des personnalités célèbres connaissaient Tamaris depuis la venue de George Sand. N'avons-nous pas [dans notre chapitre George Sand] déjà parlé du Prince Jérôme Napoléon, de l'écrivain Victorin Sardou, du célèbre acteur Bertin

En ce début du XXe siècle, des hommes illustres viendront à Tamaris goûter la douceur du climat, apprécier la beauté du contour des paysages littoraux dans les premières limousines ou les coupés Panhard.

Malgré son grand âge, Michel Pacha, en pleine possession de ses facultés intellectuelles, entretenait une correspondance suivie et des relations régulières avec le monde des affaires, de la politique, de la littérature, des arts, de la religion.

Citons, d'après une relation de Jean Debout, quelques personnalités qu'il rencontra à Tamaris : Gabriele d'Annunzio le célèbre écrivain et poète italien, chantre de la passion ; le grand musicien Camille Saint-Saëns qui fut pendant quelques temps, locataire d'une villa dans le domaine du Manteau ; Auguste Renoir, le père du cinéaste, connu comme l'un des maîtres de l'impressionnisme.

Si l'on se souvient que Michel Pacha fut l'administrateur des biens de Victor Hugo alors en exil (de 1851 à 1870) on comprendra que les enfants du grand poète se firent un devoir de venir à Tamaris lui exprimer leur profonde gratitude (6).

(6) Cette information, extraite de l'article de presse de Jean Debout (République – Var-Matin du 19 décembre 1983), a été reprise [ci-dessus] par Marius Autran, puis recopiée telle quelle dans une dizaine de sites internet, sans que jamais la moindre source historique n'en soit fournie. Elle est donc très peu vraisemblable, d'autant que : 1) Michel Pacha était proche de l'empereur Napoléon III et donc probablement pas un ami de Victor Hugo ! et que 2) Les deux fils de Victor Hugo, Charles et François, sont décédés repectivement en 1871 et 1873, donc plus de 10 ans avant que Michel Pacha ne s'installe à Tamaris. Que François Hugo ait pu « passer le portail aux lions » semblerait donc relever de la pure poésie...

Le Pacha rencontra souvent des amiraux dont quelques-uns se fixèrent à Tamaris même. Il aimait bien s'entretenir avec eux des questions maritimes, passion de toute sa vie.

L'amiral russe Grigorowitch, qui surveilla la construction à La Seyne des unités navales pour l'empire des tsars, résida souvent dans la villa des Acacias.

Pour la bonne marche de ses affaires, Michel Pacha se rendit souvent à Paris où il rencontrait l'un de ses avocats, Waldeck-Rousseau, qui devait devenir Président du Conseil de 1899 à 1902 au moment où Émile Loubet était Président de la République (1899-1906) (7).

(7) Il semble que Pierre Waldeck-Rousseau ait été attendu à Tamaris mais n'ait pas pu venir. Par contre, le Président de la République Émile Loubet, vint prendre une semaine de repos en 1906 dans la villa Miramar.

Ces deux hautes personnalités du moment furent invitées à Tamaris, dans cette période de l'Histoire de France où se posa le problème délicat de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. On pouvait s'étonner de la rencontre d'un catholique fervent et d'hommes politiques anticléricaux aussi affirmés.

Michel Pacha chercha-t-il à sauvegarder les intérêts des religieuses de la Présentation menacées d'expulsion hors de France dans cette période ? On ne peut que le supposer.

Parmi les hôtes illustres de Tamaris figure également Jean Bosco, fondateur en 1859 des Salésiens, ordre des prêtres de Saint-François de Sales.

Celui-ci avait intéressé vivement Michel Pacha à la création de Classes populaires en faveur des jeunes, mais ce projet n'eut pas de suite favorable.

Signalons également la présence à Tamaris des frères Lumière dans la villa L'Orientale, où un laboratoire fut installé à leur intention.

Nous pourrions allonger la liste de visiteurs célèbres de haut rang qui revenaient périodiquement sur le littoral merveilleux du Manteau, de Tamaris, des Sablettes.

À chaque fois, ils constataient des changements spectaculaires des améliorations de tous ordres : structures d'accueil, transports, etc...

Le grand Hôtel de Tamaris, puis celui des Sablettes, qui devait devenir le Golf Hôtel, furent le point de départ d'une véritable industrie hôtelière dont on peut remercier Michel Pacha. Des centaines d'emplois furent nécessaires : garçons d'hôtels, femmes de chambre, transporteurs, jardiniers, s'affairaient dans le quartier, y compris pendant la saison d'hiver.

Le Grand Hôtel des Sablettes

Les hameaux des Sablettes, de Saint-Elme prospéraient au point qu'en 1902 il fallut construire sur l'isthme une école primaire de deux classes, à ses débuts fréquentée par les enfants des quartiers environnants : Mar-Vivo, le Pas du Loup, Fabrégas, Tamaris, le Manteau, Saint-Elme. Quelques années avant la dernière guerre, les effectifs avaient triplé.

En 1944, elle connut une fin tragique du fait de l'occupant. Elle fut rasée parce qu'elle gênait paraît-il les champs de tir de l'artillerie côtière allemande.

Revenons à Tamaris où les structures hôtelières furent complétées par un restaurant nommé George Sand en souvenir de l'illustre romancière dont le propriétaire M. Sourd assurait aux touristes une pension bourgeoise avec déjeuner à la carte.

La famille Sourd tenait également une boulangerie-pâtisserie et en association avec Curnier, une boulangerie-laiterie, tandis que M. Funnel possédait un café-restaurant et l'Hôtel des Tamaris.

Pendant plusieurs années, M. Gibert assura le débit de tabacs et liqueurs. Dans le même environnement, on trouvait le Café Japonais et le Bar Oriental, avec M. Aymes comme directeur, nom que l'on retrouvait aussi à l'Enseigne du café-restaurant du Manteau. Ces établissements donnaient souvent des concerts, beaux spectacles d'animation pour l'époque, desservis exceptionnellement de jour comme de nuit par la ligne des bateaux à vapeur Toulon-Tamaris.

La villa Tamaris- Pacha

Nous ne connaissons pas avec certitude la destination de cette demeure, construite à partir de 1890, que la tradition orale appelle la Grande Maison. Elle est restée inachevée jusqu'en 1991, date de sa réhabilitation. Son plan cubique, ses frontons décorés de guirlandes, ses grandes ouvertures et terrasses avec balustres, la distinguent de la villa balnéaire et la rapprochent plutôt d'un modèle palatial de style toscan. Ses dimensions exceptionnelles ont pu laisser supposer qu'il s'agissait d'un complexe hôtelier. Mais une tradition veut qu'elle aurait été construite pour Marie-Louise Séris, première épouse de Michel Pacha, dont le décès en 1893 (voir ci-dessus) serait la cause de l'arrêt des travaux. Restaurée, la villa Tamaris-Pacha est aujourd'hui administrée par la Communauté d'agglomération T.P.M. et est dédiée à la création contemporaine : rétrospectives autour d'artistes majeurs, accueil de « L'Œil en Seyne », une manifestation internationale consacrée à la photographie.

La villa Tamaris-Pacha

Nous écrivions tantôt qu'à soixante-dix ans, Michel Pacha avait conservé intacte sa volonté d'entreprendre et de réaliser sans cesse des projets nouveaux.

Il a maintenant quatre-vingts ans et il est stupéfiant d'apprendre qu'il envisage de désenclaver le port de Toulon. Pas moins !

Il constate que la rade fermée par la grande jetée construite depuis une vingtaine d'années pourrait être obstruée, en cas de conflit par quelques bateaux coulés dans le goulet d'entrée et de ce fait tenir l'escadre paralysée à l'intérieur. Un ennemi audacieux pourrait rendre impuissante la flotte de guerre et faciliter ainsi un débarquement de troupes sur les grèves environnantes.

Alors, pourquoi ne pas envisager le percement de l'isthme des Sablettes, au moins pour les petites unités, opération qui leur permettraient une intervention plus rapide vers le grand large en évitant le contournement de la presqu'île de Saint-Mandrier.

Certes, Michel Pacha n'envisageait pas de réaliser cela tout seul. Mais il souhaitait que la Marine nationale tînt compte de ses idées sur les problèmes de la Défense nationale.

Ce projet de percement de l'isthme fut étudié sérieusement par la Marine nationale en 1902 et il apparaît d'après les documents de cette époque qu'elle y renonça en raison des frais d'entretien estimés trop coûteux pour un chenal que la mer aurait constamment obstrué de ses alluvions.

Dans le même souci d'une meilleure défense du Port de Toulon, Michel Pacha envisagea le creusement d'un grand canal faisant communiquer la baie de Brégaillon avec la baie de Sanary de manière que les plus grosses unités puissent se sauver en cas d'un coup de main audacieux contre la base navale de Toulon.

1905 - Dernier grand projet de Michel Pacha : Creusement d'un grand canal faisant communiquer la baie de Brégaillon avec la plage de Sanary

Ce dernier projet, il le chiffra et aboutit dans ses conclusions à prouver qu'il représentait le prix d'un cuirassé. Fallait-il reculer devant la dépense puisqu'il s'agissait de sauver tous les autres ?

Michel Pacha était de ceux qui ne s'avouent jamais vaincus. Jusqu'à 86 ans, avec une étonnante verdeur d'esprit, il aura réfléchi, échafaudé des projets, tenté de les faire aboutir auprès des autorités concernées, tant il avait une vision intelligente sur l'évolution du monde réel.

Quand il savait pouvoir les réaliser grâce à ses propres deniers, alors il n'hésitait pas. Il consacra des sommes considérables à ce qu'on peut appeler sans excès de style un véritable mécénat au sens le plus général du terme.

S'il fallait établir la liste de tous les actes de générosité dont il fit bénéficier son entourage, ses concitoyens, les associations locales, les œuvres de charité, il faudrait y consacrer des pages entières.

Que d'argent n'a-t-il pas consacré à la réfection des établissements religieux : église de Sanary, église de La Seyne en priorité.

Au moment de la guerre de 1870-1871 n'a-t-il pas transformé lui-même ses maisons de la rue Courbet et de Pierredon en infirmerie et en hôpital ?

Sanary lui doit aussi un grand Hôtel, un asile pour vieillards et infirmes, l'école Saint-Vincent, une maison de retraite qu'il paya de ses propres deniers.

C'est lui encore qui payait à Sanary le gardien du feu de l'extrémité du port.

Nous avons déjà souligné ses largesses quand il fallut réaliser l'Institut de biologie de Tamaris puisqu'il offrit le terrain et les pierres nécessaires à la construction.

On relève le nom de Michel Pacha dans les Archives de La Seynoise. La liste des bienfaiteurs mentionne qu'il fit un don de 100 francs-or pour la préparation du Concours international de Lyon en 1894 d'où notre musique revint avec des titres de gloire.

S'il accorda la plus grande générosité aux œuvres chrétiennes, il faut cependant noter qu'il ne fut pas insensible aux appels des Amis de l'Ecole Laïque qui en appelèrent aussi à sa générosité, ce qui témoigne chez lui de sentiments justes et équitables. Il n'était pas de ces philanthropes qui prêchent l'amour des hommes sans accomplir des actes concrets d'humanité.

 

Le déclin de Tamaris

Il se situe à une date extrêmement précise : la mort de Michel Pacha. Ce fut le 6 janvier 1907 au Château du Manteau qu'il s'éteignit à l'âge de 88 ans après une vie bien remplie. Une vie de lutteur, de conquérant pacifique, une vie qui lui réserva bien des satisfactions, mais aussi des heures dramatiques. Une vie faite d'intelligence, d'audace dans ses entreprises, mais aussi favorisée par le hasard et la chance. Ses qualités et des circonstances heureuses lui permirent d'acquérir une fortune colossale dont il fit bon usage comme nous avons essayé de le montrer.

Les autorités locales, nationales et même internationales lui firent des obsèques grandioses que nous retraçons ici succinctement grâce aux renseignements que ses descendants ont bien voulu nous donner. Les archives familiales nous ont été précieuses. Les témoignages vivants devenus fort rares ne sont plus que de vagues réminiscences à exploiter avec beaucoup de circonspection.

Les obsèques officielles de Michel Pacha se déroulèrent le 9 janvier. Le portail monumental dont nous parlions au début de notre récit vit franchir le char funèbre en début d'après-midi.

Les lions de pierre qui, du haut de leur socle blanc, se faisaient face dans une attitude hiératique, virent sortir leur maître pour la dernière fois. Le cortège se forma devant l'entrée où des candélabres voilés de deuil avaient été allumés.


Tamaris - Obsèques de Michel PACHA

Madame Michel Pacha et les deux petits-fils du défunt prirent place derrière le cercueil pour l'accompagner à sa dernière demeure au cimetière de Sanary où reposaient Amélie, Alfred et leur mère Marie-Louise Séris.

Le corbillard tiré par quatre chevaux drapés de noir avait arboré ses attributs des plus grands deuils avec les plumets noirs, des tentures chamarrées de galons d'argent.

Derrière la famille du défunt, des religieuses en grand nombre, des prêtres, des personnalités de haut rang qu'il serait bien long d'énumérer. De fortes délégations de pays étrangers au premier rang desquelles on pouvait distinguer le Consulat Ottoman. Suivaient des délégations de tout le personnel de la propriété personnelle de Michel Pacha ainsi que des stations de Tamaris et des Sablettes.

À 13 h 15 précises, le cortège s'étant formé définitivement aux Sablettes, la longue colonne s'ébranla en direction de Sanary. Une compagnie d'infanterie l'escortait, les fusils pointés vers le sol en signe de deuil.

Tamaris - Vue d'ensemble des obsèques de Michel PACHA

Tout le monde n'aurait pas pu franchir à pied la distance de Tamaris à Sanary, surtout parmi les officiels vénérables.

Alors plus de cent véhicules furent mobilisés et suivirent le corbillard.

Sur tout le trajet depuis le point de départ jusqu'aux Sablettes, tous les bâtiments, l'Institut de biologie, les usines, les hôtels, les ports, les bateaux portaient des drapeaux en berne.


Tamaris - Obsèques de Michel PACHA

Après la cérémonie religieuse, la population de Sanary se joignit à la foule qui venait de Tamaris pour rendre un dernier hommage à celui qui lui avait apporté beaucoup de sa générosité et de son amour. Le professeur Raphaël Dubois prononça un éloge funèbre poignant. Michel Pacha retrouvait la terre qui l'avait vu naître aux côtés des êtres chéris qu'il avait aimés et pleurés.

La tombe refermée le Conseil municipal de Sanary décida d'apposer le nom de Michel Pacha à la place de l'église en témoignage de reconnaissance à l'un de ses enfants devenu bienfaiteur de sa ville natale.

Tombe de la famille Michel au cimetière de Sanary

Après la disparition de son créateur, la station de Tamaris continua de jouer son rôle pendant quelques années, mais l'ambiance allait se dégradant. Les incidents se multipliaient dans les relations internationales, rendant la paix du monde bien fragile.

Les états balkaniques secouaient le joug de l'Empire Ottoman si puissant vers la fin du XIXe siècle.

Vaincue en 1911-1912 par l'Italie qui lui avait pris la Tripolitaine, l'Empire Ottoman fut attaqué en octobre 1912 par une coalition des états chrétiens (Bulgarie, Serbie, Monténégro, Grèce) et perdit toutes ses possessions européennes. Ce fui l'effondrement total auquel Michel Pacha n'assista pas et qui eut des conséquences néfastes sur la gestion de ses biens.

Les sociétés qu'il avait mises sur pied ne bénéficiaient plus des redevances initialement prévues, car les pays qui se libéraient du joug ottoman refusaient d'honorer les contrats passés avec le Sultan. L'Empire Ottoman lui-même ou plutôt, ce qu'il en restait, refusera de payer ses redevances et en viendra à exproprier les sociétaires.

Mais ce furent surtout les changements économiques et sociaux intervenus en France qui furent à l'origine du déclin de Tamaris.

La clientèle étrangère, anglaise surtout, disparut. Pendant la guerre de 1914-1918, les autorités ne se préoccupaient guère des problèmes touristiques. On aurait pu espérer un regain d'activités après la fin des hostilités.

On assista pendant quelques années à une reprise, mais ce fut surtout Les Sablettes qui en profita, étant devenue une station balnéaire connue de toute la France, alors que Tamaris se prêtait beaucoup moins aux joies de la baignade, de la voile, du canotage.

Les moyens de transport avaient bien évolué. La vulgarisation du moteur à explosion, des automobiles, des transports collectifs par autobus, porta un coup sérieux aux compagnies des bateaux à vapeur reliant La Seyne à Toulon, Toulon aux Sablettes par Tamaris et le Manteau.

Les tramways entre Toulon et les Sablettes mis en service en 1908 devaient cesser leur activité avec la deuxième guerre mondiale. Eux aussi furent victimes de la concurrence des transports automobiles. L'on ne vit plus à partir de 1930 les jolis petits bateaux que Michel Pacha avait fait venir d'Angleterre. Il faut bien dire aussi que les frais d'exploitation et d'entretien étaient devenus hors de proportion avec les recettes réelles.

Le Casino du Manteau ferma ses portes, ainsi que le restaurant George Sand et le café Japonais. Par contre, celui des Sablettes maintint des activités prospères qui d'ailleurs se poursuivent aujourd'hui.

Ce fut surtout la deuxième guerre mondiale qui porta le coup de grâce à la station de Tamaris.

Une multitude de bombes s'abattirent sur le domaine de Michel Pacha et des environs lors du bombardement américain du 29 Avril 1944 dont nous parlons longuement dans le présent ouvrage.

La plupart des constructions : château, casinos furent gravement endommagés de manière irréparable. Il fallut détruire des trésors d'architecture et le plus navrant pour les gens du terroir, ce fut d'assister impuissants au pillage des occupants nazis.

Pour ne citer qu'un exemple odieux de la soldatesque, rappelons ici que les immenses tapisseries que Madame Michel Pacha tissa alors qu'elle vivait claquemurée après la mort de sa fille, des chefs d'œuvre de grandeur naturelle représentant des scènes de chasse, furent volées en 1943 par un chef allemand qui commandait une unité d'occupation. Que sont devenus les objets d'art, le mobilier de luxe et autres merveilles accumulées pendant vingt ans dans le domaine des Michel, après l'occupation dévastatrice ?

Les désastres de la guerre s'abattirent aussi sur la station des Sablettes. Les troupes d'occupation avaient ordonné l'arasement du parc et du Casino. Leur cynisme les avait poussés à utiliser, pour ce faire, la main d'œuvre locale, les habitants du quartier eux-mêmes pour couper des arbres magnifiques. Il fallait dégager les champs de tir, disaient-ils.

L'école primaire des Sablettes construite sur l'isthme au début du siècle fut rasée, la population entière évacuée. L'étendue des calamités de la guerre fut enfin limitée par la libération de notre commune en août 1944.

Le Château de Michel Pacha en 1969, peu avant sa destruction (Source : Archives municipales, cote 40S395_1)

Mais ce n'est qu'en 1970, lorsque le problème de la succession de Michel Pacha fut réglé, que les experts ordonnèrent la destruction du Château et que l'on vit dans le domaine s'édifier les nombreuses constructions actuelles.

 

Tamaris dans l'après-guerre

Bien des changements sont intervenus dans le coin idéal choisi par Michel Pacha, il y a maintenant un siècle.

Rien n'est immuable : les êtres, les choses, les lois, les mœurs évoluent sans cesse. Que reste-t-il de l'œuvre de ce mécène dont nous avons voulu perpétuer le souvenir ?

De son propre domaine, peu de choses. Le portail d'entrée et les lions de pierre demeurent. Ils ont été les témoins impassibles du désastre. Restent quelques vestiges immobiliers. Quelques échantillons de la végétation exotique implantée par Michel Pacha ont survécu aux éclats des bombes et de la mitraille. Mais les plus belles richesses ont disparu, hélas ! Il restera tout de même la Corniche dont un tronçon portera désormais le nom de Michel Pacha.

Le portail aux lions, aujourd'hui

Les petits steam-boats qui assuraient la liaison Toulon-Les Sablettes avec arrêts au Manteau et à Tamaris ont disparu. Le chenal parallèle à la Corniche s'est comblé au fil des ans. Certes, il existe aujourd'hui des vedettes rapides du S.I.T.C.A.T qui amènent directement les voyageurs de Toulon vers la plage des Sablettes. Un ponton d'accostage a été aménagé, l'ancien débarcadère du XIXe siècle ayant disparu sous les comblements, à proximité du lavoir public couvert, arasé après la dernière guerre.

Le bâtiment de l'Institut de Biologie Marine continuera d'intriguer les touristes par la beauté de son style oriental.

Tamaris est devenue depuis quelques années la proie des promoteurs. À partir de 1970 où les experts ordonnèrent la destruction du Château, où les lotissements furent possibles, des constructions innombrables sont sorties de terre, rendant le quartier méconnaissable par rapport à ce qu'il fut.

Les ensembles d'habitations confortables portent des noms variés où celui de Tamaris demeure impérativement. On lit au hasard des promenades : le Parc Tamaris, résidence Port Tamaris, les Maisons de Tamaris, les Villas de Tamaris, les Terrasses de Tamaris.

Le style des habitations est loin de faire l'unanimité des urbanistes et des habitants. Ce n'est pas ici que nous allons engager des polémiques.

 

Cent ans depuis

Une page d'histoire locale est tournée. Une grande page qui a fait revivre un seul quartier de La Seyne : celui de Tamaris dont la célébrité a commencé avec la venue de George Sand en 1861 et que le génie de Michel Pacha a marqué de sa forte empreinte pour en pérenniser la réputation.

Le but recherché dans cette relation a été avant tout de retracer la longue vie tourmentée et l'œuvre considérable d'un homme qui ne devait pas être un oublié de l'histoire. D'une histoire que les Seynois n'ont pas le droit d'ignorer pas plus que les citoyens de Sanary, son village natal au développement duquel il participa utilement... Une histoire qui a dépassé largement, comme on a pu en juger, les frontières de notre pays.

Les cent vingt phares qu'il construisit continuent d'éclairer les routes de l'Orient et poursuivent leur mission salvatrice. Cet homme a marqué indubitablement la Société de son temps.

Certes, il n'a pas négligé ses intérêts personnels. La fortune considérable accumulée par un travail acharné, une vive intelligence et aussi une chance inespérée, lui ont permis d'accéder à l'opulence et au luxe sans toutefois le mettre à l'abri des épreuves d'une extrême cruauté.

Il fut de ces hommes courageux et généreux qui cherchent constamment à aplanir la vie des infortunés et des malchanceux.

Certains censeurs impénitents l'accusent d'avoir fait sa fortune par l'exploitation du travail et de la misère des autres.

D'autres lui ont reproché d'avoir aménagé Tamaris pour que les riches viennent se dorer au soleil et il est vrai que pendant vingt ans les hivernants aisés de France et aussi de l'étranger vinrent nombreux fréquenter Tamaris et Les Sablettes pour refaire leur santé précaire.

Raisonner ainsi relèverait d'une étroitesse d'esprit méprisable et d'un manque évident d'objectivité.

Il a profité de ses richesses et en a comblé tous les siens. Rien ne leur a manqué : le Château, les résidences secondaires, les parcs de loisirs, les yachts, les beaux attelages,... mais il n'a pas été un ingrat. Il a rendu à ses concitoyens et à l'ensemble de la collectivité des services inestimables.

Avec Michel Pacha, Tamaris a été le point de départ, il y a un siècle de la création d'une véritable industrie hôtelière à La Seyne. N'oublions pas qu'il fallut des centaines de travailleurs de toutes les corporations pour aménager la station et que par la suite des centaines d'emplois furent créés avec le personnel des hôtels, des casinos, des structures économiques et administratives. Les quartiers de Mar-Vivo et de Saint-Elme se sont développés rapidement grâce à Tamaris et à Michel Pacha.

Nous sommes satisfaits d'avoir joint notre voix à celles d'autres chroniqueurs, écrivains, conférenciers pour rendre hommage à cet homme qui n'a pas eu probablement à redouter le jugement de l'Histoire.



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