La Seyne_sur-Mer (Var)   Histoire de La Seyne_sur-Mer (Var)
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de l'Histoire de La Seynoise
Marius AUTRAN
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Histoire de la Philharmonique La Seynoise (1984)
CHAPITRE QUATRE :
Avec le Président Guérin à l'aube du XXe siècle
(Texte intégral du chapitre)

 

 Natif de Marseille, Joseph Guérin demeurait à La Seyne depuis de longues années, puisque son père tenait boutique à la rue des Maures (appelée depuis rue Baptistin-Paul).

À sa disparition prématurée, la bonne-maman Guérin, aidée de son fils aîné, continua d'exploiter le commerce et le rendit même très prospère.

Joseph avait le goût des études. Sa vive intelligence lui permit d'obtenir rapidement les diplômes requis pour entrer dans le corps des commis de direction des travaux maritimes.

Homme remarquable, d'une extrême sensibilité, Joseph Guérin passionné d'art musical fut longtemps membre honoraire de La Seynoise à qui il apportait fidèlement son appui financier et moral.

Joseph Guérin

On se souvient que le Président Léon Gay avait donné sa démission lorsque La Seynoise avait été débaptisée (1), estimant qu'il ne pouvait présider une association qui avait perdu son nom. Monsieur Dragon en avait pris la présidence à titre provisoire, mais comme il était également membre exécutant, il demanda très vite à être remplacé car il s'estimait surchargé de travail. Les musiciens s'étaient alors tournés vers Monsieur Guérin qui, ne voulant froisser personne, surtout pas Monsieur Gay avec qui il entretenait d'excellentes relations, accepta la présidence en précisant bien que dès lors que La Seynoise retrouverait officiellement son nom, il cèderait la place à celui qui, de droit, devait présider à sa destinée.

(1) Voir Chapitre III.

Il prit donc la tête de l'association le 11 août 1899 alors qu'il était âgé de 36 ans. Deux jours plus tard, il inaugurait la salle de répétitions de l'avenue Gambetta, dite Salle Magnaud.

Sous son impulsion, les concerts reprirent un peu partout, mais principalement à La Seyne, avec la grande fête dite du Sou des écoles laïques ou avec la participation à la grande bataille de fleurs organisée par le groupe Lei Rénaïré. Par ailleurs, des relations étroites s'établirent entre La Lyre Seynoise et les chefs de la Flotte, Monsieur Romain, chef de musique au IIIe Régiment de Ligne et Monsieur Degaye, du 4e Régiment d'Infanterie de Marine.

Depuis que La Seynoise avait été reconstituée - même sous un autre nom - les sociétés musicales du département avaient toutes manifesté leur joie par des lettres, des télégrammes ou des visites de courtoisie, et le courant de sympathie fut tel qu'au mois d'octobre 1899, le Président Guérin reprit la plume pour demander au Préfet que la philharmonique soit autorisée à porter à nouveau son nom initial.

La réponse se fit attendre longtemps.

Alors, le Président, poursuivant obstinément son but, déclara devant tous les adhérents qu'avant la fin de l'année l'association se distinguerait par une véritable action d'éclat. On verrait alors de quoi La Seynoise était capable.

Il avait en effet réussi à faire admettre qu'une propagande intensive, inégalée, porterait à un très haut niveau le renom de son association à telle enseigne que les Pouvoirs publics, ébranlés, seraient dans l'obligation de rétablir l'association dans la plénitude de ses droits.

C'est là que se place la randonnée inoubliable de Montrieux dont nos anciens nous parlaient encore cinquante années plus tard.

Le but recherché n'était pas seulement d'intéresser les membres de la Société, leurs parents, leurs amis, leurs partisans à une sortie dont le caractère culturel et distractif n'échappait à personne. Il s'agissait d'abord d'une démonstration massive dont la puissance forcerait l'admiration des populations et impressionnerait sans nul doute les Pouvoirs publics.

Et puis, il faut bien dire que cette excursion était pour la plupart des Seynois une occasion rêvée de découvrir les pays environnants. En cette fin du XIXe siècle, les moyens de locomotion ne permettaient pas de faire du tourisme.

Il y avait bien le chemin de fer qui, arrivé à Toulon en 1860, se prolongea jusqu'aux Arcs en 1862, mais les gros bourgs et les villages n'étaient desservis que par des pataches, des omnibus tirés par deux ou quatre chevaux. Dans les meilleurs de ces véhicules, on entassait une vingtaine de voyageurs et leurs bagages et la vitesse de l'attelage au pas n'excédait pas sept kilomètres à l'heure. Le petit trot permettait bien de gagner deux à trois kilomètres à l'heure, mais les côtes fréquentes contraignaient les cochers à ménager leurs bêtes, ce qui donnait lieu à des retards importants.

Nos anciens nous ont souvent raconté le pittoresque de ces voyages cahotants sur les routes empierrées, plus ou moins bien entretenues, ce qui les transformait en bourbiers à la mauvaise saison, pour peu que la recharge en cailloux se fasse attendre.

Les nantis se déplaçaient plus aisément en calèches ou en cabriolets aux attelages rapides et sûrs, mais nos ouvriers des chantiers navals ou de l'arsenal, nos portefaix, nos taillandiers ou nos calfats, tous ces gagne-petit étaient loin du compte.

Ils ignoraient donc la richesse des contrées qui s'étendaient à quelques kilomètres de notre commune. Aussi ouvraient-ils grands leurs yeux et leurs oreilles lorsque ceux qui avaient eu le privilège de voyager racontaient les péripéties véridiques ou fictives de leurs périples.

Les voyages collectifs, organisés par des sociétés comme La Seynoise, permirent aux Varois de se mieux connaître. Ainsi les habitants du littoral purent-ils découvrir les productions de divers terroirs de leur département : les châtaignes de Collobrières, les tapis de Cogolin, les poteries de Salernes, les huiles de Cotignac, les tanneries de Barjols, les truffes de Quinson, etc.

Puis on se hasarda plus loin encore et nos concitoyens purent découvrir les perspectives grandioses des gorges du Verdon, l'austère noblesse de la basilique de Saint-Maximin ou les frondaisons altières du massif de la Sainte-Baume.

Nos grand-mères aimaient raconter à leurs petits-enfants les journées inoubliables qu'elles vécurent lors de leurs premiers pèlerinages au Saint-Pilon, les nuits passées dans la grange de fermes hospitalières, enfoncées dans le foin où elles trouvaient un sommeil parfumé et craquant.

Voilà donc dans quel contexte se situait le projet du Président Guérin qui avait d'abord pensé à une excursion à la Sainte-Baume. Mais La Seynoise se défendait de toute propagande politique ou religieuse ; nous étions alors en plein dans la période laïque et radicale qui allait conduire à la séparation de l'Église et de l'État et il ne fallait pas avoir l'air d'organiser un pèlerinage. Les mauvaises langues se seraient emparé de cette erreur pour retourner la manifestation contre ses instigateurs. On avait donc finalement opté pour Montrieux en raison de la distance raisonnable séparant notre ville de la vallée du Gapeau qui demeure en toute saison, un site incomparable.

 

Une journée inoubliable à Montrieux

Depuis le mois d'août, le Président Guérin avait échangé une correspondance abondante avec les entreprises Pellegrin et David qui s'occupaient de transports par omnibus. Il s'agissait de mettre au point les moyens de déplacement, les tarifs, l'itinéraire, les lieux de stationnement, les points d'eau, etc.

Il avait été entendu que le cortège remonterait la vallée du Gapeau jusqu'au pont qui conduit à la Chartreuse et qu'au retour, pour varier l'itinéraire, on passerait par La Castille, La Crau et La Garde.

Le nombre des inscrits s'éleva à QUATRE CENT QUARANTE-CINQ personnes. Pour les transporter, ce sont VINGT-DEUX omnibus qui furent retenus, ce qui demanda de prévoir pour les quatre à six chevaux de chaque attelage des animaux de remplacement, des aliments, mais aussi pour chaque voiture des pièces de rechange permettant d'affronter d'éventuels incidents mécaniques. Car aussi rudimentaires qu'aient pu être les transports hippomobiles, ils n'excluaient pas les pannes d'ordre mécanique... Déjà ! Et ce fut une véritable expédition que le Président Guérin mit sur pieds.

S'il fut convenu que le départ aurait lieu discrètement au lever du jour, une autorisation fut demandée au Maire pour organiser un défilé lors du retour en ville, musique en tête. Là, le remue-ménage que ces vingt-deux véhicules lourds provoqueraient à La Seyne ne passerait pas inaperçu, surtout à la nuit tombante, entre le Boulevard du Quatre-Septembre, le Cours Louis-Blanc, la rue Cyrus-Hugues, la rue Hoche et l'Avenue Gambetta.

Au petit matin de ce 10 septembre 1899 s'ébranla la cohorte en direction de Toulon où l'on se tint coi, se réservant pour le soir de laisser libre cours à son enthousiasme. Néanmoins, le charroi de ces lourds véhicules sur les pavés disjoints depuis le Pont du Las jusqu'à Saint-Jean-du-Var ne manqua pas d'intriguer les citadins derrière leurs croisées. Mais Monsieur Guérin qui ne laissait rien au hasard avait écrit à tous les Maires des communes traversées, dans le style courtois qui lui était familier, pour les informer du passage de la grande équipée seynoise. La population des villages concernés avait été informée de l'événement par la trompette, le tambour et les vociférations du garde champêtre. Quelle aubaine ! Quel spectacle en perspective ! De la musique à La Farlède ? À Solliès-Pont ? À Belgentier ?

Ceint de son écharpe et dûment endimanché, Monsieur le Maire entouré de son Conseil municipal accueillirent dans chaque localité les notabilités seynoises. Un cérémonial fut mis en place devant l'Hôtel de Ville où s'échangèrent des paroles amicales. Le village avait son air de fête et quelques jours auparavant, le cantonnier aidé de son adjoint avaient nettoyé méticuleusement la place de la Mairie qui semblait un sou neuf. Dans la population curieuse et avide de distractions trop rares, la seule annonce du passage de nos musiciens avait semé une effervescence indescriptible.

- Ils viennent de La Seyne, ces musiciens : Ils sont chanus, vous savez, ils ont gagné des concours en pagaille, même.
- Oh dites ! vous croyez pas qu'on pourrait l'avoir, nous aussi, notre musique ?
- Ate sûr ! Le Maire, il l'a dit qu'il était pour de créer une société de musique.
- À La Garde, tè ! ils en ont bien une de musique. Et pourtant, sas, c'est un villageon comme nous autres.
- Hè pardi ! Moi je m'y vois là, avecque un petit orchestre, on pourrait se faire des petits bals, là, de temps en temps. Ma chère ! Et puis nos jeunes, au moins, ils resteraient au village, ils iraient pas en galère chercher ce qu'ils auraient devant leur porte.

Et les conversations allaient bon train.

Enfin, le convoi était annoncé par une nuée d'enfants qui, à l'orée du village avaient fait le guet et revenaient en piaillant, courant à perdre haleine. Assemblés à grands cris, les badauds attendaient l'arrivée du cortège, tendant le cou pour ne rien manquer du spectacle. Depuis la veille, les commerçants avaient garni leurs vitrines. Le boulanger avait cuit au four chauffé par des fascines de pin, les galettes à l'huile et aux grains d'anis que les visiteurs s'arracheraient, les paysans tenaient en réserve du vin cuit ou du vin de noix qui raviraient les palais amateurs. D'aucuns présentaient même des volailles plumées dans l'espoir d'une clientèle providentielle.

On attendait.

Alors, une sonnerie de trompette anticipa l'arrivée de la cavalcade entraînant à sa rencontre le reflux d'une nuée d'enfants débraillés et criant leur enthousiasme. Et dans la perspective de la rue qu'ombrageait une voûte de platanes encore verts, dans une gloire de poussière et de soleil matinal, les premiers véhicules entrèrent dans le village. Déjà, au-dessus de la tête du président, on distinguait l'emblème de La Lyre Seynoise tandis qu'en un flot irrésistible, la longue file de véhicules passait au milieu des badauds.

Aux premières notes de la fanfare, aux premiers accents des vibrantes Marseillaises qui allaient rythmer la journée, les derniers retardataires accouraient et c'est le village entier qui se pressait autour de l'étendard de notre association qui, pour la circonstance, arborait toutes ses médailles. Et il n'en manquait pas ! Les musiciens, à qui la casquette blanche frappée de la lyre dorée donnait fière allure et grand air de sérieux forçaient l'admiration.

Puis, après les acclamations et les bravos qui saluèrent l'aubade, chacun lia conversation avec son entourage. Le Président promit à Monsieur le Maire de revenir peut-être pour une journée entière, cette fois ! Alors s'organisait en impromptu un bal où tournoyaient dans la joie les anciens et les jeunes aux accents d'une polka, d'une scottish ou d'une mazurka. Que d'heureux moments en perspective !

Mais à l'étape suivante, d'autres attendaient et il fallait se presser car la route était longue. Les responsables enjoignaient aux cochers de rassembler les occupants de leur voiture et surtout de n'en pas oublier.

Et la caravane reprenait la route, laissant dans la tête des villageois le souvenir d'un tourbillon de musique.

Depuis La Farlède, à chaque étape le prestige de La Seynoise allait croissant et à travers le talent de ses musiciens, sous la conduite de leur chef Marius Silvy, c'est toute notre ville de La Seyne qui recueillait des lauriers.

Pensez aussi à l'image de marque que défendaient ces instrumentistes : d'origine modeste, ils étaient capables, en interprétant les oeuvres des plus grands maîtres de la musique, de faire vibrer les foules dans ces campagnes paisibles. Grâce aux sons que tiraient de leurs instruments ces ouvriers aux mains calleuses et musclées ces artisans tout le jour courbés sur le métier, ces employés dont les heures passées à la table avaient voûté l'échine, grâce à tout le coeur qu'ils mettaient à faire de la musique, des écoliers, des garçons de ferme, des hommes de peine enfermés dans leur dur travail quotidien pouvaient, l'espace d'un bref concert, recevoir comme la révélation de la Musique. Et peut-être que demain, remués par un si beau langage, les plus sensibles et les plus touchés éprouveraient le besoin de rejoindre la petite fanfare locale et d'y découvrir un monde pour eux tout nouveau et source de bien des joies.

Accompagnant le prestige de nos musiciens, c'était l'image de marque de notre ville et de ses Chantiers que l'on applaudissait aussi. On savait que ces hommes coiffés de la casquette blanche étaient pour la plupart les mêmes qui tout au long de l'année construisaient ces monuments d'acier qui s'en allaient sur toutes les mers faire flotter nos trois couleurs. D'ailleurs, ce sentiment était très prégnant dans La Seynoise puisque, plus tard, Monsieur César Castel dont il sera question plus loin et qui assura la direction de la musique pendant de nombreuses années se plaisait à répéter « Nous sommes des ouvriers musiciens ».

La colonne s'avançait donc, sous le ciel radieux, laissant derrière elle des souvenirs et beaucoup de poussière.

Dans la vallée du Gapeau, il fallut ralentir l'allure car la route sinueuse, parfois montante, imposait aux cochers de ménager l'attelage. Les voyageurs, surtout ceux de l'impériale, avaient alors tout leur temps pour contempler à loisir la nature dans toute sa splendeur. Surtout que la vallée du Gapeau était en cette fin d'été particulièrement belle. Alors songez à l'émerveillement de nos Seynois quittant nos collines arides que l'été avait encore rendues plus sèches, pour trouver cette vallée où de toutes parts couraient ruisseaux et cascatelles, traversant des prés verts et gras, d'opulents vergers de poiriers, pommiers, cerisiers... Les quelques cultures maraîchères que l'on apercevait entre les bosquets de hêtres, de chênes, d'aunes et de coudriers faisaient bien des envieux parmi les Seynois victimes de l'impitoyable sécheresse.

Le Gapeau, dont l'eau dévalait parfois en cascades avait assez de force pour actionner de petites industries, comme la fabrique de papier de Martinet ou le moulin à huile de Pachoquin.

Et nos Seynois en caravane avançaient vers Belgentier laissant à chacun le loisir de contempler de chaque côté de la route les restanques, ouvrages admirables en pierres sèches et qui soutiennent des faïsses, langues de terre arable où s'alignaient des oliviers parfois centenaires. Au-dessus des cultures, la garrigue reprenait ses droits étageant ses touffes de genêts tandis que les pistachiers, les romarins et toutes ces plantes parfumées de nos collines, enrichissaient le paysage de la douceur de l'automne provençal.

Le moindre recoin de paysage était un ravissement pour les yeux.

Dans le cortège qui avançait, on s'interpellait d'une voiture à l'autre pour échanger des impressions ou des plaisanteries et le Président Guérin, toujours souriant, légitimement heureux de conduire cette véritable expédition ne pouvait se retenir de s'exclamer régulièrement : « Pas vrai qu'il est beau, notre pays ! » On entendait alors une voix féminine s'élever, chantant l'air fameux de Mignon : « Connais-tu le pays où fleurit l'oranger, le pays des fruits d'or et des roses vermeilles ». Et André Garro, farceur invétéré, blagueur impénitent, apportait en Provençal sa note humoristique : « Avèn bèou tèms ! Fa un poou caud et lou poou d'èr qué l'a, lou mistraou l'embalo ». Et les fouets qui claquaient effrayaient les agasses qui, d'un vol hésitant, se posaient à la cime d'un arbre en caquetant de loin.

Parfois, la caravane croisait des travailleurs de la terre juchés sur leur charrette lourdement chargée, ou des cantonniers occupés à casser à l'aide d'un petit marteau fixé au bout d'un long manche flexible, les cailloux qui serviraient à empierrer la route.

À chaque fois c'étaient des appels joyeux, des plaisanteries lancées à ces gens qui s'étonnaient d'une telle cohorte. C'était peut-être la première fois qu'ils voyaient autant d'omnibus à la fois.

Enfin, les premières maisons de Belgentier apparurent derrière les rideaux de verdure. On aurait bien voulu s'attarder sous la fraîcheur des platanes, mais la halte fut de courte durée : juste le temps d'exécuter un pas redoublé qui rassembla en un clin d'oeil les habitants jeunes et vieux et plongea le village dans l'euphorie.

Mais la forêt de Montrieux, vierge comme celle de la Sainte-Baume, attendait des visiteurs d'un genre qu'elle n'était pas accoutumée à recevoir. Encore quelques kilomètres et l'on abandonna sur la droite la route de Méounes et l'empire verdoyant des pinèdes pour s'engager sur la route de Signes qu'on suivait jusqu'au pont qui donne accès à la Chartreuse. À partir de là, la nature offrait aux Seynois un paysage sans pareil aux attraits infiniment variés.

Le pont rustique n'était alors qu'une passerelle que seuls pouvaient franchir les piétons. L'eau bouillonnante et fraîche qui roulait au-dessous, sur les cailloux moussus, ne manqua pas d'attirer les enfants qui se précipitèrent au bord du courant en poussant des cris perçants, sourds aux injonctions inquiètes de leur mère.

Les véhicules avaient été remisés non loin de là. Les chevaux, dételés, étaient mis à l'écart sous les frais ombrages, le picotin sous le museau, broyant l'avoine d'un bruit sourd. Leurs gros yeux globuleux où se reflétait le paysage semblaient rêvasser devant une nature si accueillante.

Les musiciens et leurs amis, chargés de leur précieux casse-croûte, s'égaillaient dans les bois dont on admirait les essences variées, si différentes de celles qui peuplent nos rivages, les hêtres au fût élancé, droit et verdâtre, les frênes à l'écorce lisse, les chênes centenaires, les tilleuls entremêlés d'érables aux feuilles couleur de sang... Les hautes frondaisons se refermaient sur les sombres ramures des ifs, du houx, des lierres et des fusains et nos citadins ne se départissaient pas d'un sentiment de ravissement général.

Mais peu à peu le tohu-bohu du pique-nique déballé se calma et chacun n'eut d'autre souci que de faire convenablement fonctionner ses mandibules.

Les cochers, restés près de leurs bêtes sur lesquelles ils avaient jeté une couverture de peur qu'elles ne prennent froid, ne restaient pas inactifs. Avant de prendre leur repas, il fallait d'abord qu'ils assurent le ravitaillement en eau des quelque quatre-vingt dix chevaux au repos, puis observer leur comportement pour prévenir une éventuelle blessure ou le signe avant-coureur d'une douleur. Puis il était indispensable de graisser les moyeux des roues et de vérifier la mécanique qui assurait le freinage des lourdes voitures.

Quand tout serait en ordre, alors seulement ils pourraient prendre un peu de repos et se sustenter.

Mais ce sont sans doute les milliers de passereaux qui furent les plus troublés lorsque nos Seynois déferlèrent sur les rives ombragées du Gapeau. Ils restèrent un moment cois avant de reprendre leur étourdissant ramage.

Le solide appétit de nos concitoyens, aiguisé par le grand air, eut bientôt raison des salades de tomates, d'oeufs durs et d'oignons crus. Certains avaient acheté de belles miches encore chaudes au passage de Solliès-Pont et de Belgentier. Comment ne pas dévorer aussi ces bonnes charcuteries (commandées probablement la veille chez Victor Hermite, le charcutier du Cours Louis Blanc), dans ce cadre enchanteur de verdure, de fraîcheur et d'arômes vivifiants ?

Auparavant, les amateurs de Pernod avaient su recueillir l'eau claire qui coulait partout à profusion dans cette forêt sacrée qui n'avait jamais été livrée à la coupe des forestiers.

Puis, le repas terminé, chacun alla s'ébattre à sa guise et certains de nos concitoyens voulurent visiter la Chartreuse et là se place une anecdote qui vaut d'être racontée.

Les héroïnes en sont Hortense et Anaïs, deux Seynoises à la bonne humeur intarissable. Elles avaient parié de pénétrer dans la Chartreuse dont l'accès était interdit aux femmes. Elles se déguisèrent alors en hommes - maladroitement, sans doute - car elles furent repérées par les moines qui accoururent pour les chasser et les réprimander vertement. Nos deux farceuses s'exécutèrent et repassèrent le portail en riant comme des folles sous les regards des moines ulcérés.

Il n'y avait là rien qui puisse surprendre : un règlement avait été enfreint et la discipline des ordres religieux, surtout à cette époque, se devait d'être observée avec rigueur.

Mais ce qui surprit grandement les visiteurs, ce fut l'arrivée de moines porteurs de torches enflammées qu'ils promenèrent au ras du sol, sur les pas de nos concitoyennes, pour exorciser le démon. « Ah ça, par exemple ! - disait Hortense - Mais ils nous ont prises pour des femmes de mauvaise vie... ! ». Et tous les témoins de rire franchement en se promettant bien de raconter la chose, dès le lendemain, à toute La Seyne. Et ils y réussirent à ce point que l'anecdote est parvenue jusqu'à nous. Mais à chaque fois que l'histoire était évoquée en sa présence, Anaïs ajoutait, maligne : « En attendant, tè ! On l'a gagné, notre pari ! ».

Ce que fut le retour du convoi qui passa, nous l'avons dit, par la Castille, La Crau et La Garde, il serait bien long de le décrire par le menu. Partout on retenait les musiciens, on entonnait quelques mesures et même, parfois, on improvisait des bals sur la place du village. Quel triomphe pour La Seynoise, malgré, quelquefois, des couacs que lâchaient, à bout de souffle, des musiciens victimes de généreuses libations.

Alors le chef Marius Silvy, aidé de toute l'équipe dirigeante, se fit un devoir de hausser le ton afin que le retour se fasse sans encombre.

Et La Seynoise reçut partout les honneurs des foules, des notables, et les vivats reprirent de plus belle quand, à la nuit tombante, les omnibus vinrent cahoter sur les pavés de La Valette, de Saint-Jean du Var et de Toulon.

Après la démonstration de la grande bataille de fleurs, cette sortie en masse devenait la consécration de la puissance d'organisation de La Seynoise, société parmi les plus vénérables et les plus représentatives de notre cité, du point de vue culturel, et dont l'autorité grandissait de jour en jour dans l'esprit de nos concitoyens.

À La Seyne, le défilé du retour s'organisa, musique en tête, à partir du Boulevard du Quatre-Septembre où on laissa les omnibus. Il déclencha dans la population un mouvement de liesse irrésistible malgré l'heure tardive.

Ceux qui avaient voulu dresser des obstacles devant notre philharmonique, âgée tout de même de soixante ans déjà, virent leur entreprise capoter lamentablement.

Les jours suivants, la presse locale ne tarissait pas d'éloges, dans ses comptes-rendus, sur les organisateurs d'une telle sortie excursion en tous points réussie. Le Petit Marseillais, qui avait fait campagne contre La Seynoise quelques mois auparavant, chercha bien à minimiser la réussite mais la presse, dans son ensemble, rendait hommage au dynamisme des dirigeants, à la volonté des adhérents qui poussaient toujours plus loin des succès dont, au bout du compte, la renommée de notre ville tout entière serait créditée.

 

Une nouvelle équipe municipale

Le résultat de ces actions de masse ne se fit guère attendre. L'année suivante, à l'aube du XXe siècle, La Seynoise triompha de toutes les mesquineries dont elle avait été victime. Ce fut la population elle-même qui la vengea et qui provoqua à la faveur des élections municipales du 6 mai 1900 un changement d'équipe. La décision injuste et illégale de Monsieur François Bernard avait finalement amené des désordres, des querelles fâcheuses pendant plusieurs années dans notre bonne ville. Tout cela aurait pu être évité si un minimum de bon sens avait prévalu dès les premières discussions.

 

La victoire

Dès son accession au poste de Premier Magistrat, Monsieur Julien Belfort demanda à la Préfecture l'annulation de l'arrêté municipal de dissolution. Il l'obtint le 19 mai 1900 et en donna sur l'heure connaissance au Président de La Seynoise. La nouvelle fut accueillie avec un sentiment de joie mêlée de soulagement.

Le Président Guérin, dont la persévérance ne faillit jamais avait porté le conflit jusque devant la plus haute instance, le Conseil d'État, appuyé en cela par ses nombreux amis parmi lesquels se trouvaient des juristes éminents. Après toutes ces années de luttes acharnées, d'actions massives dont l'ampleur avait passionné les mélomanes seynois, mais aussi ceux de toute la région, La Seynoise était enfin autorisée à reprendre son titre officiel de Philharmonique La Seynoise avec cet avantage supplémentaire que constituait la Capacité juridique dont peu de sociétés de l'époque avaient la jouissance.

 

Le Président Guérin va-t-il se retirer ?

On se souvient qu'au moment de son élection à la Présidence, Monsieur Guérin avait tenu à préciser qu'il cèderait sa place à Monsieur Gay lorsque l'association reprendrait son véritable titre. Aussi quand fut connu l'arrêté du 19 mai, Joseph Guérin proposa-t-il de s'effacer devant son ami Léon Gay.

Dans ce type de questions, les braves gens savent toujours trouver des solutions équitables et éviter des conflits dont les rancoeurs persistantes ne s'effacent jamais tout à fait.

Après quelques discussions sans passion, Monsieur Guérin accepta de garder la présidence à condition que Léon Gay devienne Président d'Honneur. Ainsi fut fait à la satisfaction générale.

 

L'oeuvre du Président Guérin

Monsieur Guérin allait devenir l'âme de la société reconstituée dans la plénitude de ses droits.

Sa première préoccupation fut le remaniement du règlement intérieur dans le sens du renforcement de la discipline générale que les années d'inaction ou d'activités plus ou moins « clandestines » avaient contribué à dégrader profondément. Ainsi cet homme remarquable par sa courtoisie eut assez d'autorité bienveillante pour faire admettre par tous les adhérents le principe d'un règlement intérieur sévère qu'une Assemblée générale adopta. En même temps, comme il fallait aussi renflouer la trésorerie mise à mal pendant plusieurs années, un système d'amendes fut institué dont nous donnons ci-après le détail qui est, on le verra, pour le moins savoureux :

Amendes :
Retard à la répétition sans motif valable 0,15 f
Manquer une répétition sans motif valable 0,50 f
Manquer deux répétitions successives 0,75 f
Manquer trois répétitions successives 1,00 f
Manquer quatre répétitions successives Radiation
Fumer pendant la répétition 0,10 f
Interrompre la répétition ou la réunion 0,25 f
Interrompre une observation du Chef 0,25 f
Jouer sans autorisation dans un instrument autre que sa partie 0,25 f
Assister à une sortie sans casquette 0,50 f
Manquer une sortie sans motif valable 2,00 f
Quitter les rangs mal à propos 0,25 f
Manquer un convoi funèbre 2,50 f
S'esquiver pendant une sortie 1,00 f
Manquer une réunion sans motif valable 0,50 f

Le Chef aura le droit d'infliger des amendes de 0,25 F contre tout membre par mesure disciplinaire.

Toute amende non payée dans les délais d'un mois par mauvaise volonté sera doublée.

Tout membre qui refusera de payer une amende infligée sera exclu après avis de la Société.

Le 27 août 1899

le Président Guérin

 

Tout cela fait bien sourire aujourd'hui, mais démontre clairement, en fonction du montant des amendes, ce qui était considéré comme une faute grave ou comme une erreur excusable. Néanmoins, on a une pensée émue pour le responsable de l'application d'un tel règlement. Les archives ne disent pas s'il eut ou non fort à faire.

Donc, une fois que La Seynoise fut réinstallée dans ses droits, elle connut un succès grandissant et la réputation prestigieuse qu'elle avait acquise lui imposa des obligations nouvelles.

Le retentissement de l'imposante sortie-excursion à Montrieux avait été tel qu'au dépouillement de son courrier quotidien le Président Guérin éprouvait les plus grandes joies en lisant les invitations, les demandes pressantes émanant des localités les plus éloignées. Que ce soit pour des festivals, des inaugurations ou des fêtes populaires, La Seynoise était souvent appelée à se produire hors de la commune ce qui, s'ajoutant à ses prestations locales, notamment lors de réceptions officielles à l'Hôtel de Ville, lors des lancements de bateaux ou à l'occasion du passage d'un navire étranger dans la rade, faisait un beau volume d'activités. Citons également les sollicitations de l'association ouvrière le Sou des écoles laïques ou les demandes de participer aux cérémonies de distribution de prix et des livrets de la Caisse d'Épargne en fin d'années scolaires, cérémonies que clôturaient souvent un concert.

Mais La Seynoise ne dédaignait pas non plus de prêter son concours aux organisateurs de La Pastorale de Maurel dont les représentations avaient alors lieu à l'Eden-Théâtre ou au Cercle des Travailleurs.

Il existait au début du siècle une association dite Groupe des bons Provençaux qui organisait à Marseille des concours de Pastorale. Le 25 décembre 1901, La Seynoise obtint le diplôme d'honneur « pour la meilleure exécution d'ensemble de la Pastorale de Maurel » dit le texte. D'ailleurs, entre le 24 décembre 1901 et le 5 janvier 1902, sept représentations de cette pièce se succédèrent.

Il faut également citer les batailles de fleurs qui, à La Seyne, à Six-Fours, à Sanary ou à Ollioules, étaient l'occasion de faire défiler des chars somptueusement décorés de pensées, de renoncules, de soucis, de jasmins, sous les acclamations d'un public nombreux et enthousiaste. C'était également le rendez-vous de plusieurs formations musicales dont le mérite était bien grand de pouvoir jouer sur des chars cahotants et bringuebalants. Des orphéons venaient aussi mêler leurs chants à ces manifestations.

Un autre spectacle était le corso carnavalesque où l'on voyait autour des chars une multitude de Pierrots et de Pierrettes portant masque et domino qui encourageaient les moins hardis à échanger des propos galants. Venaient aussi des personnages à la tête difforme, grimaçante, énorme, qui dodelinait sur un corps proportionnellement grêle, ce qui provoquait l'hilarité générale. Le tout avait lieu au coeur d'une bataille de confettis puisés à pleines mains dans des musettes prévues à cet effet et des tirs croisés de serpentins qui, depuis les chars fleuris, tissaient entre les participants et les badauds un entrelacs indescriptible et multicolore de papiers flottants. Quels souvenirs n'avons-nous pas recueillis de ces manifestations aujourd'hui bien rares !

Et La Seynoise connaissait toujours un grand succès lorsqu'elle défilait dans cette ambiance joyeuse.

Depuis la date - historique pour notre Association - du 19 mai 1900 où on lui restitua ses droits, La Seynoise allait voir son rayonnement s'accroître à l'instigation du Président Guérin et par l'action du Conseil d'administration et des membres actifs et honoraires. Précisons au passage qu'à la fin de l'exercice 1899, l'orchestre comprenait 65 exécutants pour une association forte de 700 adhérents au titre de membres honoraires. Le Conseil d'administration, pour sa part, était composé de Monsieur Guérin, Président, Monsieur Décamp, Vice-Président, Monsieur Jaubert, Secrétaire, secondé de Monsieur Jourdan, Secrétaire adjoint, Monsieur Roche, Trésorier, secondé de Monsieur Abbona, Trésorier adjoint, MM. Martin et Schivo étant commissaires et Monsieur Ribba, conservateur.

Laurent Jaubert - Secrétaire de La Seynoise

Au cours des trois premières années du siècle, la presse locale nous rend compte abondamment d'activités variées. Elle nous entretient des relations cordiales que tissent nos musiciens avec les équipages de navires de passage comme ce bateau brésilien, le Riachuello, qui offrit à La Seynoise un étendard d'une grande valeur. Elle évoque également les brillantes réceptions qui avaient lieu à bord des bateaux comme ce fût le cas sur le navire amiral Floriano. Elle note la présence de La Seynoise à Sauvebonne, à Bandol, à Vidauban, à La Garonne, à Carqueiranne, à Sanary, à Saint-Jean-du-Var, à Saint-Mandrier, Hyères, etc.

Quand il ne s'agit pas de festivals officiels, le Président Guérin a le souci d'instruire les adhérents et leur famille en leur proposant de découvrir les curiosités de notre département. Ainsi, lorsqu'un concert, est donné à Vidauban, on ne manque pas d'aller faire connaissance avec le barrage d'Entraigues, ni de visiter la grotte Saint-Michel. Si l'on passe à Besse, on marque un arrêt prolongé sur les rives du lac circulaire admirablement ombragé. C'est aussi l'occasion de discuter - souvent en Provençal - avec des autochtones ravis au demeurant de rencontrer des gens du littoral.

 

Le climat social se dégrade

En ce début du XXe siècle, la population seynoise était en sensible augmentation. Le recensement donnait en effet 20 700 habitants. Le milieu des ouvriers s'était alors accru de plusieurs milliers d'Italiens chassés de chez eux par la misère. Combien furent-ils, ces Toscans, ces Piémontais, ces Napolitains, à quitter leur Patrie où ils menaient une vie misérable, pour essayer de mieux vivre dans nos campagnes et nos chantiers ?

Attardons-nous quelques instants sur les difficultés du monde ouvrier. Nous saisirons mieux ainsi leurs incidences sur la vie culturelle en général et la vie de notre philharmonique en particulier.

Comme nous l'avons vu, quelques années auparavant, les travailleurs sont toujours sans défense face au chômage qui revient périodiquement, face à la maladie qui ruine en peu de mois le ménage infortuné qu'elle frappe. Les sociétés de secours mutuel ne disposent pas alors de moyens vraiment efficaces pour venir en aide aux malheureux. Alors les autorités locales tentent d'alléger les misères, mais leurs moyens sont bien limités. On pourrait multiplier les exemples d'interventions de nos élus pour améliorer le sort des pauvres gens.

Par exemple, le Commandant Vignot intervint au Conseil municipal dont il était membre pour proposer la création de ressources extraordinaires. Il demanda en effet qu'une grande loterie soit organisée afin que l'on puisse acheter les lits nécessaires au nouvel hospice et surtout que l'on affecte la somme de dix mille francs à la Société de Secours mutuel des Forges et Chantiers, faute de quoi ce sera la faillite pour sa Trésorerie mise à mal par l'épidémie de variole de l'été précédent.

La même année, Monsieur Paul constata l'insuffisance des salaires donnés aux ouvriers de l'Arsenal maritime qui ne sont plus en rapport avec l'augmentation du coût de la vie. Il intervint de façon pressante auprès du Ministre de la Marine, Camille Pelletan, pour réclamer une augmentation générale des salaires.

La municipalité fera d'autre part des démarches auprès de ce même ministre pour lui rappeler ses promesses de confier au Chantier naval de La Seyne la construction des tourelles du Patrie et du Justice.

Monsieur Antelme, premier adjoint, prendra la parole lors d'un Conseil municipal pour proposer de venir en aide aux ouvriers sans travail. Il proposa le vote de principe d'un emprunt de cent mille francs dont le montant serait consacré à créer des chantiers communaux. « Il y a du travail » faisait remarquer Monsieur Antelme, « nos chemins sont en mauvais état, la forêt de Janas est à défricher, il faut planter des arbres. Pourquoi ne pas utiliser les chômeurs ? »

En attendant que des mesures soient prises les concernant, des centaines d'ouvriers sont à la recherche d'un emploi et les musiciens, touchés par la crise, s'en vont ailleurs gagner leur pitance. Les statistiques du moment affirment que huit cents logements sont disponibles à La Seyne et que l'effectif du Chantier naval est passé en peu de temps de QUATRE MILLE à DEUX MILLE SEPT CENTS travailleurs.

Dans ces conditions difficiles, La Seynoise voulait tout de même continuer à jouer son rôle en répandant autour d'elle entente et bonne humeur.

Ainsi, elle avait été à l'honneur le 11 avril 1901. Ce jour-là, le Président de la République Émile Loubet vint à La Seyne. Lors de son passage à l'Hôtel de Ville, il épingla sur la poitrine de Léon Gay, Président d'Honneur de La Seynoise, l'insigne des Palmes académiques. On sut par la suite que cette attribution avait été suggérée par le bon Monsieur Guérin, Président en exercice.

L'année suivante, notre philharmonique remporta de nouveaux succès prestigieux. Au festival de Bormes, les musiciens furent couverts de fleurs tandis qu'à celui de Toulon, ils durent bisser le morceau de choix qu'ils venaient d'exécuter sous les acclamations du public enthousiaste.

Dans cette période fut créée la Fédération Musicale et Orphéonique du Var (F.M.O.V.) à laquelle La Seynoise s'intégra comme la plupart des formations musicales du département. Cette structure nouvelle permit une meilleure coordination pour l'organisation des festivités mais aussi pour la défense de l'action culturelle à l'échelle nationale.

La fédération fonda un journal, Le Réveil Artistique, porte-parole des sociétés musicales, mais aussi des sociétés de gymnastique, des sociétés sportives et des comités des fêtes. Il fut de la plus grande utilité pour assurer une bonne liaison entre les associations pour les informer, les aider et les défendre en toutes circonstances.

Et les années se suivaient avec leur cortège d'événements heureux et d'heures dramatiques. Les fêtes de bienfaisance étaient fréquentes et La Seynoise prêtait toujours son concours bénévole. Ainsi, en 1902, la Martinique fut frappée par la catastrophique éruption du volcan de la Montagne Pelée qui détruisit totalement la ville de Saint-Pierre. Nos musiciens participèrent à un élan de solidarité nationale en faveur des survivants.

Mais des moments de réjouissances arrivaient aussi, comme lorsque les navires brésiliens s'en allèrent emportant leurs équipages avec lesquels les musiciens seynois avaient noué d'excellentes relations.

 

Deux inaugurations importantes

Faits également de bon augure, deux inaugurations eurent lieu en 1902 et 1903.

Depuis de nombreuses années, on attendait le remplacement du vieil hôpital de la rue Clément-Daniel qui fonctionna pendant plus d'un siècle avec le concours des Soeurs trinitaires et qui ne répondait plus aux besoins d'une ville en expansion. On avait bien édifié l'Hôpital de la Gatonne, mais le gouvernement le réquisitionna pour y caserner les troupes en transit vers les provinces conquises dans une folie politique coloniale.

Aussi était-il temps qu'un établissement sanitaire convenable soit donné à notre ville, c'est pourquoi l'inauguration de l'Hôpital Saint-Jean en 1902 donna lieu à de grandes festivités.

L'année suivante, le 22 septembre 1903, plus exactement, c'est la Bourse du Travail qui fut inaugurée.

La Bourse du travail en 1983 - Photo du G.R.AI.C.H. H.P. Brémondy

La population laborieuse qui s'organisait pour la défense de ses intérêts avait besoin de cette structure comprenant bureaux, salles de réunion, grande salle, etc. Il semble bien, d'ailleurs que l'émancipation de la classe ouvrière s'accompagnait d'une aspiration aux plaisirs de la culture.

Aussi, avec le droit de créer des associations qui avait été institué par la loi du 1er juillet 1901, on verra proliférer les sociétés artistiques, sportives, les comités de fêtes et autres regroupements d'hommes de bonne volonté animés par des buts humanitaires.

C'est donc tout naturel que La Seynoise ait salué avec ses musiciens la création de tous les groupements locaux avec lesquels elle s'attacha à entretenir des relations cordiales. Elle y parvint souvent, mais, objet de jalousies poussées jusqu'à la méchanceté, elle eut aussi certains déboires. Une rivalité sourde, dérisoire, s'installa ainsi entre La Seynoise et L'Avenir Seynois, formation qui, tout en jouant un rôle appréciable dans la vie culturelle et artistique de la commune, n'atteignit pas pour autant les sommets où culminait notre philharmonique.

 

Des rivalités bien regrettables

Arrêtons-nous quelques instants sur ces querelles stériles où les musiciens, leurs dirigeants, leurs amis se laissèrent aller à s'opposer dans des querelles dont les épisodes et rebondissements ne manquèrent pas de confiner au ridicule. La chanson intitulée La Musique Poète et que nous publions ci-joint fut composée par quelques membres de L'Avenir Seynois. Elle témoigne de la hargne des gens qui n'admettent pas d'être moins compétents en matière d'organisation que leurs rivaux.

L'Avenir Seynois comptait cependant dans ses rangs d'excellents musiciens, mais une lutte sourde, parfois sournoise, s'engagea entre les deux sociétés et dura quelques décennies.

Ainsi, des pressions s'exerçaient sur certains musiciens pour les inciter à devenir des transfuges. Si un membre exécutant faisait l'objet de remontrances de la part de ses dirigeants et qu'il jugeait les remarques imméritées, il quittait sa formation pour adhérer à l'autre. Il s'ensuivait une recrudescence de cancans, de malentendus et même de calomnies. La Seynoise organisait-elle un bal ? Aussitôt les adhérents de L'Avenir Seynois se mettaient en campagne pour convaincre la jeunesse de n'y pas assister, quitte à organiser eux-mêmes des festivités concurrentes.

À l'occasion des fêtes locales, la Municipalité confiait l'organisation du bal populaire alternativement à l'une ou l'autre des sociétés musicales. La Seynoise ayant acquis de longue date une excellente réputation, l'opinion était formée dans la jeunesse qu'on dansait mieux avec la vieille philharmonique qu'avec sa concurrente. Cette propagande partiale n'était pas de nature à assainir le climat entre les deux sociétés, ce dont souffrait au bout du compte la pratique de l'Art musical.

Quand on interroge aujourd'hui les anciens musiciens des deux formations sur les raisons de la discorde et surtout de quand elle date, ils ne savent pas répondre de façon précise. Ainsi, des générations de musiciens se sont haïes sans trop savoir pourquoi... !

Après de patientes recherches, nous sommes en mesure d'apporter des éléments de réponse.

L'Avenir Seynois naquit d'une scission intervenue au sein d'une formation musicale appelée l'Indépendante qui avait été fondée en 1879. Pourquoi cette rupture ? Elle est liée aux problèmes qui surgirent dans notre population face au phénomène de l'immigration italienne.

Les travailleurs italiens qui arrivèrent en nombre important à La Seyne étaient également passionnés par la pratique de l'Art musical. Ils entrèrent en masse à L'Indépendante, ce qui provoqua des réactions qu'il faut bien qualifier de racistes. De là naquirent des querelles qui donnèrent lieu au départ de musiciens originaires de La Seyne et qui fondèrent une autre société musicale, L'Avenir Seynois.

L'Indépendante ne fit plus guère parler d'elle et de nombreux musiciens d'origine italienne vinrent renforcer les rangs de La Seynoise. On devine les jalousies qui s'ensuivirent.

En 1904, lorsque La Seynoise participa au Concours International de Cannes, un tiers des musiciens qui la composaient étaient d'origine italienne. L'Avenir Seynois était certes une formation de « bons seynois» , mais il ne comptait pas parmi les musiciens d'éléments assez talentueux pour participer à une épreuve de ce niveau. Cela n'arrangea certainement pas les choses.

En dépit des algarades et des ragots colportés de part et d'autre, les deux sociétés se retrouvaient souvent côte à côte à l'occasion de manifestations publiques. Les nécessités d'organisation amenaient les responsables à prendre contact, bon gré mai gré. Cela donnait lieu à des propos aigre-doux qui conduisait chacun, en fait, à regretter de part et d'autre une telle situation. Mais au lieu d'y remédier, chacun multipliait les raisons de poursuivre la discorde. Pourtant il y eut des périodes où une collaboration franche aurait été bien plus utile pour affronter les difficultés communes.

Certains maires de La Seyne, soucieux de maintenir dans la commune un climat de paix et de concorde, tentèrent mais en vain de réconcilier les deux sociétés musicales.

En 1903, la municipalité conduite par Julien Belfort orienta ses efforts dans ce sens. Elle avait conscience du grand engouement du public pour l'Art lyrique et, comme cela se faisait dans de nombreuses villes françaises, elle se mit en devoir de construire un kiosque à musique en espérant que cette structure nouvelle favoriserait une meilleure entente entre ses usagers.

 

Édification du kiosque à musique le 14 juin 1903

Cet événement local vaut bien qu'on s'y arrête quelques instants. Nous en profiterons pour laisser notre plume décrire à grands traits un édifice que nos concitoyens ont d'ailleurs l'occasion de revoir en images à l'occasion d'expositions de documents anciens.

Son architecture ne se différenciait pas des autres kiosques que l'on vit s'édifier à Toulon, Sanary ou Saint-Mandrier. (Ce dernier lieu était, rappelons-le, partie intégrante de la commune de La Seyne jusqu'en 1950).

Le Président Guérin dont on sait la somme de dévouement qu'il apportait à La Seynoise depuis quatre ans, n'avait pas eu trop de mal à convaincre le Maire Julien Belfort de trouver les crédits nécessaires à la construction de cet ouvrage tant attendu par les mélomanes.

Lorsque l'édifice fut inauguré, on le désigna par le terme de quinconce, mot totalement oublié de nos jours. Ainsi, les musiciens disaient : « Dimanche prochain, nous irons jouer au quinconce des allées de Meilhan à Marseille ». Chacun sait que l'expression disposer en quinconce désigne une disposition en carré ou en rectangle avec un objet à chaque angle et un au centre. Les Romains avaient imaginé le quinconce simple qui formait un V, qui, dans la numération romaine désigne le chiffre 5, et le quinconce double obtenu en joignant deux V par leur pointe, ce qui donne un X soit le carré avec un objet à chaque angle et un au milieu.

Notre explication sera plus complète quand nous dirons qu'en architecture, lorsqu'on emploie des pilotis sur une surface de terrain, les pieux enfoncés pour pilotis le sont en quinconce pour assurer une répartition équilibrée des forces. Et il fallut naturellement des pilotis pour édifier le kiosque car le terrain choisi avait été récemment gagné sur la mer. En effet, en 1867, les terrains nécessaires à la construction des bâtiments de la douane furent formés par des remblais qui couvrirent le lieu-dit Les Plageoles - en provençal : petites plages - ce qui donna à la place formée par ce terre plein le nom de Place des Esplageoles ultérieurement baptisée Ledru-Rollin.

Cette esplanade était limitée au nord-ouest par le long bâtiment de la douane qui fut détruit voilà une dizaine d'années pour être reconstruit au même endroit, à l'est par le Cercle des Travailleurs dont l'édifice abrite aujourd'hui la Perception, le Café des Boulomanes et le siège de L'Avenir Seynois au Sud, tandis qu'au Sud-Est, un alignement de maisons faisait façade à la darse.

Depuis le port, l'accès à la place se faisait par un passage couvert qui porta le nom de Renaudel à partir de 1935. Les Esplageoles étaient par excellence le lieu de rencontre des joueurs de boules et avant la construction du kiosque, on y donnait quelquefois des concerts et des bals populaires devant le Cercle des Travailleurs.

Comment se présentait donc le Quinconce qui portait le nom de la méthode employée pour sa construction ?

À un mètre environ du sol, se dressait une plate-forme entourée d'une palissade en fer forgé aux dessins fort complexes, le tout surmonté d'un chapiteau pyramidal faisant office d'abat-son et limité à sa base par dix facettes métalliques, longues et rectangulaires. Le tout était supporté par dix colonnes en fonte et l'édifice s'élevait à quelque huit mètres au-dessus du sol avec, culminant l'ensemble, un paratonnerre.

Tout autour de l'abat-son pyramidal, des enjolivures en fer forgé aux contours en spirales combinées de rinceaux ténus, reliaient le tout à la partie supérieure des colonnes et donnait à l'ensemble un air pimpant et du meilleur goût.

On accédait à la plate-forme par un escalier à rampes doubles et fermé au seuil des premières marches par un portail joliment ouvragé aussi.

Autour de l'édifice, une bande de terrain de trois mètres environ avait été aménagée pour des plantations d'arbustes aux feuillages persistants. Ce jardin était protégé par une barrière contre les incursions des garnements qui, d'ailleurs, lorsqu'ils étaient en mal d'escalades et autres exercices d'équilibre, se donnaient rendez-vous au quinconce et jouaient sur les rampes jusqu'à ce que l'apparition du képi d'un garde champêtre ou d'un sergent de ville les disperse comme autant de passereaux.

Le kiosque à musique

Le kiosque était éclairé par un gros lampadaire fonctionnant au gaz et qui était niché au sommet, sous l'abat-son. Suspendu à environ quatre mètres des musiciens il ne devait pas les éblouir. Au contraire, les instrumentistes devaient peiner pour lire leur partition à cette lumière chlorotique. Mais, le plus souvent, les concerts étaient donnés à la belle saison avant le coucher du soleil.

Ce fut donc le 14 juin 1903 que l'inauguration du kiosque ou Quinconce eut lieu en présence des autorités locales et des formations musicales : La Seynoise, L'Avenir Seynois et La Conciliation de Saint-Mandrier. À ces musiques locales s'étaient jointes pour cette circonstance exceptionnelle la fanfare du 22ème Colonial, unité militaire stationnée dans la ville. Après l'allocution du Maire, La Marseillaise fut jouée et chaque formation exécuta un morceau de son choix. Une foule massive et enthousiaste ne ménagea pas ses ovations.

Cet événement important fut le point de départ de manifestations artistiques brillantes qui dureront plus d'un demi-siècle. La Seynoise et L'Avenir Seynois disposeront du kiosque à tour de rôle.

Les anciens se souviennent avec émotion de ces concerts d'été qui rassemblaient toujours des auditoires importants composés de gens du peuple venus goûter les joies que procure la magie des sons.

Ceux qui venaient en voisins apportaient leur siège et chacun écoutait religieusement et en silence les concerts qui duraient parfois plus de deux heures compte tenu des pauses. Si quelque bavard impénitent haussait un peu le ton, il se faisait vertement rabrouer par les amateurs de musique. Après chaque morceau crépitaient les applaudissements accompagnés de commentaires :

- Ça alors ! Cette ouverture de Carmen, ils l'ont drôlement envoyée !
- Tu as entendu Bergonzo ? Il est terrible avec sa clarinette.
- Et André Gilardi, non ! C'est le roi du baryton.

Au nom de Gilardi un autre répliquait :

- Sûr que c'est un virtuose ! Surtout après le pépin de ces jours derniers.
- Qué pépin ? Il a eu un accident ?
- Ah vous savez pas ? Figurez-vous qu'il a perdu une grosse incisive, là-devant. - L'interlocuteur éclatant de rire se fit vertement rabrouer - Parce que vous trouvez ça drôle vous !
- Mais non ! C'est seulement que vous dites : « les incisives là-devant ». Les incisives, ça n'est pas au fond de la mâchoire, que je sache
- Bon, d'accord, mais...
- Et puis oh ! ça arrive à tout le monde de perdre une dent. Y a pas la place d'en faire un drame...
- Ate sûr, ça, c'est vous qui le dites. Parce que voilà : quante le pauvre André soufflait dans son baryton, là, avec son incisive manquante, l'air, au lieu de passer par l'instrument, il s'escapait par la brèche. Plus moyen de jouer !
- Ah je comprends qu'il se fasse du mauvais sang... Et alors ?
- Eh bè j'y viens. Tout le monde sait qu'André, c'est quelqu'un. Dynamique, rigolo, tout ça et... pour servir le Pernod ou le Vermouth, dans son bistrot du port, on peut dire qu'il a le gaoubi, pas vrai ? Vous savez aussi qu'il a des talents de magnétiseur, hè ? Un homme hors du commun, quoi, pour ainsi dire. Alors si vous vous figurez qu'il allait se laisser abattre par une incisive en moins... ! Il a pris une canne bien sèche et dedans, il a taillé la dent manquante. Et puis il a fait de savantes encoches dans cette espèce de prothèse de façon à la fixer solidement. Comme ça, la brèche, elle est obstruée et il peut appuyer l'embouchure de l'instrument sans faire un bruit de vieille bouffigue. Et voilà ! Ni vu ni connu. Car vous ne vous êtes aperçu de rien, pas vrai ?
- Aquo, par exemple !
- Alors vous avouerez que pour être musicien, ça suffit pas toujours de connaître que la musique...

Et chacun de s'exclamer sans ménager les éloges pour cet astucieux instrumentiste.

La population connaissait tous les musiciens de l'époque et les noms de Dragon, Pascal, Gassier, Verdagne, Jaubert, Henri... revenaient dans toutes les bouches. Mais c'était naturellement Marius Silvy, chef émérite, qui recueillait le plus grand nombre de félicitations. Pourtant, ce qui donnait le plus de satisfactions à nos concitoyens, c'était que grâce au kiosque, les concerts avaient une autre tenue : l'auditoire y était plus important et lorsqu'on accueillait d'autres formations musicales du département avec laquelle des liens amicaux s'étaient noués, on n'avait pas honte de les recevoir dans ce nouvel édifice.

Par ailleurs, la salle Magnaud, avenue Gambetta, plus vaste que l'ancienne salle Coupiny, rue des Aires, facilitait grandement les conditions de travail de nos musiciens dont le nombre grandissait. Sous l'impulsion du Président Guérin à la courtoisie légendaire, le nombre des membres honoraires et des amis de La Seynoise s'était également accru de façon considérable. Le Bureau qui secondait le Président était alors composé de MM. Adolphe Hugues, Vice-Président, Jaubert, Secrétaire, Verdagne, Secrétaire adjoint, Albrand, Trésorier, Pellegrin, Trésorier adjoint, Gassier et Teste, Commissaires et Ribba, Conservateur.

Aussi, l'année suivante, La Seynoise qui se trouvait dans des conditions idéales pour progresser encore, allait, au concours international de Cannes, assurer une réputation brillante qu'à La Seyne, peu de gens soupçonnaient.

 

Le concours de Cannes en 1904

Organisé par la Fédération Musicale et Orphéonique du Var, fondée seulement depuis 1901, ce concours se déroula les 3 et 4 avril 1904.

Depuis l'année précédente la perspective de participer à ce concours avait fait l'objet de longues discussions au Conseil d'administration de La Seynoise et le Président Guérin ainsi que le chef Marius Silvy avaient voulu une préparation exemplaire des musiciens.

L'application du nouveau règlement intérieur attestait de la ferme volonté d'atteindre la perfection dans l'exécution des morceaux exigés par des jurys sévères composés de gens très compétents.

La Seynoise avait un avantage sur d'autres formations, c'était l'expérience acquise lors du Concours de Lyon auquel elle avait participé dix ans auparavant. Songez donc que Marius Silvy, qui avait déjà récolté des lauriers à Lyon, était à présent de dix ans plus vieux avec une expérience plus solide de la direction musicale d'une formation sur laquelle il exerçait une autorité indiscutée. Cela lui permettait de tenir constamment ses musiciens sous pression, afin de les imprégner de sa science et d'obtenir d'eux une exemplaire rigueur. Et la première des batailles à gagner était celle de la régularité dans la présence aux répétitions.

Il avait le désir opiniâtre d'affiner les morceaux jusqu'à ce que les sons aient une pureté qui satisfasse son oreille qu'il avait particulièrement fine et qui ne tolérait aucune dissonance.

Ainsi se préparaient les épreuves des 3 et 4 avril 1904 qui avaient été organisées de main de maître. Pour n'être point en reste, le Président Guérin avait rédigé une circulaire distribuée à chaque exécutant et qui précisait les recommandations et instructions relatives à tous les aspects de ce séjour à Cannes.

Il n'est pas inutile à notre avis de rappeler après trois quarts de siècle les noms de ceux qui participèrent à ce concours en faisant une part un peu meilleure à ceux qui assumaient la responsabilité de chef de pupitre. Leurs descendants qui sont les Seynois d'aujourd'hui éprouvent une légitime fierté à compter parmi leurs ancêtres des hommes qui, par leur foi sans faille et leur orgueil louable, ont donné à leur formation musicale et, à travers elle, à leur Commune, une enviable renommée. Citons donc :

- Chef du pupitre clarinettes : Monsieur Bergonzo
- Chef du pupitre saxophones : Monsieur Dragon
- Chef du pupitre basses et barytons : Monsieur Gassier
- Chef du pupitre bugles, pistons et trompettes : Monsieur Ciarlo
- Chef du pupitre trombones et altos : Monsieur Coste
- Chef du pupitre contrebasses, batteries et timbales : Monsieur Coste
- Chef du pupitre flûtes et hautbois : Monsieur Décamp
Les musiciens - Avril 1904

Le programme fut copieux : exécution de morceaux, défilés, distribution de récompenses, concerts donnés par les sociétés diplômées, etc., ce qui remplit sans temps mort les jours des 2, 3 et 4 avril. Grâce aux talents d'organisateur de Monsieur Guérin, les soixante et quinze musiciens de La Seynoise n'eurent pas à souffrir de conditions d'hébergement déplorables. Des repas et le gîte leur furent assurés avec ponctualité.

Notons au passage et non sans amusement que les comptes-rendus de presse relatifs à cette manifestation relatent que les chambres étaient enlevées à la baïonnette et qu'on ne trouvait plus un couchage à un prix raisonnable, tant la ville de Cannes fut envahie par les musiciens et les mélomanes. Cette multitude sera d'ailleurs rapidement la proie d'indélicats que nous appellerions aujourd'hui des adeptes du marché noir.

Mais outre ces à-côtés, le concours se déroula conformément au programme établi. Il était placé sous la présidence d'honneur de Monsieur Ernest Reyer (2), membre de l'Institut, compositeur de musique et dont une rue de notre ville porte le nom.

(2) Reyer (Ernest Rey dit), Né à Marseille en 1827 et mort au Lavandou en 1909. Émule de Wagner, il connaît la notoriété avec Sigurd (1884). Un opéra qui emprunte - avant la Tétralogie - ses thèmes à la mythologie germanique. Critique pertinent et promoteur d'un art désintéressé, il a préparé le public français à l'audition des drames de Wagner. On lui doit son opéra, de la musique religieuse et des mélodies.

Ce jury comptait soixante-douze membres choisis parmi des compositeurs, des chefs d'orchestre, des artistes, et ce nombre n'était pas excessif si l'on considère que quatre-vingt dix-sept formations étaient présentes, venues de trente-trois départements. Deux pays voisins, la Suisse et l'Italie étaient également représentés, mais si on consulte la liste des départements d'où étaient originaires les formations, on constate l'absence des régions les plus éloignées de Provence, comme le Nord &endash; Pas-de-Calais, la région parisienne, les pays de l'Ouest, etc. Il était en effet difficile pour une société musicale de déplacer trop loin ses musiciens, eu égard au coût du voyage qui, d'ailleurs est toujours une entrave pour nos associations contemporaines, qu'elles soient culturelles ou sportives.

Le jury se divisa en autant de groupes que de catégories à juger. Il fallut donc des spécialistes pour chacune d'elles, c'est-à-dire les orphéons, les harmonies, les fanfares, les trompettes de cavalerie, les trompettes de chasse et les estudiantines (mandoles, mandolines et banjos). De toutes les formations locales, à savoir L'Avenir Seynois, la Conciliation, l'Estudiantine et La Seynoise, seule cette dernière avait posé sa candidature pour le concours international.

Elle exécuta les cinq morceaux suivants :« Bon accueil » de Vernazobres, « L'ouverture du Roi de Lahore » de Massenet, « Pro Aegitra » fantaisie symphonique de Vernazobres, « Marche des fiançailles » de Parès et « Air de ballet » de Blenant.

L'exécution de ces morceaux valut à La Seynoise le Premier prix de lecture à vue, le Premier prix d'exécution et le Deuxième prix d'Honneur. Son très estimable chef, Marius Silvy, obtint le Premier prix de Direction.

Le concours s'étala sur deux jours : dimanche 3 et lundi 4 avril et il n'était pas alors concevable que l'on se permît d'ajouter à ces journées des loisirs supplémentaires. Pour les travailleurs de cette époque, les congés avaient un caractère très exceptionnel et n'étaient pas faciles à obtenir. Aussi nos musiciens s'en retournèrent-ils dans la nuit du lundi au mardi, prenant à Cannes un train à une heure quarante-six qui les déposa à Toulon à quatre heures trente. Un bateau à vapeur spécialement affrété par La Seynoise amena les musiciens à La Seyne de façon que les ouvriers des Forges et Chantiers ne manquent pas la porte ce qui leur aurait fait courir le risque d'être congédiés sur l'heure.

Mais ces aspects qui montrent bien les mérites des instrumentistes de La Seynoise furent vite oubliés lorsque chacun participa aux fêtes données en l'honneur de la société et auxquelles la population, fière de ses exploits, fut associée. Ainsi, le samedi 16 avril, du kiosque à musique s'envolèrent dans une belle soirée de printemps les notes des pièces magnifiques que l'on doit à Vernazobres, Massenet, Parès, Blenant. Une foule estimée à deux mille personnes était venue là pour écouter avec recueillement les accents de cette musique qui remue l'homme jusqu'aux entrailles et le rend meilleur. Cette soirée fut un régal pour nos concitoyens et l'enthousiasme déchaîné dans la masse imposante des auditeurs fut tel que Monsieur Poggio, président du Cercle des Travailleurs, se fit un devoir de féliciter l'ensemble des exécutants. En réponse, le Président Guérin remercia les membres du Cercle pour leurs encouragements et la population tout entière pour l'accueil d'une rare qualité qu'elle avait réservé à notre philharmonique.

Le lendemain, La Seynoise offrit dans son local un apéritif d'honneur. Plus de deux cents invités se trouvaient là réunis, parmi lesquels le Maire Julien Belfort, Monsieur Antelme, Conseiller général, des personnalités locales, les présidents d'associations, le Conseil d'administration de La Seynoise, etc. Les objets d'art offerts au Président en souvenir du concours de Cannes firent l'admiration de tous. Après quoi, Monsieur Guérin avec sa délicatesse coutumière, se répandit en compliments chaleureux à l'adresse de tous ceux qui, à des titres divers, avaient contribué au succès, et à l'adresse de la municipalité qui avait accordé une subvention de cinq cents francs pour faciliter la participation au concours. Furent également remerciées la presse et les sociétés locales qui avaient soutenu La Seynoise, tandis qu'une mention importante était faite des musiciens dont le talent encore une fois prouvé avait bénéficié de la direction compétente de Marius Silvy. Ainsi était maintenue haute et ferme, la réputation que La Seynoise avait acquise depuis des années.

Une fois encore, une page glorieuse de l'histoire de notre philharmonique se tournait dans l'allégresse d'une belle victoire célébrée.

Dans les semaines qui suivirent, mettant à profit cette ambiance heureuse qui se prolongeait, le Président Guérin multiplia les occasions pour sa chère société de se manifester publiquement. Outre les festivals et les concours, il savait entretenir par de simples et touchantes démonstrations un climat de camaraderie et même d'amitié fraternelle.

Ainsi, à l'instar de ce qu'avait institué son prédécesseur le Président Gay, il favorisait les initiatives comme celle d'aller jouer un morceau plein d'entrain devant le domaine d'un membre de la société qui venait de recevoir une distinction honorifique ou bénéficiait d'un avancement. Ou alors, on jouait une marche aux accents vigoureux sous les fenêtres du président d'honneur, Léon Gay à l'occasion de sa fête, tradition qui était en vigueur depuis plus d'un demi-siècle.

Le Président Guérin se plaisait souvent à répéter au sein de sa société : « Nous sommes une grande famille, nous devons nous entraider. On doit trouver à La Seynoise une ambiance fraternelle et chaleureuse ».

Toujours prêt à aider au succès des uns, à compatir aux peines des autres, il gardait un contact étroit avec chacun des membres de sa société, même ceux que le sort avait éloignés de La Seyne pour longtemps. Il faut en effet rappeler qu'au début du siècle, il n'était pas rare de voir de jeunes Seynois quitter leur ville natale pour accomplir leur service militaire dans ce que l'on appelait alors Les Colonies. Ainsi des musiciens de La Seynoise ont pu se retrouver en Afrique du Nord, en Indochine, en Afrique noire et même dans les îles du Pacifique. Mais, lorsqu'ils se retrouvèrent au contact d'autres éléments européens, ils créèrent de petites formations musicales.

 

La Tizi-Ouzienne

Il s'agit en effet de la Tizi-ouzienne, petite formation musicale présidée par le Seynois Divisia et qui compta dans ses rangs des membres de La Seynoise expatriés pour des raisons diverses. Cet exemple montre bien qu'une association vivante comme une ruche active est capable d'essaimer et de générer d'autres structures similaires dans les conditions les moins prévisibles.

En 1904, le Président Divisia de la Tizi-ouzienne invita La Seynoise à participer à un festival qui devait se dérouler à Alger. Tout le monde était bien captivé par cette sortie exceptionnelle, mais quand on fit les comptes, il fallut se rendre à l'évidence : les frais de voyage trop élevés furent hélas ! un obstacle majeur au projet.

Année 1904 - La Tizi-ouzienne - présidée par le Seynois Marius Divisia

 

Cérémonies funèbres

D'autant que des problèmes internes retenaient toute l'attention du Président. L'un, entre autres, le préoccupait : Il tenait absolument à ce que, sauf cas de force majeure, les membres actifs ou honoraires assistent aux obsèques d'un musicien, ou d'un membre de sa famille. Cette rigueur ne manqua pas de présenter des difficultés pour que se maintienne une participation massive.

En effet, le nombre des membres s'étant accru, le Président n'avait pas toujours le temps matériel de prévenir tous les musiciens. Et puis, en cette période de crise, il était délicat de demander aux ouvriers musiciens de perdre des heures de travail. On en vint alors à l'idée d'un groupe permanent qui assisterait aux obsèques et qui serait composé de préférence par des membres qui auraient des facilités pour quitter leur travail ou alors par des retraités.

Au cours d'une réunion du Conseil d'administration, il fut décidé de comptabiliser de façon précise les marches funèbres qui seraient notées sur un cahier spécial. On prit ensuite la délibération de verser aux participants à une cérémonie funèbre une indemnité de déplacement. Mais il fallut tenir également compte du fait qu'un groupe de plusieurs membres devait raccompagner le drapeau au siège de la société. Le protocole exigeait en effet que l'emblème national marqué du signe de La Seynoise et crêpé de noir le jour de la cérémonie funèbre soit entouré d'une garde d'honneur de plusieurs musiciens. Il fallut excepter de ce groupe, ceux qui devaient, les obsèques terminées, reprendre leur travail en toute hâte.

Tout cela peut prêter à sourire, aujourd'hui, mais en ce temps-là on avait des principes et l'on essayait de s'y tenir.

Ainsi, on peut dire qu'un état d'esprit était créé, ciment efficace entre les membres qui avaient le sentiment d'appartenir à une sorte de famille vibrant à l'unisson.

Dans le même temps, le groupe avait à coeur de se garder d'influences extérieures qui auraient pu lui être néfastes. Ainsi, lors des matinées dansantes souvent organisées à l'Eden-Théâtre, le règlement prévoyait que la participation d'étrangers à la société fasse l'objet de contrôles et de filtrages rigoureux.

 

Les bals de La Seynoise

Extrayons quelques lignes de ce document rédigé et adopté en réunion de Bureau du 18 octobre 1901 :

« ...sont admis d'office à assister à ces matinées les membres actifs et honoraires faisant partie ou non du groupe organisateur et leur famille. La Carte de La Seynoise sera rigoureusement exigée.

(...) Les personnes non-membres actifs ou honoraires ne pourront être admises à moins d'être accompagnées par un parent membre actif ou honoraire, qu'après y avoir été autorisées par la commission de service. Cette restriction n'est applicable qu'aux personnes habitant La Seyne d'une façon permanente. Les personnes étrangères seront en conséquence admises sur la présentation du membre actif ou honoraire qui les accompagnera. (...) Messieurs les militaires ou marins, quel que soit leur grade, ne seront admis qu'accompagnés par un membre actif ou honoraire ».

Par ailleurs, la commission dite de service, que nous appellerions aujourd'hui service d'ordre, avait le pouvoir de refuser l'entrée à toute personne qui ne lui aurait pas inspiré confiance et cela, sans explication à donner.

Ces mesures peuvent paraître trop draconiennes, mais elles avaient été rendues nécessaires par les provocations de trublions qui avaient abouti à une bagarre générale.

Par ailleurs, des témoins nous ont conté dans notre enfance un scandale qui eut lieu dans une remise de l'avenue Gambetta. Des jeunes gens s'étaient fait passer pour des acteurs et avaient organisé une soirée dont le programme comportait de la comédie, des chants et des acrobaties. Cela se passait vers la fin du siècle dernier, à une époque où les distractions étaient rares. Rien d'étonnant dans ce cas, que, vu la modicité du prix d'entrée, le public ait été important. Les aigrefins amorcèrent alors une scène, le visage masqué, en lui donnant un tel ton de provocation que se déclencha rapidement une violente bagarre. Les chaises et les bancs brisés volèrent dans tous les sens jusqu'à ce que, l'obscurité faite, les pseudo-acteurs s'enfuirent emportant une recette copieuse et facilement gagnée.

Mais il faut dire aussi que les rixes étaient fréquentes dans les bals populaires entre les militaires de l'Infanterie coloniale casernés à la Gatonne - qui deviendra l'école Curie - et les marins de la flotte de guerre. Il est bien certain que le prétexte était toujours les charmes d'une jeune fille qui préférait danser avec un marin, car les fantassins de la Coloniale, appelés aussi les Marsouins étaient de triste réputation. Ils se vantaient d'exploits sordides accomplis en toute impunité pendant les campagnes dites de pacification. Cela n'était pas du goût de nos Seynois qui redoutaient ces mauvais garçons lesquels déclenchaient volontiers des bagarres obligeant la police à intervenir pour rétablir l'ordre.

À La Seynoise, on ne voulait aucun trouble. On voulait conserver aux réunions leur caractère familial d'où le règlement dont nous avons vu quelques articles et qui précisait dans sa conclusion que les participants à ces festivités se devaient d'observer la plus grande correction afin que la société garde sa bonne réputation.

Rappelons au passage des coutumes qui paraissent bien désuètes aujourd'hui et qui régissaient ces matinées dansantes.

Une jeune fille n'allait jamais seule au bal. Chaperonnée par ses parents ou tout autre membre de sa famille, elle attendait sagement le cavalier qui viendrait s'incliner devant elle pour l'inviter à la danse. Ce dernier se faisait un devoir de recouvrir d'un mouchoir la main avec laquelle il tenait sa partenaire afin que la moiteur éventuelle de sa paume ne corrompe pas le tissu de la robe.

Les parents ou le chaperon de la demoiselle veillaient de très près à la bonne tenue du couple. Pas question de se laisser aller à des étreintes trop appuyées, à des regards langoureux... ! Pas question, non plus, de laisser se frôler les deux visages ! La moindre attitude jugée équivoque valait à la jeune personne que raccompagnait son cavalier de vertes remontrances. Autres temps, autres moeurs...

À La Seynoise, on ne cherchait pas à faire des manières, mais dans les grandes occasions les cavaliers munis d'un carnet de bal s'assuraient avant l'ouverture du gala, du concours des plus belles demoiselles en inscrivant des noms en face des polkas, des mazurkas, des valses ou bien des scottish qui étaient alors les danses en vogue.

Ce que cherchaient avant tout les organisateurs c'étaient l'ordre, la correction, la joie saine et l'amitié. Si quelque jeune fille faisait tapisserie, il se trouvait toujours une bonne âme pour l'inviter et l'associer aux divertissements. Une autre refusait-elle de danser avec un jeune homme pour aller aussitôt au bras d'un autre, le danseur éconduit avait le droit de la prendre au milieu du bal, de la séparer de son partenaire et de l'obliger à danser avec lui.

L'orchestre enchaînait deux danses semblables, mais il observait entre les deux une pause mise à profit par les couples pour effectuer un tour de salle, en colonne par deux, chaque cavalière au bras de son partenaire. On appelait cela faire la promenade.

Quand l'heure devenait tardive, les musiciens accéléraient les rythmes pour venir à bout des ardeurs juvéniles et c'est une farandole qui clôturait le bal, bombardée des quatre coins de la salle par des serpentins et des confettis multicolores. L'ambiance était à son comble de bonne humeur et avant de se séparer, heureux, on prenait quelques rafraîchissements au buffet improvisé pour la circonstance. Le Président Guérin se mêlait alors aux couples et, malgré l'heure avancée de la nuit, discutait aimablement avec tous, promettant de faire mieux la prochaine fois.

 

L'horizon s'assombrit

Après des années de succès, notre philharmonique chargée d'ans et de trophées pourrait-elle poursuivre son ascension ? Allait-elle continuer à jouer son rôle bienfaiteur dans notre communauté seynoise dont le nombre d'habitants dépassait maintenant les 20 000 âmes et qui avait des exigences d'activités culturelles de plus en plus clairement exprimées... ?

Il fallait compter avec les changements de municipalité, car les luttes politiques prenaient des dimensions et des orientations nouvelles. Il fallait également tenir compte de la naissance et du développement d'autres associations à caractère artistique. Ces besoins nouveaux à satisfaire impliquaient obligatoirement des ressources financières accrues.

Certes, La Seynoise était bien implantée dans une population qui l'aimait, sa réputation n'était plus à faire, mais les évènements les plus inattendus créent parfois des situations auxquelles il faut faire face. Voyons ce que l'avenir réservait à notre philharmonique.

Le 15 mai 1904, l'industriel Henri Pétin, député, devenait Maire de la Ville. Il constata que le budget communal était en déséquilibre et expliqua qu'une des raisons de ce déficit était le chômage qui sévissait alors, générateur de sous-consommation et qui, par voie de conséquence, faisait baisser le volume des droits encaissés par la ville au titre de l'octroi. Le remède qu'il proposa fut l'austérité : réduire les dépenses et augmenter les impôts. Ce genre de remède miracle, nous payons beaucoup et depuis longtemps pour en connaître l'efficacité... et ce n'est pas fini !

Ainsi, les subventions à La Seynoise qui avaient été portées à cinq cents francs par Julien Belfort furent ramenées à deux cents francs par Henri Pétin. La ville exigeait néanmoins de La Seynoise une moyenne de deux auditions par an, à exécuter soit sur la place publique, soit à l'Éden-Théâtre. De plus, La Seynoise devait offrir des bals gratuits à la population.

Cette rigueur ne visa pas seulement notre philharmonique. Elle atteignit d'autres associations locales et concerna même la Bourse du Travail.

Suite à une délibération du 25 janvier 1905, un conflit ouvert éclata entre la Bourse du Travail et la Municipalité. Les syndicalistes accusèrent publiquement le Maire d'être un réactionnaire qui, tout en ménageant les apparences, tentait de réduire les ressources des syndicats ouvriers. Henri Pétin clamait bien haut et fort qu'il avait augmenté les subventions de fonctionnement de la Bourse du Travail, mais il transférait à la charge des syndicats le salaire du concierge et les frais d'entretien. Or, l'augmentation de la subvention était loin de couvrir l'augmentation des charges. C'est un procédé bien connu pour réaliser des économies.

Quatre ans plus tard, Henri Pétin et sa politique d'austérité furent renvoyés de la scène politique seynoise.

Une association ne vit et ne se développe que dans un climat positif de dévouement, de confiance et d'entraide. La Seynoise qui atteignait alors soixante années d'existence avait connu tout au long de sa carrière des fluctuations qui l'avaient amenée parfois au bord du gouffre. Elle avait toujours trouvé dans ses rangs des hommes courageux, lucides, persévérants, grâce auxquels elle avait surmonté ses difficultés. Les anciens avaient su passer le flambeau à des jeunes et au moment opportun après les avoir, des années durant, préparé à leurs tâches futures. Et ces jeunes, en devenant des hommes mûrs, avaient toujours porté plus haut l'amour passionné de la musique en renouvelant les énergies et en perpétuant ainsi les plaisirs inépuisables de l'Art lyrique.

Nous sommes donc au début du XXe siècle et la population seynoise est essentiellement ouvrière. Elle est à la merci des aléas d'une politique sociale pleine d'incertitudes et de dangers. Une fois encore, la situation économique se dégrade, le coût de la vie augmente, laissant loin derrière lui les revenus des plus modestes.

On a parlé de ces temps-là en les qualifiant de Belle époque. Belle époque pour qui ? Que de fois nos grands-parents nous ont dit leurs misères avec leurs mots du quotidien : « Le vin n'était pas sur la table tous les jours et la viande, on n'en mangeait même pas une fois par semaine... »

Récession économique est toujours synonyme de chômage. Il fallait alors s'expatrier, chercher du travail où l'on en proposait et cela au détriment du reste. Et au bout du compte, La Seynoise recevait les contrecoups de ces problèmes car la plupart de ses exécutants étaient de condition modeste.

Le Président Guérin se voyait contraint de décliner des invitations à des festivals, en particulier à ceux d'Hyères, de Sanary, de Bandol. Il ne put pas s'inscrire au festival international de Turin et de Milan, car, dit-il « Trop de musiciens manquent à l'appel en raison du chômage et nos finances sont au plus bas ».

Il est vrai, cependant, en ce début du XXe siècle, que depuis plus de vingt ans, les idées républicaines ont triomphé. Elles sont souvent un écran de fumée pour masquer les menées les plus réactionnaires d'une droite bonapartiste ou royaliste qui n'a pas désespéré d'étrangler la République. Mais le mouvement syndical se renforçant, la vie associative se développant, c'est la voix du peuple qui sait de mieux en mieux se faire entendre.

C'est cet élan nouveau qui est générateur des avancées sociales réclamées par les travailleurs qu'ils soient employés, techniciens ou manuels. En 1906, une grande grève s'est déclenchée pour obtenir la journée de huit heures car jusqu'alors les hommes travaillaient dix heures par jour. Ils demandent aussi la garantie de l'emploi et une amélioration des conditions de sécurité.

Parallèlement, les grandes lois laïques portant sur l'Enseignement public, sur le droit d'association, sur la séparation de l'Église et de l'État, donnent au peuple le goût d'une instruction publique solide, d'une école de la République où les Français pourront se retrouver côte à côte avec les mêmes droits pour tous et la même chance accordée à chacun de remporter des succès.

Mais ceux qui s'opposent à toute avancée sociale, à tout bénéfice accordé au peuple, ne désarment pas. Ils font tout pour freiner l'émancipation de ceux qui n'ont pour tout bien que leur capacité à produire. Car la Bourgeoisie que les opérations coloniales ont considérablement enrichie ne veut rien perdre de ses privilèges.

Sur le plan international, les luttes d'intérêt s'aiguisent au point que la préparation à la guerre est perceptible. Elle sera à deux doigts d'éclater en 1905 et, quelques années plus tard, sa menace se fera encore sentir avec la provocation allemande d'Agadir.

Eh bien ! malgré les dégradations du climat politique et social, malgré les dangers permanents, malgré les conditions difficiles de son fonctionnement, notre philharmonique va continuer à jouer son rôle bienfaiteur au sein de la population inquiète à juste titre.

Ainsi, l'année 1906 voit La Seynoise participer à La Muraillette à un grand festival de charité au profit des familles frappées par le drame de Courrières. Dans ce pays minier du Nord, à la fosse de Méricourt, le 10 mars, mille trois cents ouvriers avaient connu une agonie affreuse au fond de la mine. Ce fut une véritable catastrophe nationale.

On peut également citer les luttes auxquelles pendant des années s'associa La Seynoise pour la conquête et la défense de l'Enseignement public. Cela lui valut d'être accusée par les cléricaux de faire de la politique. Mais pouvait-on lui reprocher d'avoir répondu favorablement à l'invitation du Maire de La Seyne pour l'inauguration de la Bourse du Travail le 21 septembre 1903 ? Pouvait-on lui tenir rigueur de soutenir l'association ouvrière dite du Sou des écoles laïques ? Pouvait-on lui faire grief d'avoir accepté de participer à une manifestation à la mémoire de Jean Macé, fondateur de la Ligue de l'Enseignement ?

Nous les connaissons les propos de ceux qui s'attaquent aux militants d'une juste cause qu'ils accusent de « faire de la politique » , comme si s'occuper effectivement de la chose publique était un crime que l'on doit taire ! En vérité, ce qui heurte les esprits chagrins, c'est de ne pas voir pratiquer la leur de politique, celle qui se fait dans l'ombre et derrière un écran de fumée, celle dont on sait, à la lumière d'une longue expérience, ce qu'il faut en attendre lorsqu'on n'est pas un nanti.

De longs développements seraient nécessaires pour dresser le bilan des activités de La Seynoise et cela, il faut le rappeler, malgré des difficultés de tous ordres.

 

La Seynoise, une formation musicale toujours sur la brèche

On ne peut quitter cette année 1907 sans évoquer le grand festival du 18 août à La Ciotat où se retrouvèrent cent soixante-deux participants, musiciens et membres honoraires, pas plus que l'on ne peut oublier celui du Muy où, le même après-midi, deux concerts furent donnés sur deux places différentes du village de manière à satisfaire toute la population, y compris les vieillards impotents qui ne passaient plus guère le seuil de leur maison.

Le Président Guérin, infatigable organisateur, s'ingéniait toujours à être agréable aux uns et aux autres.

Mais il fallait veiller aussi sur les ressources. Depuis que les Seynois s'étaient dotés d'une Bourse du Travail, avec sa grande salle, il était possible d'organiser des soirées dansantes en faisant l'économie de louer l'Éden-Théâtre. Les fêtes humanitaires et autres fêtes de charité se multiplièrent et nos musiciens mirent un point d'honneur à les animer avec leur fougue coutumière.

Ils avaient participé à l'élan de solidarité qui avait parcouru le pays pour venir au secours des sinistrés calabrais durement éprouvés en 1909 par un terrible tremblement de terre qui fit des milliers de victimes.

Le 12 janvier 1912, c'est encore La Seynoise qui jouait à Toulon pour les obsèques de Monsieur Lagane. Cet ingénieur de très haut niveau qui devint directeur du Chantier naval de La Seyne sut permettre à la construction navale de faire des progrès tels que la réputation de notre cité ouvrière fut connue à l'échelle internationale. Aussi était-il juste que le nom d'Amable Lagane figurât sur une artère des plus vivantes de notre vieille ville.

Quelques semaines plus tard, loin des accents déchirants des marches funèbres, ce furent les rythmes joyeux des pas redoublés qui égayèrent la fête d'inauguration du vélodrome de La Canourgue (stade actuel). L'inauguration du vélodrome fut organisée par l'Olympique seynois, l'une des plus anciennes associations sportives de notre ville, fondée en 1905 et alors présidée par François Cresp.

Souvenez-vous, les anciens, de ce vélodrome de La Canourgue qui deviendra plus tard le stade Barel, du nom d'un mécène de passage à La Seyne, avant de porter le nom et les installations modernes que nous connaissons. Nos musiciens ne manquèrent pas de participer au spectacle très populaire des courses sur piste où la foule seynoise très chauvine venait encourager les gloires locales, les Berton, les Satragno, les Caprino, etc.

Mais une telle activité avait aussi l'avantage de procurer l'agrément de déplacements hors de la commune à une époque où l'on n'avait pas tellement de facilités pour voyager, même dans le département.

 

Août 1910, sortie à Signes

C'est une grande excursion, dont Signes était le but, qui fut organisée en août 1910, rappelant la fameuse randonnée qui avait en 1899, conduit nos concitoyens à goûter la fraîcheur idéale des ombrages à Montrieux. Un circuit audacieux pour l'époque conduisit la caravane par la vallée du Gapeau jusqu'à Signes et la ramena à La Seyne par Le Beausset et Ollioules. Ceux qui ont pris cet itinéraire en automobile voilà seulement vingt ans, peuvent avoir une idée de ce que cela pouvait représenter, en patache, voilà plus de soixante-dix ans.

Mais, la bonne humeur effaçant les cahots, la kyrielle, depuis le rassemblement le matin à quatre heures, jusqu'au retour à La Seyne vers vingt-deux heures, avait traversé de nombreux villages et hameaux où La Marseillaise avait été interprétée devant l'Hôtel de Ville en présence des édiles. Et puis des bals, ici et là, avaient été improvisés, que l'on avait dû, avec regrets, écourter car les impératifs de l'horaire étaient draconiens. Partout s'étaient rassemblées aux accents de notre formation seynoise des populations enthousiastes, promptes à saisir cette occasion inespérée de s'amuser et d'entendre des airs que l'on fredonnerait encore longtemps. On avait chanté, on avait ri, heureux de dispenser ainsi bénévolement le bonheur et la joie sur son passage. On avait aussi vidé un nombre appréciable de bouteilles, notamment à Signes où la Mairie avait fait distribuer du vin blanc apprécié sans restriction par des musiciens qui eurent à partir de là, certaines difficultés avec dièses et bémols.

Qu'importe !

Tout au long de la journée, on avait lié connaissance avec des gens que l'on ne reverrait peut-être plus de sitôt, mais qui savaient qu'à La Seyne ils connaissaient Untel, comme à La Seyne, on savait connaître Untel de Belgentier, Untel de Méounes ou Untel de Signes. Chacun ne manquant pas d'envoyer son bonjour à l'autre, commission dont le mandataire avait à coeur de s'acquitter scrupuleusement.

Des jeunes gens avaient commencé à caligner un peu des jeunes filles, se prévalant de leur auréole de musiciens et de gens de la ville, qui fascinait les jeunes paysannes. Certains emportèrent le souvenir d'un regard ou d'un sourire qui les ferait rêver et qu'ils évoqueraient volontiers en jouant cet adagio si romantique que les dames, d'ordinaire, sortaient leur mouchoir brodé pour tamponner leurs paupières, lorsqu'on l'interprétait.

Les étapes se succédaient et l'on ne voyait pas le temps passer. Les attelages donnaient des signes de fatigue, blancs de la poussière des chemins. Les musiciens et leurs amis, exténués par les cahots des lourdes voitures avaient donné tout leur souffle pour égayer leurs hôtes. Ils étaient escagassés, mais si le lendemain il avait fallu se mettre à nouveau au service d'une oeuvre de bien, ceux-là mêmes qui geignaient aïe de mes reins ! aïe de mes jambes ! on les aurait retrouvés, pimpants, fidèles au poste et l'instrument de musique prêt à recommencer.

En attendant, la caravane s'étirait dans les gorges d'Ollioules où, dans l'ombre naissante avec le soir, s'évoquait, provoquant le rire nerveux des dames, la silhouette du Mandrin varois, notre audacieux Gaspard de Besse. Ailleurs, les têtes dodelinaient d'un sommeil lourd que chahutaient sans ménagement les inégalités d'un chemin raboteux. Et pourtant, il faudrait se manifester encore en traversant la cité des Bagnas et garder encore de la force pour défiler à La Seyne où la population attendait le retour, qu'il fallait triomphal, de la grande excursion.

Que de souvenirs heureux se sont accumulés dans les têtes blanchies de nos anciens qui les évoquaient comme des trouées de joie dans leur jeunesse ! L'espace d'une anecdote, le visage marqué par les années reprenait de la vivacité, le regard que le temps a éteint redevenait pétillant de malice... Ces flambées d'un bonheur passé qui ne s'éteint pas sont à l'honneur de tous ceux qui eurent à coeur d'organiser pour nos concitoyens des moments à ce point inoubliables.

 

Quand l'avenir se fait menaçant

Les années passaient et aux jours heureux succédaient parfois des heures mélancoliques voire même tragiques.

Quand, à Tamaris dont il avait profondément modelé le paysage, s'éteignit Marius Michel dit Michel-Pacha, La Seynoise dont il était membre honoraire participa aux funérailles grandioses qui lui furent faites. Ce fut une cérémonie d'une grande solennité que l'édition de cartes postales perpétue dans le souvenir des Seynois.

Puis eut lieu à l'Éden-Théâtre, le 22 octobre 1911, une fête au profit de la veuve du quartier-maître mécanicien Louis Gautier, tué dans l'explosion du cuirassé Liberté en rade de Toulon, le 25 septembre de la même année. La Seynoise prêta son concours à cette manifestation comme elle le fit lors des hommages rendus aux victimes des catastrophes qui se succédèrent dans cette période et que nous croyons utile de rappeler.

En effet, de 1893 à 1911, où explosa le Liberté, catastrophe faisant trois cents victimes, une cascade d'explosions se produisit. L'Histoire n'a pas fait toute la lumière sur ces drames où des centaines de civils et de militaires trouvèrent la mort. Citons l'explosion de la poudrière de Lagoubran le 5 mars 1899, qui fit quatre-vingts morts et de nombreux blessés, l'explosion du cuirassé Iéna, le 12 mars 1907 où près de cent vingt marins trouvèrent la mort.

Mais ce qui est troublant, c'est que dans la même période, treize bâtiments de guerre connurent ce type d'accident occasionnant d'innombrables victimes.

À chaque fois La Seynoise, par la voix de ses présidents ou par la présence de ses musiciens, s'associa à la douleur des familles touchées par ces deuils cruels. Elle fut partout pour atténuer par les accents poignants de ses marches funèbres le chagrin de ceux qu'un sort aveugle avait frappé.

Et, nous l'écrivions plus haut, des années sombres en perspective, car le climat politique et social de la France, de l'Europe, se dégradait un peu plus chaque jour. À l'image de ces accidents que l'on attribuait hâtivement à l'incompétence des artificiers, l'Europe était une poudrière pleine de produits instables qui ne demandaient qu'à s'embraser en une explosion violemment meurtrière. Car une opinion se répandait, opiniâtre et têtue, que les coups bas portés à notre flotte de guerre étaient l'oeuvre des saboteurs allemands pour qui avait déjà commencé ce que la déclaration de guerre en août 1914 consacrerait.

L'Allemagne, sous la férule de l'orgueilleux Guillaume II était à la recherche de débouchés commerciaux et elle s'armait tandis qu'en France où l'esprit de revanche était sans cesse attisé depuis 1870, les liens avec la Russie se resserraient, nous l'avons évoqué avec la visite à Toulon de la flotte du Tsar, commandée par l'Amiral Avellan. Une escadre française s'apprêtait à appareiller pour Petrograd.

Mais malgré cette atmosphère d'inquiétude et de drames, le peuple s'obstinait à espérer. Il ne voulait pas voir l'orage qui déjà s'amoncelait et profitait des plaisirs qui, dans sa dure vie de labeur, lui était proposés avec parcimonie.

 

À Saint-Tropez avec le Macaron

Des Seynois parmi les plus anciens se souviennent avoir participé dans leur enfance à cette fameuse excursion à Saint-Tropez, à bord du petit train de la compagnie Sud-France. La voie ferrée longeait la côte varoise, passant par Carqueiranne, La Londe, Bormes, Saint-Raphaël, itinéraire qui n'évitait aucun des somptueux paysages de notre Côte d'Azur.

Ce petit train, on l'appelait le Macaron mais aussi le Tchou-tchou, onomatopée évoquant l'allure poussive de sa locomotive.

Chaque jour, des ouvriers de l'Arsenal l'empruntaient entre Hyères et Toulon et ce train dit ouvrier fonctionnera encore jusqu'en 1947. Il a été remis en circulation en 1981, pour relier la gare de Toulon à l'aéroport de Toulon-Hyères.

À cette époque, il s'arrêtait souvent : à Costebelle, l'Almanare, Sant-Salvadour, Carqueiranne, La Moutonne, le Pradet, Le Pont de la Clue, etc. Il n'était pas des plus rapides puisque pour être à la gare de Provence près du Port Marchand à sept heures précises, un ouvrier hyérois devait embarquer à la Gare du Midi, dans la Cité des Palmiers à cinq heures quarante. Il lui fallait donc une heure vingt pour relier deux localités distantes de... dix-huit kilomètres.

Certes, le vertige de la vitesse ne menaçait pas les voyageurs qui redoutaient plutôt un inconvénient aux effets plus visibles. Lorsque le chauffeur rechargeait son foyer en charbon, des volutes noires, épaisses, s'échappaient de la cheminée et dispersaient de redoutables escarbilles. Les yeux des voyageurs trop curieux étaient les victimes de ce phénomène fréquent.

Les nombreux arrêts du convoi exigeaient de fréquents coups de sifflet et à chaque départ, le Tchou-tchou reprenait avec force, entretenu à grand peine par le mécanicien qui avait beaucoup de mal à maintenir une pression de vapeur suffisante. Une pression de vapeur obtenue par la combustion intense de charbon dans la chaudière qui était allumée une heure avant le départ de la machine.

À la montée de Sant-Salvadour, il n'était pas rare que le petit train marquât un arrêt pour reprendre son souffle. Mais ces incidents n'altéraient pas la bonne humeur des voyageurs. L'imagerie populaire ayant répandu le mythe du Buffalo Bill, dont le cirque visita la France à cette période, on se plaisait à comparer notre rustique convoi aux trains du Far West.

Les ouvriers n'étaient pas seuls à apprécier les mérites de ce petit train qui transportait aussi les chasseurs, les chercheurs de champignons ou les bons vivants qui n'hésitaient pas à aller jusqu'à Carqueiranne pour déguster une succulente bouillabaisse.

Ces souvenirs agréables devaient inspirer une réelle tendresse aux voyageurs pour la machine dont ils n'hésitaient pas à faciliter le travail, lorsque la pente devenait trop raide, en descendant des wagons pour marcher à côté du convoi. Ainsi faisaient-ils avec les chevaux des lourdes pataches, lorsque les derniers mètres d'un raidillon éprouvaient par trop l'attelage.

Les musiciens aimaient bien ce moyen de déplacement pittoresque qu'ils préféraient aux omnibus hippomobiles bien moins confortables. D'autant qu'à la belle saison la compagnie mettait en service des voitures découvertes. Se groupaient alors quelques instrumentistes qui fanfaronnaient aux départs, laissant pour les vallons des Maures ou les escarpements boisés de l'Estérel, la tendre mélodie d'une aubade ou d'une rêverie.

C'est dans cette ambiance qu'eut lieu la sortie à Saint-Tropez qui consacra pour nos Seynois l'entrée dans la vie quotidienne de la vapeur, de la bielle et du piston supplantant désormais la voiture à cheval.

Ce ne furent pas moins de quatre-vingts deux membres de la société philharmonique qui participèrent à ce déplacement. En retour, La Lyre du Golfe, philharmonique tropézienne, fut invitée la même année aux fêtes de La Seyne qui, déjà, avaient un grand renom dans le département.

Cette page joyeuse tournée, ce sont des heures grises que s'apprêtaient à vivre les membres de notre philharmonique qui, après tant d'années de succès, de réjouissances et de gaieté, allait être frappée par un événement douloureux.

 

La mort du Président Guérin

Le 20 mai 1912, disparaissait brutalement le Président Guérin. Il n'avait que 49 ans et fut à La Seynoise un grand président.

Tout ce chapitre ne le montre encore que succinctement, Joseph Guérin déploya une somme admirable de volonté, de dévouement, d'habileté pour faire de La Seynoise une grande famille culturelle répandant autour d'elle le bien-être, la joie et la générosité.

Lorsque disparaît ou se retire une personnalité en fonction à la tête d'une association, d'une collectivité, voire même d'un État, on entend souvent dire que nul n'est irremplaçable. C'est bien vrai qu'une solution peut toujours être trouvée pour assurer la continuité de la fonction. Les candidats à la succession recherchent parfois le profit matériel ou bien les honneurs, le prestige, quand ce n'est pas les deux à la fois.

Si, d'aventure, on trouve une personnalité qui ait à la fois la compétence et l'autorité nécessaires à mériter la confiance de ses administrés, c'est là un fait rare. Si cette personnalité n'envisage de surcroît aucun avantage matériel pour elle, le fait devient rarissime !

Ah oui ! on finit toujours par trouver un successeur. Mais pour peu que celui-là pêche par défaut de l'une des qualités requises, l'association, la collectivité, voire l'État concerné, encourent le risque de connaître à terme des difficultés, des flottements qui conduisent inévitablement à un processus de décadence.

Les problèmes de succession d'un dirigeant ne peuvent donc pas être traités à la légère.

Ce fut le cas pour le Président Guérin dont la disparition fut un coup dur pour La Seynoise, d'autant qu'elle survenait quelques mois après la mort du sous-chef Joseph Bergonzo, autre personnalité éminente, remarquable par sa compétence, son dévouement, sa foi dans l'Art musical et dont La Seynoise eut lieu d'être fière.

Joseph Bergonzo - (Repro F. Laï - Service Information Municipale)

Ces pertes cruelles allaient causer au sein du Conseil d'administration un désarroi évident et bien des années et des errements seront nécessaires pour retrouver un équilibre qui avait été obtenu par plus de dix années de travail sérieux.

Le Président Guérin, qui fut l'âme de La Seynoise, exerça en plus de ses fonctions administratives dans la Marine, une multitude d'activités. Il n'était pas inspiré par une ambition personnelle, mais répondait à un altruisme généreux, un désir impérieux d'aider ses contemporains, de les conseiller, de les encourager, sans que jamais il ne soit question d'un bénéfice pour lui-même, sous quelque forme que ce fût.

Homme de coeur simple et jovial mais aussi d'une grande sagesse, il savait entretenir l'esprit de concorde malgré les différends qui surgissaient.

Ce sont ces qualités qu'il exerça au sein de la Délégation cantonale dont il fut le Secrétaire, du Comité local des Colonies de vacances, au Syndicat agricole, au Club nautique, au Cercle des Travailleurs, à l'Association des Touristes seynois,... Cette énumération dénote bien son aptitude à s'intéresser aux questions les plus diverses.

Républicain convaincu, jouissant auprès de la population d'une grande audience, il aurait pu briguer des fonctions politiques. Mais sa modestie le poussait plutôt à rendre des services obscurs et efficaces et lorsqu'on lui proposait d'occuper telle ou telle fonction, il avait coutume de répondre sans fausse modestie : « D'accord, si je peux vous être utile en quelque chose ».

Il refusa toujours de poser sa candidature à une fonction élective. Il voulait conserver à La Seynoise une parfaite neutralité dans le débat politique et religieux. Sans doute se souvenait-il des démêlés qui avaient autrefois opposé l'association, au destin de laquelle il présidait déjà, à certaines équipes municipales.

Un tel homme était précieux et ni lui ni ses amis ne méritaient que s'interrompe en son zénith une carrière si prometteuse.

C'est un banal accident qui provoqua la fin de Joseph Guérin. En descendant du tramway qu'il empruntait pour se rendre à une répétition, il fit une chute, incident sans gravité qui empira brusquement. Sans doute touché par un sinistre pressentiment, le secrétaire Jaubert refusa dans les jours qui suivirent la participation de La Seynoise à un meeting d'aviation qui devait se tenir à Toulon du 26 mai au 2 juin, comme il avait décliné une invitation au festival de Bormes qui avait lieu le 18 mai.

Quelques jours après sa chute, le Président Guérin fut emporté par une crise d'urémie.

Ce fut la consternation générale. Des milliers de Seynois se pressèrent aux obsèques, voulant rendre un dernier hommage à cet homme de bien. L'ampleur, la gravité et l'émotion qui marquèrent cette manifestation en font un fait rare dans notre histoire locale.

Des délégations de sociétés musicales venues des quatre coins du département se mêlaient aux associations locales, sportives, syndicales ou artistiques.

Les membres exécutants de La Seynoise, leurs instruments cravatés de crêpe noir, encadraient le char funèbre couvert de fleurs. Dix-neuf poêles (3) représentant les associations et groupements les plus divers précédaient le convoi. Ce fut L'Avenir Seynois qui, au cours de la messe et au cimetière, exécuta le Requiem de Pétrarque.

(3) Drap mortuaire porté par les membres de l'association à qui il appartient et qui est l'hommage de celle-ci au défunt.

Nous possédons les textes de la dizaine de discours qui furent prononcés au cimetière. Tous les orateurs qui se succédèrent devant le cercueil retracèrent sous des formes diverses les activités fécondes du défunt. Ces documents conservés précieusement par les archivistes de La Seynoise expriment d'une façon émouvante les regrets unanimes et les sentiments émus de toute une population qui rendit au Président Guérin un hommage digne et vibrant d'affection.

Nous donnons ici à titre indicatif la liste des orateurs. Il s'agit de Monsieur Audibert, qui parla au nom des amis personnels du défunt, Monsieur Léon Gay le fit en tant que Président honoraire de La Seynoise, Monsieur Jaubert, Secrétaire en exercice, fut le porte-parole des membres exécutants. Quant à Monsieur Bagnol, il représenta l'administration maritime. C'est Monsieur Abraham qui parla au nom de l'Avenir Seynois, Monsieur Annibal, représentant La Provençale du Pont du Las et Monsieur Gaubert, L'Harmonie des Routes. Monsieur Belfort s'exprima au nom du syndicat agricole et Monsieur Aillaud, instituteur qui sera un jour le digne successeur du Président défunt, dit les regrets et l'hommage de l'Association des Boulomanes seynois. Enfin, Monsieur Laugier apporta le message de L'Amicale des retraités de la Marine.

De tous ces hommages émouvants, de la dignité et de la grandeur de ces funérailles qui n'étaient que justice en regard du dévouement à sa ville de l'homme à qui elles étaient faites, la population seynoise garda un souvenir tenace.

Mais il fallait songer à poursuivre la tâche, celle-là qui, depuis maintenant trois-quarts de siècle, était accomplie par des hommes animés par l'amour de l'Art musical.



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