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Il se trouvera peut-être des esprits chagrins pour gloser sur le choix et la formulation d'un tel sujet qu'il n'est pas coutumier d'aborder dans des propos de bon ton.
Pourtant, il nous a paru utile de le traiter pour deux raisons. D'abord, pour montrer quelques aspects des luttes sévères qu'ont menées nos anciens pour améliorer leurs conditions d'existence, alors que la saleté et les nuisances de toutes sortes provoquaient de véritables désastres dans la population, par la propagation de maladies endémiques mortelles.
Ensuite, il nous été agréable d'évoquer, au fil de ces pages, quelques scènes typiques de notre vie quotidienne passée, qui ne manquent certainement pas de sembler grotesques aujourd'hui, mais dont les anciens se souviendront avec plaisir.
Cinq siècles de lutte pour le droit à l'hygiène et à la santé
La majorité de nos contemporains connaissent le confort et l'hygiène. Il faut savoir que cette situation que ne partagent pas encore les pays du Tiers-Monde et ceux, parmi les plus démunis, que l'on appelle le Quart-Monde, fut conquise de haute lutte, par un combat pugnace qui s'étend sur plusieurs siècles. En matière de recherche biologique, on sait que pendant tout le Moyen Age, l'Église constitua un frein. L'interdiction d'expérimenter sur des corps vivants ou morts, le refus de remettre en question le Dogme, bloquèrent toute démarche intellectuelle, tandis que l'instabilité des institutions politiques ne permettait pas de dégager les moyens d'une action soutenue de recherche.
Il fallut donc s'accommoder des tas d'ordures pestilentielles accumulés à proximité des maisons, comme de la collecte des vidanges humaines par des moyens rudimentaires sur lesquels nous reviendrons.
Si l'on considère que les rivages seynois ont été peuplés dès le milieu du XVe siècle, on peut dire que le chapitre que nous ouvrons ici traite de " cinq siècles de luttes contre la pollution, pour l'hygiène et pour le droit à la santé ".
Hâtons-nous d'ajouter que ce combat se poursuit sous d'autres formes aujourd'hui. La salubrité publique pose désormais des problèmes d'air vicié, de pluies acides, de pollutions des eaux de rivières et des eaux de mer, de contamination des nappes phréatiques, d'émanations radioactives, qui ont atteint aujourd'hui une acuité sans précédent et font l'objet de débats passionnés dans les différentes assemblées élues, tant au niveau local qu'au niveau national ou international.
Car ces problèmes se posent bien à l'échelle planétaire. On dirait que l'homme s'acharne à détruire l'équilibre de la nature dont il exploite au maximum les ressources, avant de l'accabler sous ses déchets nocifs. Vous me direz qu'il finit par se rendre compte des dégâts qu'il cause. Mais avec combien de décalages ? Mais après combien de destructions irréversibles de milieux naturels.... ?
Les mesures pour protéger l'environnement sont toujours plus à l'ordre du jour. La question se pose, à bien des égards, en termes de survie de l'espèce humaine. Mais l'expérience montre que toutes les initiatives sont limitées par la complexité du contexte dans lequel sont perpétrées les agressions contre le milieu naturel.
Pourtant, les pollutions du fait des industries humaines ont pris aujourd'hui une telle ampleur qu'il faudra bien que des mesures draconiennes soient décidées et appliquées.
Il est évident que ceux qui ont en charge de nous gouverner, à quelque échelon que ce soit, entreprennent parfois de remédier, dans le cadre de leurs prérogatives, à telle ou telle nuisance. Souvent, les solutions apportées ne traitent qu'une partie infime d'une grande question sur laquelle tout le monde doit se mobiliser. Il faut que toutes les énergies se regroupent afin d'entreprendre une de ces vastes croisades qui aura pour objectif de sauver la vie à la vie.
Ne me faites pas dire que ces questions ne font pas l'objet d'attentions vigilantes et ne bénéficient pas de la combativité de certains regroupements. Ne me faites pas dire non plus que d'une manière générale, les Pouvoirs publics se désintéressent des solutions nécessaires. Ce serait imprudent de l'affirmer, d'autant que si l'on remonte le cours du temps, on se rend bien compte que certains problèmes posés aujourd'hui l'ont été par le passé ; leur étude historique permet donc d'éviter à ceux qui les abordent de nos jours les tâtonnements qu'ont connus les anciens.
Il ne faut pas non plus nier le fait que la plupart des problèmes d'agression contre l'environnement sont liés à des questions d'intérêt immédiat. Les puissances d'argent, acharnées à produire toujours plus de profits, lésinent presque systématiquement sur les investissements qui réduiraient les nuisances découlant de leurs activités. Elles se retournent plutôt vers les Pouvoirs publics qui devraient, aux frais des contribuables, pallier les dégâts dont se rendent coupables ceux qui n'ont d'autre objectif que de s'enrichir au détriment de tout autre préoccupation.
Il y a des solutions à trouver. Des solutions, certes au niveau de la biologie, de l'écologie, des techniques, mais aussi des solutions politiques. Il est indubitable qu'en même temps que seront créées des usines moins polluantes, des installations qui épurent les déchets de façon de plus en plus performante, il faudra veiller avec une sévérité sans faille sur les pratiques de ceux qui n'hésitent pas à rejeter dans les fleuves ou dans la mer de véritables poisons, ceux qui préfèrent dégazer leurs pétroliers là où cela ne leur coûte rien, au mépris de l'environnement, ceux qui vendent aux agriculteurs des pesticides dont les nuisances se répercutent dans toute la chaîne alimentaire.
Il est vrai qu'à tous ces égards, nous ne sommes pas à la veille d'assister à des dispositions rapidement prises et radicalement appliquées. Voilà qui nous aidera peut-être à comprendre les difficultés de nos ancêtres, en leur temps, pour trouver des solutions pour vaincre les fléaux qu'ils subissaient.
L'utilité de l'hygiène publique a pourtant été comprise par les civilisations les plus anciennes d'Égypte, de Perse, de Chaldée, de Grèce et de Rome.
Les religions, par ailleurs, ont souvent préconisé des règles d'hygiène corporelle ou alimentaire par souci de protéger les populations en leur donnant des solutions pour éviter de vivre en milieu malsain.
On peut ainsi citer de multiples exemples, à travers l'histoire, en notant que les civilisations les plus évoluées sont celles qui ont le plus recherché des moyens d'améliorer l'hygiène publique.
Ainsi, les Romains surveillaient attentivement la qualité de l'eau transportée dans les aqueducs. Dans chaque ville qu'ils administraient existait un magistrat chargé du département de l'hygiène publique. Mais l'Empire Romain fut abattu par les Huns, les Wisigoths, les Vandales, les Burgondes et autres peuplades semi-nomades ou nomades, qui renvoyèrent dans l'oubli les progrès réalisés.
Inconfort, ignorance, épidémies
Notre terroir connaîtra alors les guerres continuelles, les pillages, l'instabilité. Ce ne fut pas dans cette période que la science fit des progrès spectaculaires.
Quand la civilisation reprit ses droits, l'Église s'employa à étouffer la recherche scientifique à telle enseigne que des savants parmi les plus éminents virent leurs écrits détruits et furent considérés, au péril de leur vie, comme des hérétiques. Dans ces conditions, on ne peut guère entrevoir comment les indispensables découvertes en microbiologie auraient pu être faites, qui auraient permis de vaincre les fléaux endémiques.
Pendant des siècles, l'humanité a peu fait de progrès dans le domaine de la santé publique.
Les modes de vie n'étaient pas de nature à protéger les populations contre toutes sortes de maux souvent mortels. On vivait dans des habitations inconfortables, mal aérées, mal chauffées. L'eau potable se trouvait loin des logis qui n'étaient pas dotés de moyens d'évacuation des déchets. Les plus démunis, outre qu'ils s'exposaient à cet environnement favorable au développement de toutes les épidémies, souffraient de malnutrition chronique et s'épuisaient en harassantes journées de travail.
Les rues étroites et tortueuses des cités étaient jonchées d'immondices jetées par les fenêtres, qui n'étaient pas ramassées régulièrement. Dans ce cloaque, les animaux domestiques trouvaient leur pitance, cohabitant avec les humains.
Dans ces conditions, les chaleurs humides du printemps faisaient naître la peste, le choléra, la variole, aux conséquences dramatiques pour des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants atteints par ces épidémies qui se répandaient comme une traînée de poudre.
C'est à cette époque que notre cité seynoise prit naissance, dans un quartier marécageux et malsain. Elle se constitua par la jonction des premiers hameaux (Tortel, Beaussier et Cavaillon) qui existaient depuis le XVe siècle. Les constructions édifiées de façon anarchique voyaient les familles de manants s'entasser sans le moindre confort.
La plus grande pièce du logis servait à la fois de cuisine, de salle à manger et de chambre. La volaille, les chiens et les chats tournaient autour de la table familiale, en quête de maigres reliefs. Le sol, d'abord en terre battue, fut recouvert de galets puis de gros carreaux en terre cuite. Le cœur du foyer, la cheminée basse, brûlait quasiment d'un bout de l'an à l'autre, le bois mort glané dans les bosquets environnants. Le soir, on couvrait la braise, et par temps froid, on emportait jusque dans son lit, un gros galet, puis une brique, mis à chauffer contre le feu, et dont la chaleur accumulée prémunissait le dormeur du froid nocturne.
Le mobilier se réduisait à peu de choses : une table entourée de bancs, un bahut ou un coffre où l'on serrait les hardes, un lit en bois, sans sommier, dont le fond était garni d'un grand sac en toile bourré de paille, de balles d'avoine ou de feuilles de maïs. En guise de buffet, un placard et des étagères recevaient marmites et poêlons en terre, les casseroles étant généralement accrochées au mur à proximité de la cheminée.
Les eaux usées croupissaient aux abords des habitations et ce cloaque permanent contaminait par infiltration l'eau des puits. Les tas d'ordures, foyers permanents d'infection, répandaient leurs odeurs pestilentielles, mêlées aux puanteurs des tas de fumiers qui serviraient d'engrais. Dans de telles conditions, notre bourgade de La Seyne fut confrontée, dès sa naissance, à de graves problèmes de salubrité publique.
Les édiles, conscients de leurs responsabilités, tentèrent de trouver des solutions.
La première administration de notre ville fut mise en place le 22 avril 1658. Trois Consuls et huit Conseillers du corps municipal furent nommés. Divers postes de responsabilités furent créés : greffier, notaire royal, capitaine de port, sergent de ville, et parmi eux, quatre intendants de santé. C'est une preuve que dès que notre ville reçut une administration, ceux qui en furent chargés se préoccupèrent du problème de l'hygiène publique.
Cet embryon d'organisation contribua, momentanément du moins, à atténuer la frayeur de la population face au danger mortel des épidémies. À cette époque, il existait bien des médecins, mais leurs connaissances étaient très sommaires. Ils expliquaient la cause des fléaux par la colère divine, ou la conjonction astrale de trois planètes (Saturne, Jupiter et Mars) dans le signe des Poissons ou encore par des pluies de vers ou de serpents.
En 1580, déjà, une épidémie de peste se déclara à Cannes, après l'arrivée d'un navire en provenance du Levant. En 1619, à Saint-Mandrier, des cas de peste furent signalés. De nouvelles épidémies apparurent entre 1621 et 1630.
Quand les intendants de santé furent nommés, de quels moyens efficaces disposaient-ils face à ces dangers permanents ? Quel était leur rôle exact dans la lutte contre ces fléaux ?
En temps ordinaires, ils veillaient sur la propreté des rues. Il leur fallait faire respecter un arrêt du Parlement d'Aix interdisant les dépôts d'ordures devant les habitations. Ils surveillaient la salubrité des eaux dans les abreuvoirs, l'entretien des ruisseaux pour faciliter l'écoulement des eaux et ils faisaient également nettoyer les bassins et les canalisations des fontaines publiques.
Au moment des épidémies, leur tâche se compliquait du fait qu'il leur fallait contrôler l'arrivée des bateaux. Les certificats de quarantaine étaient-ils établis ? Les malades étaient-ils isolés ? Faisait-on effectivement appliquer l'interdiction de s'attrouper ? Dans l'espoir d'arrêter la contagion, les voyageurs devaient être traités avec des parfums capiteux. Le mobilier et les effets des victimes étaient incinérés. Dans les rues, on allumait de grands brasiers de bois résineux dont la fumée épaisse, presque irrespirable, devait éloigner le mal. On y ajoutait le laurier, l'absinthe et d'autres plantes odoriférantes aux vertus curatives.
Le 15 janvier 1683, un nouvel arrêt du Parlement d'Aix précisait « Les rues seront tenues propres devant les maisons par leurs habitants... Défense d'y faire des tas de fumier, d'y déposer des ordures et de procéder à des jets de nuit... »
On se souvient peut-être que se pratiqua longtemps le passorès, usage fort déplaisant. On n'hésitait pas, en effet, à jeter par les fenêtres toutes sortes de déjections y compris le contenu des vases de nuit. Comme on avait du savoir-vivre, on criait, avant d'effectuer la vidange, une question devenue légendaire « Passo rès ? » (Il ne passe personne ?). L'éventuel promeneur devait se manifester dans les plus courts délais faute de quoi il recevait une douche des plus malodorantes.
Pour cocasses que puissent apparaître certains aspects de ces usages anciens, notre histoire locale n'en sera pas moins jalonnée d'épidémies de peste. Après celle de 1665, vint la plus meurtrière qui, de 1720 à 1721, causa quelque 90 000 victimes en Provence.
Pour lutter contre de tels fléaux, la science était impuissante. Les gouvernants multipliaient les postes de responsabilité au niveau cantonal. Les médecins, les vétérinaires en faisaient obligatoirement partie. Ces braves gens au dévouement exemplaire, comprenaient bien que la saleté ambiante était à l'origine de ces calamités. D'autant que le climat chaud et les longues sécheresses entretenaient un milieu favorable à ces épidémies. Enfin, n'oublions pas que nos rivages étaient marécageux, c'est-à-dire entourés de terres malsaines où pourrissaient en permanence les plantes aquatiques et les vases nauséabondes.
Les rues caladées ou pavées dégageaient une odeur pestilentielle. Pendant longtemps, un seul ruisseau médian collectera dans les rues toutes les déjections. Les habitants attendaient la pluie pour que la rue s'assainisse. Jusque-là, l'eau croupissait, parmi des nuages d'insectes dont les piqûres entraînaient parfois des infections mortelles.
La création de trottoirs et de ruisseaux latéraux ne fut que tardive et le cimentage des rues ne s'effectua qu'à la fin du XIXe siècle.
Quand l'interdiction fut signifiée aux populations d'accumuler leurs ordures autour des maisons, il fallut bien trouver des solutions pour les entreposer. Optant pour la facilité, on choisit donc de les répandre à la périphérie des agglomérations.
C'est ainsi que La Seyne connut les tas collectifs du Gros Vallat (en face la Poste Garibaldi) puis du Comblage (avenue Max Barel). Quand le temps le permettait, on brûlait sommairement ces ordures.
Les habitants de maisons isolées entourées d'un jardinet, creusaient des fosses où s'accumulaient les déchets quotidiens. C'est ce que l'on appelait en Provençal la suèio. Sur ces fosses, ils édifièrent ensuite des édicules à usage de lieu d'aisance, de forme prismatique ou parallélépipédique, couverts d'une toiture à une ou deux pentes. appelés le pàti. Ce mot désigne toujours en francitan les W.-C.
Les suèio dont le fond était rarement cimenté, laissaient s'infiltrer les liquides nocifs contenant les colibacilles mortels pour l'homme. Les amoncellements de fumier ou d'ordures étaient des bouillons de culture pour toutes sortes de germes microbiens. C'est ainsi que régulièrement, l'eau des puits était le vecteur privilégié des fièvres typhoïdes mortelles jusqu'au XXe siècle, qui faisaient de véritables ravages, surtout chez les enfants dont le taux de mortalité atteignait des proportions effrayantes.
Ajoutons à ce tableau peu engageant qu'autour de ces cloaques pullulaient les rats, les insectes parasites comme le poux, la punaise, le sarcopte de la gale, qui causaient aux humains des maux chroniques et véhiculaient les germes des épidémies.
Le " bon sens populaire " était à ces sujets plutôt mal inspiré. Nos concitoyens se souviennent des propos de leurs aînés au sujet des poux que l'on se refusait parfois à tuer sous prétexte qu'ils " suçaient le mauvais sang ". Loin de voir en eux les porteurs de maladies infectieuses, on considérait qu'ils étaient plutôt le signe de la bonne santé ! Que dire alors de ceux qui soignaient leurs plaies avec de la charpie non stérilisée et des emplâtres de toiles d'araignées couvertes de poussière ?
C'est pourquoi, outre les grandes épidémies de peste, notre ville de La Seyne et ses environs connurent au XIXe siècle trois épidémies de choléra : en 1835, en 1845 et en 1865. Si les deux premières ne firent que peu de victimes, la troisième causa en quelques mois la disparition d'environ 500 de nos concitoyens et de 1 300 Toulonnais.
Les Intendants de santé avaient beau se démener, leurs efforts restaient vains. On continuait à se désinfecter au moyen de parfums, on faisait la police des cargaisons et des individus, on désinfectait les sacs de farine en les trempant dans l'eau bouillante, on se lavait les mains avec du vinaigre... L'épidémie redoublait de puissance. On recommandait aux populations de blanchir leurs cuisines, leurs chambres, les corridors et les cages d'escalier à la chaux, on faisait des fumigations chlorées pour limiter les foyers d'infection, on en vint même à respirer du camphre par la bouche et par les narines. Enfin, il semble qu'ait été compris par tous que la cause première de ces fléaux était l'amoncellement à proximité de la ville des ordures comme c'était le cas au Gros Vallat.
Il faut savoir que ce Gros Vallat (en provençal, gros ruisseau), descendait, jusqu'au XIXe siècle, depuis le Pont de Fabre en longeant l'actuel boulevard Jean Jaurès et débouchait sur le port à l'extrémité sud du quai Gabriel Péri. Les ordures ménagères étaient alors déversées à l'endroit où se trouve aujourd'hui le square Anatole France, face à la Poste Garibaldi.
Les autorités municipales décidèrent donc d'interdire le dépôt et fixèrent comme point de déversement une zone appelée le Comblage vers l'extrémité de l'avenue Gambetta.
En somme, on n'avait fait qu'éloigner le danger, mais on ne l'avait pas supprimé, loin de là.
Mais enfin, cette partie de la commune étant quasiment inhabitée, on pouvait y pratiquer l'incinération des ordures de préférence les jours où le mistral chassait les fumées vers la mer.
Avec le développement de la ville et la croissance de sa population, le problème des déchets allait prendre des dimensions nouvelles.
Les habitants de la périphérie disposant d'un lopin de terre pouvaient, comme nous l'avons vu, régler ce problème par l'enfouissement ou l'incinération. Mais pour les autres, ceux du centre-ville qui s'urbanisait rapidement, il fallut penser à la collecte des résidus.
Les déchets solides, entassés sur des tombereaux, s'en allaient grossir les tas du Comblage et permirent peu à peu de gagner sur la mer.
Les excréments posaient un autre type de problème auquel les édiles proposèrent plusieurs solutions.
Dans un premier temps, on déversa à la mer au moyen de tonneaux montés sur deux roues et tirés par un fort cheval. On faisait de même à Toulon jusqu'au jour où, de toute évidence, la pollution marine atteignit des proportions désastreuses. Nous reviendrons longuement sur les solutions qui furent alors envisagées.
On pensa aussi à répandre les vidanges sur des terrains vagues où elles restaient à sécher.
Une autre solution fut de livrer aux cultivateurs, à leur demande les résidus de toutes natures. Pendant longtemps ce fut là le principal engrais.
Cette collecte fut un temps une source de revenus pour ceux qui s'en chargeaient. Ainsi, selon un historien régional, les rues de Toulon furent maintenues propres par ce moyen. Des gens entreprenants faisaient la collecte des détritus de toutes sortes qu'ils revendaient aux paysans. On les appelait les escoubiers (du provençal escoubo, balais).
Ils firent d'ailleurs d'excellentes affaires, leur rôle ne se limitant parfois qu'à faire le ramassage, car les cultivateurs venus en ville apporter leurs légumes retournaient chez eux ces déchets destinés à bonifier leur terre. Cela dispensait les escoubiers du transport de leur marchandise.
Cette pratique de ramassage et de distribution des ordures et autres déchets se poursuivit jusqu'en 1940. Le fait est d'autant plus monstrueux qu'entre-temps, les découvertes de Pasteur, donnant naissance au développement de la microbiologie, avaient apporté bien des connaissances apparemment peu prises en compte par les responsables locaux. La chimie dès la fin du XIXe siècle, avait permis de déterminer la nature des corps. On savait que l'eau est, après l'air, l'agent le plus important de la vie, mais qu'elle véhicule également les germes les plus dangereux. Il nous paraît donc inconcevable aujourd'hui que, pendant plus d'un demi-siècle après de telles découvertes, on ait pu continuer à répandre la mort par généreuses et nauséabondes distributions.
Le comble de l'ironie serait, s'il n'y avait pas eu tant de victimes, que pendant cette période, on trouve à la tête des affaires municipales seynoises, plusieurs médecins et pharmaciens (1845, 1880, 1908, et 1920).
Mais revenons à ces questions de collecte des vidanges humaines qui nous conduit à parler de ce qui fut une image de marque des moins glorieuses de notre localité.
Le ramassage s'effectuait au petit matin, par un véhicule spécialement adapté à cette besogne. Il faut ici reconnaître que le préposé qui en était chargé avait de grands mérites.
Nos concitoyens se sont moqués pendant de nombreuses années de Finette et d'Isabelle. Certes, leur fonction n'exigeait pas une qualification d'un niveau très élevé, mais il ne fallait pas manquer de courage pour l'assumer. Leur occupation était en effet la vidange des toupines.
Ces récipients qui ont fait pendant longtemps le déshonneur de notre ville et de ses habitants furent d'abord très répandus dans toutes les cités où les réseaux d'assainissement étaient inexistants. Si la toupine resta un symbole de notre commune c'est que la réalisation d'un tout-à-l'égout n'intervint que très tardivement. En effet, alors que les toupines commencèrent à disparaître de Toulon vers 1905, elles resteront en usage à La Seyne encore pendant... quarante ans.
Incompréhension, sectarisme, ignorance, égoïsmes bornés sont autant de facteurs générateurs de luttes stériles, indécentes, dont les conséquences furent un retard difficilement pardonnable dans l'application de mesures valables proposées dès la fin du XIXe siècle par des hommes compétents.
Aussi, à cent lieues à la ronde, ce n'est pas sans une ironie mordante qu'on évoquait notre ville rebaptisée La Seyne-les-Toupines.
Qu'est-ce, au fait, qu'une toupine ?
Dans le dictionnaire de Frédéric Mistral, Lou Tresor dóu Felibrige, on trouve pour toupino, la définition suivante : Pot de terre à deux anses, usité pour mettre de l'huile, du miel, des olives ou de la graisse, petite jarre.
Les provençaux de vieille souche ont pourtant toujours désigné par ce vocable, un récipient en terre cuite, de quelque trente à quarante centimètres de haut, en forme d'urne fortement ventrue dans sa partie centrale, reposant sur une embase circulaire d'environ quinze centimètres de diamètre, et ouvert largement vers le haut. Cette ouverture étant bordée et renforcée par un bourrelet dont la forme rappelle les contours d'une bouche lippue, l'expression « avoir des lèvres comme un rebord de toupine » était d'un usage courant chez nos anciens.
De part et d'autre de ce récipient, étaient collées deux anses en forme d'oreilles permettant de mieux saisir l'objet surtout quand il avait reçu à ras bord le contenu qui lui était destiné.
Comme le dit le dictionnaire, les paysans l'utilisaient principalement pour conserver les olives.
Exemples de toupines |
L'utilisation de ces toupines remonte bien loin dans l'Antiquité. Les Romains, les Étrusques en connaissaient fort bien la fabrication. Les Grecs et les Phéniciens confectionnaient des jarres dont la forme rappelle celle de la toupine.
Il est certain que l'industrie de la poterie, dont les origines se confondent presque avec celles de l'homme, se perfectionna peu à peu. L'étanchéité du grès ou de la glaise fut obtenue par de beaux vernis verts, rouges ou marrons. Les formes évoluèrent en fonction de la destination du récipient, et en fonction aussi du savoir faire du potier.
Toutes ces terrailles (poteries, objets en terre) auraient sans doute suivi jusqu'à nos jours leur carrière de contenant d'huile de céréales, d'olives ou de légumes secs, si, selon une légende qui court dans nos contrées, un événement fortuit ne s'était produit dans un village de Haute Provence, voilà plus d'un siècle.
Un voyageur de commerce exténué, surpris par une pluie diluvienne, trouva refuge dans une auberge où on lui servit un excellent repas. La chambre, des plus confortables, lui permit de trouver rapidement un bon sommeil réparateur.
Mais voilà qu'au milieu de la nuit, il fut réveillé par de violentes coliques qui mirent ses entrailles en révolution. Que faire en pareil cas ? Pour accueillante qu'ait été l'auberge, elle ne proposait aucune installation sanitaire, même des plus sommaires. En ces temps-là, on satisfaisait ses besoins naturels en contribuant à la prospérité du tas de fumier qui s'élevait dans la cour, ou en se libérant au pied d'un arbre, entre deux rangées de vignes ou à l'abri d'une haie.
Sous un pareil déluge, dans une nuit illuminée sans cesse par les éclairs d'un violent orage, il était impensable de quitter l'abri de la maison.
Notre voyageur, aux prises avec des douleurs abdominales terribles, tournait, hagard, dans l'arrière-cuisine, cherchant avant qu'il ne soit trop tard, une solution à son malaise.
Son regard se porta enfin sur un récipient en grès, du genre de celui que nous avons décrit plus haut, et qui, par bonheur, se trouvait vide de tout contenu. En quelques secondes, il se libéra et sur son visage, la grimace de la douleur céda la place au sourire du bien-être.
Remonté sans sa chambre, il ne retrouva pas immédiatement le repos réparateur, tourmenté qu'il était par la pensée des conséquences de son acte. Il est certain que l'aubergiste ne prendrait pas la chose avec philosophie. Alors, dès que pointa le petit matin, l'orage s'étant calmé en même temps que ses douleurs, il se glissa hors de l'auberge avant que l'établissement ne donne signe de vie, non sans avoir déposé sur le comptoir le prix de la location.
L'histoire ne dit pas s'il ajouta un petit dédommagement pour la corvée qui attendait l'aubergiste.
C'est cette nuit-là, précisément dans cette auberge dont il fut convenu que l'on tairait le nom, que la toupine trouva une nouvelle destination. Et, comme elle s'avéra commode, son usage se répandit en un clin d'œil dans toute la Provence.
À La Seyne, comme nous l'avons vu, son usage se maintint fort longtemps, ce qui nous valut d'être les héros de nombreuses plaisanteries.
Outre le fait que notre commune, comme cela fut évoqué plus haut, reçut, jusqu'en 1945, le sobriquet de La Seyne-les-Toupines, nos voisins faisaient croire que la fréquentation quotidienne de ce vase aux lèvres épaisses, laissait sur nos fesses une empreinte durable. Certains affirmaient avec conviction que la toupine fut même un jour l'auxiliaire précieux de la police.
L'affaire remonterait à quelque soixante ans. Sur la plage d'une station balnéaire de la Côte d'Azur, on découvrit un matin le cadavre d'un homme qui avait la poitrine transpercée de trois balles. Impossible de conclure à l'accident ou au suicide. La fouille des vêtements ne révéla aucun indice susceptible d'identifier le corps qui fut déposé à la morgue.
Le médecin légiste, qui entreprit l'autopsie, eut beau disséquer les restes du malheureux, il ne trouva rien de particulier qui permit de mettre une identité à cet inconnu. C'est alors qu'un des assistants du médecin, Seynois d'origine, en retournant le corps, eut un trait de génie : " Regardez, docteur ! Regardez cette marque circulaire, ce rond si bien dessiné sur les fesses de la victime. Vous ne savez pas ce que c'est, vous ? Eh bien moi, Seynois, je le sais : il s'agit de la marque laissée par le rebord de la " toupine ". Pas de doute, cet individu est de La Seyne ".
Effectivement, on orienta les recherches vers la cité des toupines et des résultats positifs ne se firent pas attendre. Deux jours après la découverte du corps, l'identification put se faire et quelques semaines plus tard, les criminels furent arrêtés.
Lorsque La Seyne devint une cité urbaine, et qu'il fallut procéder chaque jour à l'évacuation des ordures et des vidanges, on vit s'aligner sur les trottoirs devant chaque porte, à l'heure du laitier, les poubelles voisinant avec les toupines.
C'étaient des véhicules différents qui se chargeaient d'enlever le contenu des unes et des autres. Ils ne circulaient pas aux mêmes heures et les toupines devaient être sorties peu avant le passage du torpilleur, au petit matin.
Le ramassage des ordures ménagères s'effectuait au moyen d'un tombereau tiré par un cheval et le préposé, nanti d'une énorme pelle plate et d'un balai de bruyère, devait vider les poubelles et enlever les petits tas d'ordures accumulés par les balayeurs de rue bien avant son passage.
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Le torpilleur, véhicule hippomobile au XIXe siècle, devint un engin motorisé dans les quelques années qui précédèrent la mise en service de l'Émissaire commun.
Mais pourquoi l'appelait-on ainsi ? Probablement parce qu'on le fuyait comme un navire aurait fui face à la menace d'une torpille. La puanteur que répandait ce véhicule constituait une telle agression qu'on le considérait comme un danger redoutable, surtout quand il venait à la rencontre d'un piéton. Ce dernier n'avait d'autre recours que de tourner les talons, en pressant son mouchoir sur ses narines. On disait alors : " Attention, ça torpille ! "
Il arriva que pour éviter cette mauvaise rencontre, des travailleurs ratent le départ du bateau ou du tramway qui les conduisait à leur atelier ou à leur bureau. On voit donc que ce maudit véhicule avait dans la vie quotidienne des répercussions multiples et fort désagréables.
Les toupines vernies, couvertes obligatoirement d'un disque en bois ou en métal, portant un bouton sphérique en son centre, attendaient sagement le passage du préposé municipal qui s'annonçait de loin par des jurons sonores. Son cheval n'allait jamais à la cadence qu'il souhaitait. Parfois, des récipients avaient été renversés par de mauvais plaisants, ce qui ajoutait à la colère du vidangeur et provoquait en lui des poussées d'exaspération. Ou alors, des retardataires le hélaient, leur toupine à la main. Il leur répliquait violemment :
Pour la petite histoire, il faut savoir que les Gamel étaient des éleveurs de cochons établis au quartier Saint-Jean. Propriétaires de vastes terrains entre la route d'Ollioules et l'Hôpital, ils recevaient la vidange que l'on y épandait. Les émanations qui se mêlaient à celles des porcheries n'avaient pas fait de ce quartier un endroit où l'on flâne. Nos concitoyens avaient donc fait leur l'expression : Sènté Gamèou (ça sent Gamel) énoncée chaque fois qu'une odeur nauséabonde parvenait à leurs narines.
Le passage du torpilleur dans la rue était l'occasion de scènes souvent désopilantes, sauf pour celui qui en était la victime.
Le tonneau de vidange, monté sur deux roues, avait une contenance de cinq cents litres environ. Il était coiffé d'un entonnoir volumineux, par lequel le préposé versait le contenu d'un gros seau rempli lui-même par l'apport de plusieurs toupines. Les mêmes gestes répétés des centaines de fois, exigeaient des efforts physiques assez considérables.
Quel trafic lamentable !
Tous ces transferts de liquides ne pouvaient s'effectuer sans éclaboussures, surtout lorsque le mistral s'engouffrait dans nos rues. On comprend pourquoi les passants avaient intérêt à s'écarter de ce véhicule pendant que le préposé municipal effectuait ses manipulations.
Ce dernier, malgré l'adresse dont il pouvait faire preuve, mettait ses vêtements dans un état lamentable. Son pantalon en velours qui tombait en accordéon sur ses chaussures, son veston boutonné jusqu'au cou, son chapeau de feutre noir, présentaient un aspect peu ragoûtant.
Et quand le gros tonneau que l'on appelait la boute (du Provençal bouta : tonneau) s'ébranlait sur les pavés disjoints, bringuebalant de droite et de gauche, des giclées du trop-plein s'échappaient par l'entonnoir pour venir s'écraser sur la chaussée en de redoutables flic-flac.
Si le cheval n'avait pas su éviter les trous profonds, le vidangeur furieux l'accablait d'injures retentissantes.
Et puis nos braves ménagères, les yeux encore gonflés de sommeil, venaient récupérer leur récipient. On assistait alors à d'autres scènes de la rue que nos grand-mères nous ont toujours contées avec des houles de rire.
Ces dames s'approchaient délicatement de la toupine, en regardant bien où poser leurs pieds, tenant les pans de leur peignoir d'une main, alors que de l'autre, elles brandissaient l'escoubette, petit balai terminé par un hérisson de chiendent. Celles qui demeuraient à proximité d'une fontaine, y rinçaient leur toupine sans difficulté. Dans les rues les plus longues, où n'existait qu'un seul point d'eau à une extrémité, les ménagères qui en étaient le plus éloignées apportaient l'eau de rinçage de l'intérieur. Après avoir consciencieusement nettoyé le récipient, elles le vidaient dans le ruisseau où stagnait le liquide pendant plusieurs jours, surtout si la sécheresse sévissait. On imagine, dans ces conditions, ce que sentaient nos rues et les dangers d'infection que représentaient ces liquides croupissant dans les interstices des pavés.
Nous n'en finirions pas de raconter les anecdotes de la rue à propos de ces fameuses toupines.
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Que de fois, dès potron-minet, n'avons-nous pas entendu tonitruer nos mères et grand-mères après le passage du torpilleur ?
Quelques garnements avaient alors trouvé drôle de jouer des tours aux ménagères en déplaçant les toupines. Le soir, à la sortie du cinéma, même qu'ils soient endimanchés, ils transportaient les récipients de la rue Berny au Cours Louis Blanc, de la rue Carvin à la rue Gambetta, etc... Impossible, ensuite de retrouver son bien.
- L'autre jour, ils ont vidé celle de Françoise Tordo dans le ruisseau et l'ont remplie de grosses pierres. La pauvre vieille pouvait plus la soulever, sa toupine, pour la nettoyer. Et, bien entendu, ces garnements attendaient pas loin pour voir la tête qu'elle ferait.
Une autre ménagère surenchérissait :
Comment s'étonner que ces aspects de la vie quotidienne d'antan aient inspiré les pamphlétaires et les amuseurs qui tournaient en dérision notre population et ses édiles ?
Il arriva même qu'à l'Eden-Théâtre, dans les revues jouées le dimanche, il soit question de la vidange publique avec des chansons du type de celle dont nous reproduisons ci-dessous quelques lignes :
- " C'est moi le toupinier
- " Qui dans tous les quartiers
- " Fais mon petit métier
- " Et sans faire péter le bédélé
- " Je vide tous les jours des toupines
- " J'en ramasse des tas
- " J'en trouve à chaque pas...
Ce n'est pas, bien sûr, d'une haute inspiration...
Mais que devenaient les véhicules pleins de vidange ? Nous avons vu que les premiers points de déversements furent les bords de mer où il fallait combler le rivage marécageux. Une autre pratique, également évoquée plus haut, qui eut longtemps les faveurs des édiles, fut l'épandage dans les champs. Voyons un peu comment cela se passait.
Pendant longtemps, à La Seyne comme à Toulon, on eut recours aux rejets à la mer. Mais on comprit les dangers de la pollution marine et ses conséquences néfastes sur la qualité des coquillages qui peuplaient abondamment toute la rade : moules, clovisses, huîtres, praires, etc., sans parler de la grande variété des poissons.
Les édiles, confrontés à ces graves problèmes, optèrent alors pour la solution de l'épandage, sur des terrains abandonnés à proximité de la ville.
À La Seyne, c'étaient donc notamment les terrains de Gamel, entre l'Hôpital et la route d'Ollioules, qui recevaient quotidiennement la visite du torpilleur venant y décharger sa vidange. Sa cargaison ne passait pas inaperçue, surtout quand le vent apportait vers la ville les effluves de l'épandage.
Les agriculteurs appréciaient cet engrais et venaient même demander à l'administration municipale qu'il leur en soit livré à domicile.
Alors, on voyait entre les rangées d'artichauts des jardins de Gamel, de Moutte ou de Garnier, le lourd tonneau se mettre en position Le vidangeur s'approchait prudemment de l'arrière pour faire sauter le bouchon, qu'on appelait le ta (du provençal tap, bouchon) et laissait s'écouler le flot visqueux, infect, mais fertilisant, prometteur de récoltes précoces et abondantes.
Des producteurs imprudents arrosaient directement leurs choux et leurs salades en ajoutant au courant d'eau des casseroles d'engrais humain fixées au bout d'un long bâton. On ne comprenait pas alors le terrible danger que représentaient ces pratiques. Que de morts sont à déplorer pour avoir ingurgité avec les légumes frais les redoutables colibacilles !
C'était alors dans les mœurs de se libérer de ses déchets partout où cela semblait possible, sans imaginer un instant que les détritus représentaient une pollution, terme fort peu répandu à cette époque. Ainsi, lorsque les grosses pluies transformaient nos rues en torrents, les ménagères en profitaient pour vider le contenu de leur toupine directement dans ce courant fangeux. Naturellement, toutes les immondices se retrouvaient dans le port de La Seyne, puis dans la rade.
Mais d'autres problèmes se posaient aussi avec l'expansion urbaine de La Seyne et l'accroissement de sa population.
Dans les bâtiments publics, comme l'Hôtel de Ville, les écoles, l'Hôpital, étaient installées des latrines. D'autre part, certaines rues étaient dotées de ce type d'édicule public. Cela exigeait la construction de fosses volumineuses qu'il fallait vidanger périodiquement, ce qui amenait un accroissement de travail pour le toupinier, mais aussi un surcroît de déchets à évacuer.
Les vieux Seynois n'ont pas oublié ces urinoirs monumentaux et nauséabonds implantés sur le quai du port. Ils avaient été cédés à la ville par un organisme appelé Compagnie des Chalets de Nécessité. On les désignait parfois aussi sous le nom de Commodités.
Ces édicules étaient implantés au bord de mer, dans laquelle ils se déversaient généreusement, ce que tout le monde trouvait normal. Il faut dire aussi que c'était un moyen commode d'évacuer partiellement le problème... et les nuisances.
Les mêmes vieux Seynois se souviennent sans doute aussi de ces latrines publiques situées tout à côté de l'entrée Nord de l'École Martini. On appelait ces toilettes collectives du nom provençal de Lou Daïmé, qui signifie la Dîme.
Ceux qui connaissent l'histoire de l'École Martini, que nous avons racontée dans un précédent ouvrage, savent qu'elle s'appela longtemps, à ses débuts, l'École de la Dîme. Cela, à cause de son installation, sous le règne de Louis-Philippe et sous le Ministre Guizot, dans une vieille structure appelée Hôtel de la Dîme, où l'Église percevait son impôt.
Les latrines du Daïmé, furent l'objet de maintes polémiques qui durèrent plus d'un siècle. Jugez plutôt :
Elles existaient au milieu du XIXe siècle. Plusieurs Municipalités avaient pris de bonnes résolutions pour les transférer ailleurs, car leur esthétique n'avait rien de particulièrement attachant et les odeurs infectes qui s'en dégageaient incommodaient tous les usagers de la rue Martini et notamment les écoliers. Nettoyées sommairement une fois par jour, elles n'en étaient pas moins un foyer de pestilence à cause duquel les protestations des riverains s'élevaient avec vigueur.
Les maîtres d'école et les parents d'élèves s'indignaient du spectacle scandaleux qui était ainsi offert aux bambins, quand on voyait des rustres sortir de l'édicule en finissant de rajuster laborieusement leur pantalon dans la rue.
Périodiquement, à la fin de chaque mandat, la Municipalité sortante inscrivait à l'ordre du jour de ses délibérations le déplacement du cabinet public. La décision fut un jour prise de le transférer contre le mur du presbytère.
Le curé de La Seyne, protesta avec une véhémence à la hauteur de sa grande piété, arguant qu'une telle initiative était une insulte à Dieu à travers l'avanie que l'on ferait subir à Sa Maison. Il faut dire que cela se passait à la fin du XIXe siècle, quand s'affrontaient violemment les tenants de l'idéal laïque et les congrégations religieuses.
Courageusement, la Municipalité remit à plus tard sa décision et si la colère du clergé s'éteignit aussitôt, le scandale continua. Quelques années après, la question revint sur le tapis, mais on invoqua alors le manque de crédits pour ne pas opérer ce transfert.
Dans un rapport en date du 8 juin 1936, la délégation cantonale écrivait, entre autres remarques relatives à la situation et au fonctionnement de l'école Martini, la phrase suivante : " Les classes ouvertes sur la cour nord sont inhabitables pendant les fortes chaleurs et gênées considérablement par le voisinage d'un cabinet d'aisance public ".
Cela peut paraître incroyable, mais c'est pourtant une triste réalité les écoliers et les passants supporteront cette situation pendant... SOIXANTE ans.
Ce n'est qu'avec l'installation du tout-à-l'égout par la ville, en 1952, que ce point de nuisance disparaîtra.
À la lumière de cet exemple, on comprend mieux l'ampleur des difficultés rencontrées pour résoudre les problèmes d'ensemble.
Nos recherches sur les tentatives municipales de leur apporter des solutions sérieuses nous ont fait découvrir des textes datés de 1885 qui mettent en cause les intérêts de la ville de La Seyne, mais aussi ceux de Toulon dont la population était déjà bien plus importante.
Le 15 septembre 1885, le Conseil municipal de La Seyne se réunit : Il est informé d'un projet de canalisation émanant des édiles toulonnais et destiné à l'évacuation des eaux sales et des matières fécales vers la haute mer.
Ne voulant plus de déversements dans la rade, ces messieurs de Toulon envisageaient le passage d'une canalisation par des terrains plats Lagoubran - La Seyne - Les Sablettes. On croit rêver !
On devine les réactions de Michel Pacha qui s'efforçait alors de donner aux quartiers de Tamaris, des Sablettes, de Mar Vivo, de Manteau, des équipements touristiques de haut niveau. En cette fin de siècle, le littoral de la Baie du Lazaret et celui de la haute mer, depuis Marégau jusqu'à Fabrégas, était connu et fréquenté même par des touristes étrangers, le plus souvent d'origine anglaise. À l'annonce du projet monstrueux des Toulonnais, la réaction des élus seynois ne se fit pas attendre.
Le 30 septembre, le Conseil se réunit à nouveau et formula une protestation à l'appui de nombreuses oppositions parvenues en Mairie contre ces projets d'assainissement. Voici l'essentiel de la délibération :
" Le Conseil estime que, si Toulon veut se débarrasser de ses eaux grasses, résidus, matières fécales, etc., il est arbitraire de vouloir en doter La Seyne dont la situation sanitaire laisse déjà beaucoup à désirer. Au nom de la population de La Seyne, si éprouvée par les épidémies de petite vérole, de choléra, fièvres, etc., le Conseil décide à l'unanimité d'adresser à Monsieur le Préfet une protestation qui devra être jointe au dossier de l'enquête ".
Ce projet n'eut pas de suite immédiate. Les années passèrent et la pollution prit des proportions importantes, véhiculée par la Rivière Neuve qui recevait de plus en plus les immondices des Toulonnais.
Le danger s'étendait sur toute la rade, et le quartier de Brégaillon, sur le territoire de La Seyne, était le premier à souffrir de cette situation.
En 1886, Monsieur Saturnin Fabre, ingénieur, devint Maire de la Seyne. Il se préoccupa sérieusement de l'assainissement de la ville. Nos concitoyens doivent savoir qu'il fut un grand administrateur dont les initiatives audacieuses ne furent pas toujours comprises par les habitants. Nous en parlerons dans un chapitre ultérieur.
En 1890, il fit étudier par ses services un projet, prit des contacts avec la ville voisine, étant parfaitement conscient que les solutions ne pouvaient être apportées séparément.
En attendant, les Toulonnais revinrent sur la proposition qui leur tenait à cœur : creuser une canalisation en direction de la haute mer. Pour rassurer les Seynois qui avaient repoussé le projet des Sablettes, ils suggérèrent que la canalisation débouche... à Fabrégas.
Il s'agissait cette fois du projet Byrion contre lequel la Municipalité Saturnin Fabre émettra un autre vœu de protestation le 24 août 1890. La Commission d'enquête des Grands travaux de Toulon n'avait pas fait preuve d'une grande originalité dans cette affaire.
Cinq années passeront encore à discuter, à évaluer les dépenses, à modifier les projets. Enfin, les techniciens sanitaires de la ville de Toulon trouvèrent une solution plus difficile à réaliser, mais possible tout de même, et qui rejoignait les études de M. Fabre : le collecteur principal devait déboucher dans les eaux profondes et constamment en mouvement au Sud du Massif de Sicié.
Bien évidemment, la canalisation serait souterraine, dans sa traversée du territoire seynois. En compensation, et en forme de droit de passage en nature, la ville de Toulon offrait à La Seyne de raccorder la totalité de son futur réseau gratuitement sur le collecteur toulonnais.
Saturnin Fabre et son Conseil municipal étudièrent attentivement ce projet. Cette canalisation souterraine, étanche, leur parut acceptable. Ils donnèrent donc un avis favorable de principe. Mais ils n'avaient pas compté avec leurs adversaires politiques.
Ils eurent beau s'évertuer à convaincre la population qu'une canalisation couverte et bien isolée ne présenterait aucun danger ni pour la pollution de l'air, ni pour les eaux du sous-sol, ils abordèrent la campagne électorale de 1896 dans une position difficile.
L'ambiance était fiévreuse, à La Seyne, comme elle sut l'être dans la période récente. M. François Bernard, Directeur des Douanes, adversaire du Maire sortant, représentait un courant politique socialisant. Il fera son cheval de bataille du problème de l'assainissement à La Seyne, la population locale étant littéralement ameutée par un seul mot d'ordre : " Nous ne voulons pas du caca des Toulonnais ! Qu'ils se le gardent ! "
En terme électoraliste, François Bernard avait vu juste. Articles de presse, affiches, tracts, réunions politiques réussirent à dresser la majorité de la population contre les élus sortants. On le voit avec le document publié ci-après, écrit en langue provençale, le débat ne volait pas très haut.
Le 31 mars 1895, M. Fabre informa son Conseil municipal de son intention d'intervenir auprès du Ministre de l'Intérieur au sujet du projet d'assainissement de la ville de Toulon. Il dit que le Conseil Supérieur de l'Hygiène et la Chambre des Députés devaient se prononcer. En présence d'une agitation haineuse qui allait croissant, alimentée par ses adversaires politiques, M. Fabre dut accepter qu'une délégation de personnalités influentes soit entendue au plus haut niveau pour affirmer les droits de la commune et son opposition résolue au projet d'assainissement de la ville de Toulon. Cette délégation, désignée le 12 mai 1895, conduite par le Maire, fut composée de M. Divisia, Conseiller municipal, de M. Lagane, Directeur des Forges et Chantiers, de M. Morris, Ingénieur en Chef des Câbles Sous-marins, de M. Michel Pacha, propriétaire, et de M. le Docteur Loro, Président du Comité de protestation. Elle obtint des assurances que ce projet n'aurait pas de suites favorables.
Saturnin Fabre souhaitait avant tout que soient présentées les garanties que la population seynoise ne subirait aucun inconvénient. Ses adversaires s'ingénièrent à démonter ses explications administratives, financières et techniques en les entachant d'incertitude.
Des joutes électorales stériles
Les élections municipales eurent lieu en 1896 et M. Saturnin Fabre fut battu.
M. François Bernard et ses amis triomphaient à la tête des adversaires du projet toulonnais. Nous verrons plus loin que le problème de l'assainissement n'en fut pas pour autant résolu.
Mais la victoire éphémère leur montant sans doute à la tête, les nouveaux élus ne furent pas tendres pour Saturnin Fabre. Un membre de la Jeunesse Socialiste composa une chanson débordante de rancune, intitulée Lou ploungeoun dé nouastré Mairo. Par crainte d'éventuelles représailles, l'auteur emprunta le pseudonyme de l'Anglais. Elle fut chantée sur un air très en vogue à l'époque : Dou maou dé dents (du mal de dents).
Après une bataille électorale violente, un tel document allait entretenir, prolonger et même aggraver les dissensions politiques. Mais un événement imprévisible allait apporter un peu de baume au cœur des vaincus.
Après la proclamation des résultats, un incident hors du commun se produisit en effet qui amusa fort la population.
En sortant de l'Hôtel de Ville où il venait de célébrer sa victoire, le nouveau Maire, François Bernard, sans doute pour satisfaire un besoin naturel, se dirigea vers l'urinoir qui trônait en face de la maison commune, tout au bord du quai. Faux pas ? Ivresse du succès ? Excès de champagne ? Le premier magistrat trébucha et effectua un superbe plongeon dans l'eau sale du port. Il se débattit, hurlant, crachant, cherchant désespérément une planche de salut. Ce sont des badauds qui le sortirent de ce mauvais pas, tout penaud de sa mésaventure. Il rentra chez lui précipitamment, piqué au vif par les railleries de ses administrés de fraîche date, accablé par les quolibets de ses adversaires malheureux..., mais secs.
L'urinoir du port (devant l'Hôtel de Ville) |
Les amis de Saturnin Fabre virent presque une revanche dans cette amusante circonstance qu'ils ne tardèrent pas à exploiter et à savourer. Un musicien de la philharmonique La Seynoise, M. Aurenge composa une chanson satirique qui tournait le nouveau Maire en dérision. Nous reproduisons ici le texte intégral de cette pièce intitulée Autour d'un Urinoir. On la chantait sur un air très connu à l'époque : Un Bal chez le Ministre. Toute une population la fredonna pendant longtemps et l'on dit même que le Maire avait fini par l'admettre et la chantait parfois.
S'il est vrai que François Bernard sut faire preuve d'un véritable sens de l'autodérision, cette chanson fut une des causes qui opposèrent la nouvelle Municipalité à la société musicale La Seynoise.
AUTOUR D'UN URINOIR (Air : Un Bal chez le Ministre) | |
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M. Saturnin Fabre avait entrepris, dès 1886, de grandes choses qui visaient à faire de La Seyne une belle ville. Rien n'était laissé au hasard par cet administrateur hors pair qui rêvait pour sa commune d'une vie associative importante. Il encouragea donc les sociétés locales et, pour ne citer qu'un exemple, il fit voter une subvention de deux cents francs au bénéfice de La Seynoise, pour lui permettre d'affronter de grands concours où elle s'illustra d'ailleurs fort brillamment. En cinquante ans d'existence, la société musicale n'avait jamais bénéficié d'une telle attention.
Par la suite, des liens amicaux se nouèrent entre le Maire et les musiciens. En 1894, alors que La Seynoise se préparait à participer au concours de Lyon, M. Fabre lui accorda une aide exceptionnelle dont notre ville tira tous les bénéfices, puisque sa formation musicale emporta les premiers prix.
Quand surgirent les polémiques et les attaques menées contre Saturnin Fabre, les dirigeants, les musiciens, les adhérents de la société musicale ne rejoignirent pas le camp des détracteurs de sa politique municipale, ce qui contraria fort M. Bernard.
Une fois élu, ce dernier se montra très vindicatif. Nous avons eu l'occasion d'exposer dans notre ouvrage Cent cinquante ans d'Art Musical - Histoire de la Philharmonique " La Seynoise ", les détails de cette période au cours de laquelle notre société musicale se vit frappée d'interdiction et fut purement et illégalement dissoute.
Une bataille sans merci opposa le Maire et les musiciens soutenus par de très nombreux amis, qui avaient créé la Lyre Seynoise. On sait que ce combat stupide prendra fin quand le mandat de M. Bernard arrivera à son terme, quatre ans après son élection et que La Seynoise retrouvera peu après la plénitude de ses droits.
Pendant que l'on s'empoignait ainsi, on ne réglait pas les problèmes de l'assainissement et les toupines continuaient à monter, le long des trottoirs, leur garde dérisoire.
Après son échec qui l'avait profondément ulcéré, M. Fabre avait envisagé de se retirer en Savoie où il avait de nombreuses attaches. Il aurait été satisfait de savoir que son projet, qui était la solution de bon sens, verrait le jour cinquante ans plus tard. Nous y reviendrons.
On l'apercevait à La Seyne en de rares occasions, pour la liquidation ou le transfert de ses biens, pour le règlement de quelque affaire cantonale, car il était élu Conseiller général et son mandat n'expira qu'en 1898.
La question de la canalisation toulonnaise souleva encore des passions, même une fois M. Bernard élu. Sept Conseillers municipaux menacèrent de démissionner en signe de protestation car ils estimaient que le projet d'assainissement, contre lequel ils avaient remporté une victoire illusoire, n'était pas assez fermement combattu par le nouveau Maire.
Le Conseil municipal d'alors adopta des positions baroques. Pour les comprendre, effectuons un retour en arrière de quelques années.
Pendant son mandat, M. Fabre proposa des initiatives audacieuses, mais non dépourvues de réalisme. Il eut, par exemple l'intention de faire construire à l'entrée de la forêt de Janas, un hôtel qui serait l'élément moteur d'une grande politique touristique. Dans le même ordre d'idée, il pensa à créer un casino aux Sablettes. Il faut dire que tout cela se passait alors que Michel Pacha entreprenait des aménagements considérables qui transformèrent profondément l'aspect de Tamaris.
Pour en revenir aux questions de l'assainissement, M. Fabre envisageait d'amener au centre-ville l'eau des Moulières, dont nous avons vu qu'elle coulait alors abondamment Il savait que tout dispositif d'assainissement demande de l'eau en quantité, ce qui manquait cruellement à La Seyne.
Tout cela formait un tout dans la pensée de ce grand administrateur : la canalisation pour l'assainissement passant tout près du futur hôtel aurait permis d'y installer toutes les commodités, d'autant que les sources des Moulières coulaient non loin de là. Et s'il était question d'installer des conduites souterraines pour le tout-à-l'égout, il serait alors possible d'en profiter pour créer un embryon de réseau d'adduction d'eau.
Mais quand le Maire exposait ses plans, ses adversaires ricanaient, le considéraient comme un utopiste et n'hésitaient pas à le traiter de fada.
Seulement, une fois M. Fabre battu, les nouveaux édiles qui semblaient avoir eu une inspiration un peu courte, reprirent le projet de l'hôtel de Janas. Ils firent cela non pas pour engager quelque réalisation que ce soit - en étaient-ils capables ? - mais pour argumenter contre le projet d'assainissement de Toulon. Dans le site touristique de Sicié, il était en effet impensable à leurs yeux, que l'on fasse passer une canalisation porteuse, disaient-ils, des pires menaces pour la population et la nature.
Quand on lit le texte émanant de la Jeunesse Socialiste, ce pamphlet destiné à ridiculiser le projet d'émissaire commun, on est confondu par la stupidité de ses auteurs. Le refrain ne dit-il pas : Nous préférerons toujours les torpilleurs et les toupines... ? On se demande comment des gens qui représentaient une doctrine de progrès social pouvaient proférer de telles inepties ?
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Voilà pourquoi les Seynois - et surtout les Seynoises, car les maris se refusèrent le plus souvent, à mettre la main à ces tâches outrageantes pour leur dignité de mâle - ont continué à aligner sur les trottoirs, devant leur porte, ces récipients malodorants, ces toupines fort célèbres, et cela pendant plus d'un demi-siècle.
Quant au projet qui provoqua ce flot de passion et la chute de M. Fabre, on apprit à la fin de l'année 1895 qu'il avait été rejeté par le Gouvernement. Nous n'avons pas trouvé de documents justifiant ce refus ; il est très probable que les financiers de l'État jugèrent la dépense excessive.
Le Conseil municipal nouvellement élu s'empressa d'écrire au Ministre de l'Intérieur, M. Bourgeois, pour le remercier de cette décision. Des lettres de remerciement furent adressées également à Monsieur le Député Cluseret, au Conseil Supérieur de l'Hygiène et aux membres d'une autre délégation montée à Paris pour réaffirmer l'opposition des Seynois.
Cette délégation était composée de Monsieur le Docteur Loro, de Monsieur Lagane, de Maître Poilroux, avocat, de Messieurs Bernard et Sanhet, représentants de la Municipalité.
Après toutes ces péripéties, on en était toujours au même point. Sauf que la population de La Seyne et celle de Toulon s'accroissaient, entraînant une progression constante des nuisances.
Six années passèrent. Le Conseil Supérieur de l'Hygiène se garda bien de proposer quelque solution que ce soit. Pendant ce laps de temps, les élus locaux changèrent à La Seyne et à Toulon. Le 7 mars 1901, la commission de l'assainissement de Toulon demanda à rencontrer une délégation de la Municipalité seynoise pour rechercher un accord sur le problème de l'assainissement, et notamment sur le tracé d'une canalisation souterraine.
Rien de concret ne sortira de ces discussions.
L'année suivante, invitation est faite à la ville de La Seyne de recevoir un certain M. Valabrègue qui se propose d'épurer les eaux usées par épandage, comme cela se faisait dans certaines villes anglaises. Le Conseil municipal ne croit pas à l'efficacité de ce procédé.
Puis, il fut à nouveau question d'une canalisation qui déboucherait à Sicié, en évitant la zone urbaine.
Mais le 4 janvier 1902, Monsieur Julien Belfort étant Maire de la ville, le Conseil municipal se réunit pour protester une fois encore contre les projets d'assainissement de la ville de Toulon. Il réitéra ses prises de position précédentes contre l'épandage des vidanges aux confins du territoire de la commune, c'est-à-dire à Lagoubran. Il jugea impossible d'admettre le déversement des déchets en petite rade, par la Rivière Neuve, et donc par de petits fonds, même si les vidanges étaient préalablement traitées. Encore aurait-il fallu que le traitement soit correctement fait, ce dont nos édiles doutaient, car il était nécessaire de changer fréquemment les matières absorbantes. Et puis, comment tolérer que l'on rejette quotidiennement cent mètres cubes de matières solides sans provoquer à la fois un envasement rapide et un empoisonnement inéluctable de la rade intérieure ?
Le danger pour la ville de La Seyne s'aggrava considérablement et les jours de vent d'est, le port était transformé en cloaque immonde Le Conseil municipal, dans sa protestation, faisait observer que notre ville ne déversait rien en petite rade alors que Toulon rejetait ses égouts et que, par surcroît, les bâtiments de notre escadre, se délestaient quotidiennement de six tonnes d'immondices, soit autant qu'une population de six mille âmes.
Une fois de plus les élus demandèrent que l'interdiction du projet toulonnais soit prononcée par le Ministère de l'Intérieur.
Pour tenter de convaincre les autorités Seynoises, la Maison Valabrègue dépêcha un conférencier, M. Gastinel. Après l'avoir entendu, les Seynois émirent la proposition que les eaux usées de Toulon soient déversées en grande rade, par des fonds de dix à douze mètres, au lieu d'enliser la petite rade.
Il ne sera tenu aucun compte des propositions seynoises. La preuve en est que le 27 mars 1902, un télégramme émanant du Ministère de l'Intérieur précisait que le Conseil National de l'Hygiène réuni le 17 février, avait émis un avis favorable au déversement en petite rade des eaux d'égout épurées par un procédé bactérien.
Une fois de plus, le Conseil municipal de La Seyne protesta. Il s'éleva aussi contre le passage éventuel d'une canalisation sur son territoire, ainsi que contre l'installation des pompes élévatoires.
À partir de là, les techniciens toulonnais, avec l'appui du Ministère, pensèrent avoir trouvé une bonne solution qui n'était en fait qu'un pis-aller. La vidange des Toulonnais serait traitée dans une station d'épuration sise au quartier de Lagoubran, à l'ouest du cimetière, sur l'emplacement actuel des nouveaux abattoirs.
Des aires de séchage furent aménagées. Il devait rester des boues qui pouvaient être utilisées comme engrais, le trop-plein se déversant dans la Rivière Neuve, à quelques centaines de mètres des parcs à moules de Brégaillon.
Et puis, les lits bactériens atteignant leur point de saturation, les boues n'ayant pas toujours le temps de sécher, on ouvrit carrément les vannes, et les égouts se déversèrent abondamment, avec toutes les pollutions qu'ils constituaient, directement dans la mer. On ne compta plus, dans la population, les cas de fièvre typhoïde. Il fallut fermer les parcs à moules.
Alors seulement les Seynois qui n'avaient pas voulu de la canalisation souterraine débouchant au pied du Cap Sicié, commencèrent à comprendre la gravité du problème. Mais cette triste situation va perdurer encore pendant des années.
Encore vingt ans de projets illusoires
Pendant les années 1914-1918, on ne se préoccupa guère des problèmes de salubrité publique. L'argent, il faut bien le dire, fut employé à mener des œuvres de mort : construction de cuirassés, de sous-marins, de torpilleurs, de chars d'assaut...
Les municipalités qui se succédèrent, de 1904 à 1919, dirigées successivement par Henri Pétin (1904-1908), Jean Armand (1908-1910), Jean Juès (1910-1912) et Baptistin Paul (1912-1919), ne se décidèrent pas plus à régler les problèmes de l'assainissement. Pour y parvenir, il leur aurait fallu le concours de l'État. Hélas ! du début du siècle jusqu'à l'Armistice, tous les efforts de la Nation ne furent employés qu'à s'armer et à se battre.
Alors, on se rabattait sur des solutions provisoires qui ne faisaient qu'aggraver le danger existant. Nos édiles de l'après-guerre, avec à leur tête le Docteur Louis Mazen (Maire de 1919 à 1941), parurent s'intéresser un peu plus à la question.
Le 31 janvier 1920, le Conseil Supérieur de l'Hygiène, une fois de plus, demanda qu'un accord intervienne entre les communes de Toulon et de La Seyne en vue de l'étude de leur assainissement. Elles furent invitées à mettre sur pied une commission intercommunale, " de façon à lier les deux villes par une solution commune permettant de déverser en haute mer ". Curieusement, La Seyne accepta, alors qu'elle n'avait même pas un projet à l'étude. Ce sera au cours de l'année suivante, le 6 juin 1921, que le Conseil municipal désignera une commission chargée d'étudier le tracé d'un émissaire commun. Une convention sera signée l'année d'après. Mais le projet d'assainissement ne sera toujours pas établi.
Le 16 janvier 1925, le Conseil municipal de Toulon, présidé par M. Claude, Maire, sembla rappeler à l'ordre les élus Seynois en disant, dans sa délibération : " que la ville de La Seyne veuille bien dresser son projet et établir des devis ".
Six années se sont donc écoulées en discussions stériles. Un projet fut mis à l'étude en 1926. Une grande société parisienne soumissionna pour sa réalisation. Mais trois années passèrent encore sans résultats. En 1929, on apprit qu'une commission extra municipale retint un projet qui offrait cette particularité de proposer deux points de déversement possibles, l'un à Marégau, l'autre à Sicié.
Les promoteurs de ce dossier devaient tout de même savoir que les courants côtiers auraient immanquablement amené la pollution sur la plage des Sablettes... De toute manière, un projet était prêt, qu'il aurait fallu présenter à la population et aux pouvoirs publics. Ensuite des subventions devaient être demandées... Cette même année 1929, le Maire de La Seyne écrivit au Maire de Toulon : " Notre projet est prêt, voulez-vous l'examiner ? ". Cette lettre avait été expédiée au mois de juillet. La réponse parvint au Maire de La Seyne le 29 octobre pour lui dire... que l'affaire était à l'étude.
L'étude dura trois ans.
Le 8 février 1932, une nouvelle lettre fut envoyée au Maire de Toulon. Le 4 mars, trois semaines plus tard, celui-ci retourna une réponse effarante " Je demanderai à Monsieur le Préfet la désignation de nouveaux membres de la commission intercommunale devant faire partie de la section municipale et de la section technique de la Ville de Toulon ". En substance, tout cela voulait dire que la discussion repartait de zéro.
Nous en étions toujours à la situation de 1902, de 1912, de 1921. Mais finalement, un projet fut officiellement déposé le 15 décembre 1933. Suivirent deux années de silence.
En 1935, le Conseil municipal de La Seyne délibéra pour demander au Préfet de s'entremettre, en vue d'arriver à un accord avec la ville de Toulon. Il déclara s'en remettre à son arbitrage et à en accepter par avance le résultat. Une telle position n'est pas sans surprendre. Elle signifie que les élus de la ville couraient grand risque de laisser au Préfet le soin de décider lui-même des intérêts de notre ville.
Et nous voici en 1937. Après dix-huit années de gestion ininterrompue, le Conseil municipal n'a rien réglé. Alors, il va proposer aux Pouvoirs publics un programme de grands travaux : H.L.M., centre urbain, stade, eau et assainissement, etc. Une convention est proposée au Ministre de l'Intérieur de l'époque qui ne l'approuve pas et la soumet au Conseil d'État. Voici un fragment de l'arrêt : " Dès lors, en raison tant des inconvénients de toute nature que comporterait l'exécution des conventions dont il s'agit, que des irrégularités de certaines modalités de l'opération envisagée, la section estime devoir refuser son adhésion à la combinaison qui lui était soumise ".
Les projets municipaux condamnés par la plus haute juridiction administrative du pays, il fallut tout recommencer. Les promesses d'écoles nouvelles, de stades, d'habitations s'envolèrent et il fallut revoir séparément le problème de l'assainissement.
Cependant, on aboutit à cette situation paradoxale qu'une adjudication des travaux eut lieu en 1937, au mois d'octobre, et que la mise en place des collecteurs commença dans les rues, alors qu'on ignorait toujours où ils iraient aboutir...
Et puis arrivèrent les années dramatiques de 1938-1939. Ce sont les travaux d'armement qui redevinrent prioritaires. La situation de la ville s'aggrava. Elle fut évoquée au Conseil général par M. Lamarque, premier adjoint au Maire, qui laissait prévoir que le système d'assainissement de La Seyne risquait de ne pas servir si l'Émissaire régional n'était pas réalisé.
Pourtant, à une époque où le cours des événements semble tourner à la folie, en octobre 1940, va commencer la véritable histoire de l'Émissaire commun.
En octobre 1940, la France vient de connaître une grave défaite. Sa vie économique est paralysée. Ses ressources sont pillées par l'ennemi. À La Seyne, le gouvernement du Maréchal Pétain a installé un maire "nommé". Il s'agit de M. Galissard, militaire en retraite comme la plupart des membres de son équipe municipale.
Ces administrateurs vont se pencher sur le problème de l'assainissement et sortiront des archives les projets anciens dont ceux de M. Saturnin Fabre.
Le projet d'assainissement " toulonnais ", qui valut son poste de Maire à Saturnin Fabre, allait se réaliser cinquante ans après avoir été conçu. Cet émissaire commun va être un chantier énorme, occupant des dizaines de travailleurs pendant plusieurs années.
Il nous faut rendre ici hommage à notre ami Alex Peiré, Ingénieur géomètre, ancien Adjoint au Maire de notre ville, qui fut chargé des plus hautes responsabilités dans l'exécution de l'ouvrage.
Au cours d'une conférence donnée le 4 mai 1966 à l'Académie du Var dont il fut membre, Alex Peiré exposa tous les aspects de l'étude et de l'exécution des travaux qui durèrent de 1940 à 1951, date de sa mise en service. Pour la suite de notre récit, nous nous sommes référés au contenu de cette conférence résumée dans une brochure de quelque vingt-cinq pages. Elle débute ainsi :
ET L'EXÉCUTION DE L'ÉMISSAIRE COMMUN
TOULON-LA SEYNE DE 1940 À 1951
PONTS ET CHAUSSÉES :
MM. les Ingénieurs en Chef VIDAL et BOLLARD
MM. les Ingénieurs d'Arrondissement VILLEVIEILLE, BERNARD et JOUVENT
SOCIÉTÉ DES GRANDS TRAVAUX DE MARSEILLE
M. l'Ingénieur Chef d'Agence C. JEANJEAN
MM. les Ingénieurs PRADIER et AURAN
DIRECTION ET RESPONSABILITÉ DU TRACÉ EN SURFACE ET EN SOUTERRAIN
M. Alex PEIRÉ, Ingénieur géomètre de l'Ordre des Géomètres experts fonciers.
Tous les cadres et ouvriers des Ponts et Chaussées, de la Société des Grands Travaux de Marseille et du Cabinet Alex PEIRÉ.
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Alex Peiré disait, au début de sa conférence, que parmi les travaux exécutés dans notre région entre octobre 1940 et juin 1951, l'Émissaire commun Toulon-La Seyne fut l'un des plus importants, réalisé néanmoins sans tapage de presse et sans publicité.
Il s'accomplit pendant une période dramatique, qui plongea nos concitoyens dans une insécurité permanente avec des privations et des souffrances. C'est ce qui explique le peu d'intérêts qu'a rencontrés dans la population mal informée, le chantier de l'émissaire. Pourtant, sa mise en route répondait à des attentes dont nous venons de voir qu'elles furent longues. Il faut bien reconnaître que cet ouvrage, dont la réalisation a duré plus de dix ans, a été l'instrument indispensable du développement et de l'expansion de l'aire toulonnaise.
Après les difficultés que nous avons décrites dans les paragraphes précédents, pour que l'idée de l'évacuation en haute mer prenne corps, la réalisation de l'émissaire ne se fera pas sans mal. Comme bien des grands chantiers, il fut le théâtre de souffrances et même de deuils, mais aussi d'heures de joie indicible, quand les efforts furent couronnés de succès.
Nous voudrions ici réparer une erreur de l'Histoire qui fait que cette œuvre extraordinaire, cette réalisation prodigieuse est mal connue de nos concitoyens. Tous ceux qui ont travaillé à percer d'un bout à l'autre de la presqu'île de Sicié une galerie large d'un mètre quatre vingt, haute de deux mètres dix et longue de six mille cinq cent quatorze mètres, dans des conditions de travail parfois précaires et bien souvent pénibles, ont droit à la reconnaissance des centaines de milliers d'usagers dont les conditions de bien être et de vie saine ont été considérablement améliorées par le fruit de leurs efforts.
L'histoire de l'Émissaire commun, à ce titre, s'inscrit dans cette longue lutte de nos ancêtres pour une meilleure vie, qui remonte, comme nous l'avons précédemment montré, aux origines de notre cité.
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Ajoutons que l'émissaire, qui ne devait concerner que Toulon et La Seyne, dessert aujourd'hui les villes de La Valette, du Revest, d'Ollioules, de Six-Fours, de Saint-Mandrier et de Sainte-Anne d'Évenos.
Certes, les promoteurs du projet n'avaient pas envisagé une telle extension, mais cela fait mieux apparaître l'importance qu'il fallait attacher, dès le début du siècle, à cette question. Il est regrettable que les adversaires de Saturnin Fabre ne l'aient pas compris dès ce moment-là.
Il nous paraît maintenant nécessaire, sans vouloir entraîner le lecteur dans des explications techniques trop poussées de résumer les conditions de la réalisation du tunnel et d'apporter quelques éléments financiers.
L'émissaire prend donc son origine à Lagoubran, tout à côté de l'emplacement des anciens lits bactériens du début du siècle. Son tracé est absolument rectiligne, comme le montre le croquis ci-après, depuis son point de départ, jusqu'au débouché, entre la pointe du Cap Sicié et la pointe du Cap Vieux.
La partie toulonnaise du collecteur a été construite en tranchée ouverte sur la quasi-totalité de son parcours. Évidemment, les difficultés commencèrent quand il fallut percer sous le massif du Cap Sicié. Comme il n'était pas possible d'amener des engins spéciaux de forage pour un collecteur de faible diamètre et qu'on ne pouvait évacuer les déblais sur une longueur de plusieurs kilomètres, il fallut creuser plusieurs puits d'extraction situés à proximité de voies carrossables en vue du chargement et du transport de ces déblais. Le relief de la presqu'île est si tourmenté que le balisage ne put s'effectuer qu'avec beaucoup de difficultés.
La position des puits fut déterminée de la façon suivante :
Puits n° 1 : dit de la Colle d'Artaud, en bordure de la route départementale n° 216 de La Seyne à Six-Fours.
Puits n° 2 : dit des Moulières, en bordure de la Route départementale n° 16 des Sablettes à Six-Fours.
Puits n° 3 : dit des Gabrielles, à quelques mètres du Chemin vicinal n° 2 dit de Notre-Dame du Mai, à l'entrée de la Forêt de Janas.
Puits n° 4 : dit de Bramas, dans la forêt communale, à quelque quarante mètres à l'est de la route stratégique du sémaphore du Cap Sicié.
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Au cours de leurs promenades, les lecteurs pourront repérer ces puits sans difficultés. Ils reconstitueront ainsi par la pensée les travaux titanesques, le mot n'est pas excessif, pour amener d'abord à pied d'œuvre le matériel : compresseurs, perforatrices, ventilateurs, pompes, bétonnières, treuils, etc.
L'installation du chantier fut relativement simple à Chateaubanne, au niveau du sol. Mais à la sortie vers la haute mer, il fallut créer des plates-formes dans les falaises, transporter le matériel lourd, dont un groupe électrogène, par voie maritime.
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Enfin, les forages commencèrent. Il fallut procéder à des nivellements de précision pour établir une pente de sept dixièmes de millimètre par mètre. Il en résulta que les différents puits sont à des profondeurs différentes. Il n'est pas inintéressant d'en porter le détail à la connaissance du lecteur.
Le puits n° 1 a une profondeur de 58,84 m, le puits n° 2, 41,10 m, le puits n° 3, 65,98 m et le puits n° 4, 103,70 m. On imagine avec quelles difficultés les ouvriers y descendirent les tuyaux, les échelles, les bois, le béton... et en remontèrent les déblais avec l'aide des bennes.
Les mineurs travaillèrent par équipes vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils creusèrent sans arrêt jusqu'à la jonction de tous les puits. La première jonction fut réalisée le 28 août 1942, entre le point de départ, Chateaubanne, et le puits de la Colle d'Artaud. Il a fallu, pour cela creuser 905 m. Puis on creusa le tunnel entre le puits n° 3 et le puits n° 4, soit 980 m, entre Les Gabrielles et Bramas. Puis on alla déboucher à la mer, sous Sicié, soit un tunnel de 1 630 m, et enfin, on établit la liaison entre le puits n° 2 et le puits n° 3, soit 1 333 m, et entre le puits n° 1 et le puits n° 2, soit 1 666 m. Cela donna donc au total une galerie de plus de six kilomètres et demi.
Dans les premiers mois de 1952, il fut enfin possible de procéder à l'inauguration de l'Émissaire commun.
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Cet ouvrage a coûté fort cher. Il est vrai qu'entre sa mise en chantier et sa livraison, les phénomènes de l'inflation ont bouleversé les données financières du début. La dépense prévue de dix-huit millions de francs d'alors, s'est élevée à un milliard et cent millions de francs (anciens) en 1951.
Mais comment aurait-on pu prévoir les incidents techniques graves, comme l'inondation des galeries, ou les événements historiques liés à l'occupation ennemie ou aux bombardements alliés ?
Et puis, il serait ridicule de se lamenter sur l'énormité de la dépense, quand on sait qu'à partir de la mise en service de l'émissaire, 250 000 habitants de cette époque, bien plus aujourd'hui, bénéficièrent d'une nette amélioration de leurs conditions d'existence.
L'évocation des problèmes techniques posés par la réalisation du magnifique ouvrage que représente cet émissaire ne doit pas faire oublier les aspects humains. Quand les équipes de mineurs qui creusaient les unes vers les autres et réduisaient chaque jour leur écart, arrivaient au point de jonction, leur rencontre donnait lieu à des manifestations de joie bien compréhensibles. On chantait avec juste raison victoire, avec d'autant plus d'enthousiasme qu'aucune erreur n'avait été faite dans les calculs.
Dans la joie du succès que l'on fêtait comme il se doit, on oubliait pour un temps la dureté du labeur dans le fond de ces puits glacés, à patauger dans la boue, dans l'eau, au milieu des dangers permanents. Il convient ici de rendre hommage à tous ces travailleurs, ouvriers, techniciens, ingénieurs, qui eurent à surmonter les pires épreuves.
D'autant qu'à l'heure du repas, ils tiraient de leur musette le maigre casse-croûte qu'imposaient les restrictions alimentaires et qui suffisait à peine à reconstituer leurs forces. L'occupant, pillard de toutes les richesses du pays, ne laissait aux populations que la portion congrue, de fort mauvaise qualité, par surcroît. Ceux qui ont vécu cette période en ont gardé le pénible souvenir.
Les conditions de travail aggravaient encore l'état de disette où se trouvaient les travailleurs auxquels on demandait des efforts surhumains en leur appliquant des traitements inhumains.
Il est bon de rappeler aux habitants de l'aire toulonnaise, qui sont plusieurs centaines de milliers, à quoi ils doivent de bénéficier aujourd'hui d'un confort devenu banal.
Inclinons nous au passage devant la mémoire des victimes du creusement ces deux travailleurs qui périrent déchiquetés par quatorze kilogrammes de mélinite qui explosèrent prématurément, ou ce jeune mécanicien, marié de la veille, qui, pris de malaise en réparant le pompe à eau du puits des Gabrielles, tomba dans le puisard et s'y noya.
Comment achever ce récit sans évoquer la tragédie du 11 juillet 1944, liée dans la mémoire collective seynoise, à l'histoire de l'émissaire ? Elle mérite une relation spéciale que le lecteur trouvera dans un prochain chapitre de ce recueil d'images d'antan.
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Nous voici aujourd'hui, trente-cinq ans après cette année 1952 où fut inauguré l'émissaire. Toupines et torpilleurs ont disparu de notre environnement urbain. Un progrès immense a été accompli dans la lutte contre la pollution, pour le confort et l'hygiène publique. Peut-on dire pour autant que tout est réglé ? Nous sommes loin du compte.
La pollution de la rade, il est vrai, a été réduite à peu de choses. Mais les effluents déversés au Cap Sicié causent des ravages dans la flore et la faune sous-marines. Il serait malhonnête de la passer sous silence.
La lutte contre la pollution continue
Les problèmes de l'assainissement ne sont pas totalement réglés, pour la simple raison que tous les projets ne peuvent pas toujours se réaliser pour des raisons techniques. Ainsi, certains quartiers de La Seyne n'ont pas encore leur collecteur d'égout, la densité de population n'y étant pas suffisante pour justifier le financement de travaux onéreux.
Voyons ce problème dans son ensemble.
Les municipalités d'après-guerre ont eu le souci constant d'étendre et d'améliorer les réseaux d'eau et d'assainissement. Aux 31 kilomètres existant en 1947, sont venus s'ajouter, cinq ans après, 25 kilomètres de canalisations. En 1972, on en comptait 95 kilomètres et dix ans plus tard, on a dépassé les 120 kilomètres.
Le nombre des immeubles branchés au réseau a suivi cette progression. De 5 012 en 1977, il est passé en dix ans à près de 18 000.
L'extension progressive du réseau a permis la construction en grand nombre, de villas et d'immeubles collectifs, en zones urbaines et suburbaines.
Mais le revers de cette médaille, le fléau de nos temps, est que tous ces abonnés aux réseaux d'assainissement, qui déversent en un même point, causent à la mer de graves dommages. Il est vrai qu'encore trop de nos contemporains la considèrent comme une vaste poubelle.
Depuis la mise en service de l'émissaire, le volume des effluents a suivi une courbe croissante considérable. Ces rejets non traités contribuent à polluer la côte sud de Sicié.
Sur une centaine d'hectares, la végétation sous-marine a été détruite, soit du fait des produits toxiques, soit étouffée sous les dépôts sablonneux des effluents. L'écosystème a été profondément altéré avec des espèces qui ont disparu et d'autres, au contraire, qui ont proliféré comme les crabes, les arapèdes (patelles) ou les oursins, qui, bien entendu, ne sont pas comestibles.
Plusieurs études réalisées en 1957, puis en 1978 ont démontré que les eaux rejetées par l'émissaire ne se dirigent pas, contrairement à ce que l'on croit souvent, vers les plages de Mar Vivo, des Sablettes et de Fabrégas. Un courant permanent orienté d'est en ouest les envoie vers les îles du Brusc, et elles se dispersent dans la mer avant d'y parvenir.
Le problème majeur de la pollution de nos côtes n'est pas uniquement du fait du rejet de Sicié ; il tient à ce courant côtier qui draine, depuis l'Italie, tous les effluents rejetés à la mer. C'est un vaste égout qui longe nos rivages, alimenté par tous les émissaires de la Riviera italienne et de la Côte d'Azur française.
Ainsi, même si les méfaits de nos rejets sont limités, il importe de les épurer pour ne pas ajouter aux nuisances déjà considérables, non sans exiger que les autres communes fassent de même.
Dès la mise en service de l'émissaire, s'était constitué un Syndicat Intercommunal de l'Aire Toulonnaise pour l'évacuation des eaux usées, avec à sa tête, Toulon et La Seyne. Y ont adhéré les communes du Revest, de Sainte-Anne d'Évenos, d'Ollioules, de Saint-Mandrier, et de Six-Fours. Ce sont donc sept communes qui assument aujourd'hui la gestion et l'entretien de plus en plus difficiles de cet émissaire.
Le temps est maintenant venu d'envisager l'épuration de ces rejets.
En 1971, la Municipalité seynoise, dirigée par Philippe Giovannini, délégua au Syndicat intercommunal Daniel Hugonnet, Conseiller municipal. Ce grand spécialiste des problèmes de l'environnement, dont on connaît la tâche admirable accomplie pour le reboisement de la forêt de Janas et pour la défense de la Nature, engagea des interventions à tous les niveaux pour faire admettre la nécessité de créer une usine d'épuration des eaux usées. Il reçut le soutien et la confiance du président du Syndicat, le Dr. Vitel, Adjoint au Maire de Toulon.
Deux ans plus tard, la proposition de La Seyne d'implanter une station d'épuration fut acceptée officiellement et le 18 décembre 1981, il fut admis par les instances concernées, que le site d'implantation devrait être celui que suggérait La Seyne, à Sicié, au débouché de l'émissaire.
Nous n'entrerons pas ici dans les détails techniques du traitement des eaux, du système de décantation ou de l'incinération des boues. Toujours est-il que le choix du site d'implantation, bien qu'il ait fait l'unanimité chez les élus concernés, sera l'objet de bien des controverses avec les Pouvoirs publics. Tantôt on parlera de créer cette usine à Bramas, ce qui demanderait que l'on élève les effluents de près de cent mètres pour les traiter, tantôt même à Ollioules, ce qui aurait nécessité qu'ils soient pompés en amont, avant de revenir en aval, une fois épurés.
Enfin, tout récemment, le Ministre de l'environnement, Alain Carignon, a donné son accord sur le principe d'une implantation à Sicié. Reste, maintenant à trouver les financements, ce qui ne sera pas une mince affaire en ces temps de libéralisme.
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Tout porte donc à croire que la lutte contre la pollution se poursuivra sans relâche et les exemples évoqués plus haut prouvent qu'il ne faut pas manquer de pugnacité pour la mener.
Mais il est rassurant de constater que l'homme a les moyens de vaincre ses propres nuisances quand il sait se doter des finances nécessaires et imposer à la collectivité un minimum de discipline et de bon sens.
Ainsi, nous avons vu disparaître les monceaux d'ordures du Gros Vallat et du Comblage. Les Toulonnais ont lutté contre celui de Lagoubran à côté duquel, grâce aux efforts d'un autre Syndicat Intercommunal où siègent des représentants de La Seyne, une usine d'incinération a ouvert ses portes. Avant que cette réalisation ne voie le jour, nos ordures ménagères allaient à Signes et à Collobrières, polluer un autre coin du Var. L'usine d'incinération aura été le résultat d'une lutte de plus de dix ans. En ira-t-il de même pour la station d'épuration ?
Nous écrivions en introduisant ce chapitre qu'il aurait pu s'intituler " Cinq siècles de luttes contre la pollution, pour l'hygiène et le droit à la santé ". Ce sont bien cinq siècles qui furent nécessaires à nos ancêtres pour juguler les grandes épidémies, grâce au développement des sciences, et pour appliquer les découvertes techniques qui leur permirent d'améliorer leurs conditions matérielles de vie. Notre existence est devenue aujourd'hui plus agréable, plus confortable, plus sécurisante, mais que réservent les siècles à venir ?
Sans vouloir conclure notre propos qui porte tant d'espoirs en filigrane par des notes alarmistes, il faut bien dire que l'actualité montre à quel point il faut être vigilant face aux graves dangers qui menacent la vie terrestre.
Aux pollutions bactériologiques sont venues s'ajouter d'étranges pollutions chimiques, sans parler des dangers que présentent le nucléaire civil et le nucléaire militaire.
Bien sûr, on se rassure en disant que l'homme a toujours été un pollueur. Mais tout est question de proportions. La nature avait autrefois la capacité d'absorber les déchets naturels de l'homme ; sa prolifération rend ce processus quasiment impossible, d'autant que bien des matériaux de synthèse, qui composent en grandes proportions ces rejets, ne sont pas biodégradables.
Et puis n'est-ce pas indécent de mettre sur le même plan le rustre, le malappris qui abandonne dans le bosquet où il a pique-niqué emballages et épluchures, et les industriels qui tuent en quelques heures toute vie dans un cours d'eau ? Pensons aux compagnies pétrolières qui ferment les yeux sur les dégazages criminels qu'opèrent leurs navires, pensons aux usines chimiques qui rejettent des poisons dans l'air, dans l'eau, ou les enfouissent dans le sol, préférant accroître leurs profits au bénéfice de leurs actionnaires, plutôt que d'engager un processus d'épuration. Pensons, enfin, à la course aux centrales électriques nucléaires menée en dépit de toute prudence et dont on veut faire croire que toutes les hypothèses de danger sont envisagées, avec les solutions adéquates pour les pallier.
Plus les propos des responsables sont rassurants et plus la réalité est inquiétante, au point que la question se pose aujourd'hui à l'échelon planétaire.
Dans cet ensemble complexe, La Seyne n'est qu'un point infime. Mais son exemple montre que la volonté de la population et des élus est couronnée de succès, même si, avant d'atteindre des réalisations, il faut du temps, des atermoiements sans fin, des fausses-routes.
En fait, si l'on veut bien y regarder de près, de tous ces combats de chaque jour, le plus délicat reste celui de l'éducation. Convaincre chacun qu'il doit protéger son environnement plutôt que de se laisser aller à des gestes inconsidérés est une rude tâche. Ces efforts de conviction ne doivent pas être l'apanage des seuls écologistes, mais de tous les citoyens. Et c'est bien faire preuve de citoyenneté que de ne pas admettre que notre patrimoine naturel soit galvaudé, pas plus au nom de l'indifférence que de la course au profit.
Nous avons voulu évoquer ici le problème de l'évacuation des déchets humains parce qu'il a revêtu pendant longtemps un aspect pittoresque, dans notre cité. Il l'a profondément marquée, au point que dans un spectacle organisé en 1981 par l'Office Municipal de la Culture et des Arts et les Services culturels municipaux, " En attendant Molinàri ", tout un passage retraçait cet aspect de notre vie d'autrefois. Pour deux soirs, la Bourse du Travail vibra à nouveau à l'évocation de cette Seyne de la rue qui berce notre enfance, avec ses caractères forts, contradictoires, mais qui nous ont profondément ancrés dans ce terroir.
Au terme de ce chapitre, nous souhaitons que le lecteur qui aura compris toute la complexité des problèmes de sauvegarde de l'environnement, de défense de l'hygiène publique, soit bien conscient qu'à son niveau il est responsable. Il est responsable de la vie qu'il respecte, il est responsable de la propreté de sa Commune, dont il doit défendre l'image de marque, il est responsable quand il élit ceux qui promettent de préserver ce patrimoine sacré que nous ont légué nos anciens, certes avec ses défauts, mais qui est le nôtre.
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