La Seyne_sur-Mer (Var)  La Seyne_sur-Mer (Var )
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du Tome I
Marius AUTRAN
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Images de la vie seynoise d'antan - Tome I (1987)
Sicié

(Version revue et annotée par Jean-Claude AUTRAN en 2009)
 

 Sicié est sans conteste le lieu le plus prestigieux de notre terroir seynois.

Le superlatif de cette épithète est justifié d'abord par l'attrait merveilleux du site, par ses formes, ses couleurs qui frappent le regard, par les sensations puissantes que ressent le promeneur. Elle est justifiée ensuite par l'étendue d'un passé difficile à explorer ou à imaginer, un passé sur lequel nos ancêtres ne nous ont laissé que de rares témoignages.

Ces lacunes sont d'autant plus regrettables que le promontoire de Sicié a été le témoin muet de notre longue histoire guerrière et maritime.

Passant outre ce mutisme, nous allons tout de même remonter le cours du temps afin d'essayer de comprendre comment des humains sont venus s'installer sur ces terres, car ils ont trouvé là les conditions favorables à leur développement. Au fil de cette évocation, nous nous proposons d'intéresser nos concitoyens à des lieux qu'ils connaissent généralement assez mal, même s'ils sont natifs du terroir seynois et s'ils sont attachés à leur identité culturelle.

Et puisque nous sommes à l'orée d'un nouveau livre, répétons aux jeunes ce conseil et cette invitation à nos yeux fondamentaux : « Apprenez à aimer le coin de terre où vous êtes nés. Sicié, son terroir, vous offrent des promesses de joies profondes. Ne soyez pas insensibles à ses beautés parfois austères et sauvages. Les splendeurs de sa végétation sourient sans cesse à vos yeux et sauront vous nourrir à satiété de joies pures et d'immenses douceurs ».

Notre dessein est aussi d'émouvoir nos concitoyens nouveaux venus, ces milliers de Parisiens, de Lyonnais, de Normands ou de Bretons, retirés paisiblement dans leur villa de Mar Vivo, de Fabrégas ou des Plaines. Ce terroir leur offre une certaine douceur de vivre, ils ne peuvent rester indifférents à son histoire et aux origines des peuples qui, avant eux, ont fertilisé ces contrées.

N'était-il pas naturel, aussi, de montrer dans notre désir de persuasion, que ce ne fut pas le fait du hasard si des écrivains célèbres sont venus à Sicié puiser leur inspiration, si les géologues les plus éminents y ont creusé le roc pour mieux pénétrer les secrets des entrailles de notre planète, si les plus grands stratèges militaires ont arpenté en tous sens la presqu'île pour y développer les dispositifs mis au service d'une volonté farouche de défendre notre sol national ? Ce n'est pas non plus sans raison que de savants botanistes ont collecté les espèces végétales propres aux terrains les plus anciens de notre pays et qui poussent à foison sur le Cap.

Les motivations des uns et des autres ont été bien différentes, mais tous, outre les satisfactions procurées par leur entreprise menée sur le site avec succès, ont su goûter les joies puissantes que sait susciter la splendeur de Sicié.

Il est temps de s'interroger sur les origines de ce nom mentionné dès la plus haute Antiquité. Il est difficile d'être formel lorsqu'il s'agit d'un passé aussi lointain. Les historiens eux-mêmes doivent se contenter d'hypothèses approximatives. Qu'on en juge par les explications suivantes.

 

Des origines lointaines

Au Moyen Age, les portulans, (ces livres donnant la carte et les descriptions de la côte le long de laquelle on naviguait à vue) désignent le promontoire et la presqu'île du nom de SESIECH ou CESSIECH ou encore SICCIECH.

Différentes interprétations ont été données quant à l'origine de ce vocable. On s'accorde généralement à penser que c'est au temps de l'Antiquité grecque que Sicié a reçu une appellation. Des écrits de l'époque romaine font référence à CIRCIUS, nom par lequel on désignait le mistral.

Strabon (58 avant J.C. - 25 après J.C.), géographe grec, nous apprend que cette force de la nature était si vénérée par les Romains qu'elle fut l'objet d'un culte pour l'exercice duquel un temple fut érigé en Narbonnaise (Gaule méridionale) selon les ordres de l'Empereur Auguste.

Une autre thèse s'appuie sur le mot latin siccus qui a donné siccité, siccatif, ceci évoquant l'idée de sécheresse. Il est certain que les navigateurs de l'époque avaient remarqué l'aridité du promontoire. Est-ce là une explication recevable ?

Au XVIIIe siècle, on voit le nom du cap noté SICIAT, ou SICIER ou encore CICIE. C'est au XIXe siècle que le mot SICIÉ sera orthographié comme actuellement.

Les rochers des Deux Frères et le Cap Sicié, depuis la plage des Sablettes

Le promontoire cithariste

Depuis que des navires sillonnent nos mers, des navigateurs ont eu à doubler le Cap Sicié. Jusqu'à l'invention de la boussole au XIIIe siècle, les marins ne perdaient jamais le rivage de vue pour se guider.

Pour nos côtes, les découvertes de l'archéologie terrestre et sous-marine ont permis la mise à jour de traces concrètes sous la forme d'épaves, d'objets d'art, de poteries, d'armes et d'outils ou de monnaies.

Le Cap Sicié était connu de ces navigateurs pour les difficultés qu'ils éprouvaient à le doubler par gros temps. Que de fois, durent-ils relâcher au Creux Saint-Georges (Saint-Mandrier) ou au Brusc, faute de pouvoir, avec le secours de leurs voiles et de leurs rameurs, affronter la violence du mistral ou du lévant (vent d'est) !

Ces navigateurs avaient dénommé le Cap Sicié « PROMONTARIUM CITHARISTES », et pendant très longtemps, cette expression se retrouve dans les documents officiels sous la forme de promontoire cithariste.

Cette dénomination est-elle due au fait que la silhouette de la presqu'île rappelait la forme de la lyre d'Apollon ? C'est ainsi que le cap lui-même fut désigné par les termes Kitharistès to akron (Ptolémée) ou promonterium Citharistès (Strabon) (*)

(*) Une autre explication a été suggérée plus récemment par M. Henri Ribot (cf. Conférence aux Amis de La Seyne Ancienne et Moderne du 8 janvier 2001). Ainsi, citharistès dériverait plutôt de la racine pré-indo-européenne K--T-, KiT-, KiT-ar-esta, qui signifie hauteur, et que l’on retrouve aussi à La Ciotat ou à Ceyreste.

Il est vrai qu'à l'échelle géologique, les millénaires qui nous séparent des Phéniciens ne sont que des périodes courtes. L'aspect général du Cap Sicié n'a donc que peu évolué. Pourtant, l'érosion marine a certainement détaché de la falaise les myriades de récifs qui la flanquent aujourd'hui. Il est probable que l'effondrement qui tient à l'écart les rochers des Deux Frères à l'Est et l'archipel des Embiez à l'Ouest est plus ancien que l'apparition de l'homme.

Notre contrée a cependant connu des transformations plus récentes, comme la naissance de l'isthme des Sablettes qui remonte au XVe siècle. Jusqu'alors, un chenal permettait la navigation de petites unités entre Tamaris et l'île de Cépet (Saint-Mandrier).

Ces transformations se poursuivent, lentement à l'échelle de l'homme, hâtées quelquefois par sa main qui n'est pas toujours heureuse, lorsqu'elle transforme des lagunes fertiles en cloaque malodorant.

 

Un peu de géographie physique

Les autochtones connaissent mal la géographie physique de ce massif qui donne toute son originalité à notre terroir.

La base de la presqu'île de Sicié s'étend sur sept kilomètres, de Brégaillon à la baie de Sanary. Dans sa plus grande largeur, elle mesure presque le double, en tenant compte des quatre kilomètres de la presqu'île de Saint-Mandrier. En longueur, la distance qui sépare le quartier Bassaquet à la pointe du Cap Vieux est d'environ huit kilomètres.

L'ensemble de ce territoire très accidenté s'étend sur environ cinq mille hectares. Son point culminant, la chapelle de Notre-Dame de Bonne-Garde (ou Notre-Dame du Mai ou encore la Bonne Mère), s'élève à trois cent soixante mètres.

Géographie physique de la presqu'île de Sicié

De là-haut, le regard se perd dans l'infini de l'horizon marin, tandis qu'au pied de la falaise, la mer bat sans relâche les roches déchiquetées. Une fois par an, si le temps est clair, on voit se profiler la silhouette de la Corse, derrière laquelle se lève le soleil.

Vers le Nord, le terrain voit son altitude décroître rapidement jusqu'à la plaine qui s'étend dans l'axe Reynier - Mar Vivo - Les Sablettes.

Un seul point reprend de la hauteur, c'est le mamelon du vieux Six-Fours, avec deux cent dix mètres d'altitude où nos ancêtres Celto-ligures construisirent certainement un oppidum qui leur permit de défendre leur territoire contre les incursions des pirates venus de la mer. En tout cas, cette colline fut longtemps coiffée d'un castrum, puis d'un gros bourg, dont la plus grande partie fut rasée en 1875 lors de la construction du fort militaire qui s'y trouve actuellement.

Pannorama depuis Nptre-Dame du Mai


Des sites enchanteurs

Depuis Fabrégas jusqu'au Brusc, des chemins tourmentés mais praticables suivent la ligne des crêtes et permettent au promeneur de découvrir des paysages inoubliables.

Affaissements et soulèvements gigantesques de terrains, érosion de la pluie ou des flots déchaînés ont façonné de façon spectaculaire des points de vue à vous couper le souffle. Parlant des côtes de Provence, Madame de Sévigné (1626-1696) ne disait-elle pas « On ne doit pas se lasser d'en parler » ?

Parvenu au faîte du promontoire cithariste, le promeneur ne peut manquer de s'émerveiller, si le temps est limpide, en voyant se dérouler le panorama somptueux des côtes abruptes jusqu'à l'île de Riou, devant Marseille. Il peut, s'il pointe ses jumelles, détailler le Bec de l'Aigle, à La Ciotat, ou les Calanques de Cassis.

À l'Est, c'est la rade et les îles d'Hyères, la presqu'île de Giens, qui semblent souligner de leur trait brun le flou de l'horizon marin.

Parsemant la toison sombre de la forêt, les taches blanches des villas, dont le nombre va croissant d'une année sur l'autre, semblent un bouquet d'agarics champêtres.

Au nord-est, la rade de Toulon est éternellement bleutée. Les unités de la marine, les bâtiments de l'Arsenal semblent contenir un flux urbanistique qui escalade toujours plus les pentes abruptes du Coudon. Sur le ciel se découpent dans l'axe de la chaîne du Faron, le Mont Caume, en forme de pyramide, le Bau des Quatre Ouro et le Gros Cerveau.

À ses pieds, il détaillera à l'oeil nu les falaises échancrées de Saint-Mandrier, la plage des Sablettes et les eaux calmes de la Petite Mer, carrelées par les installations de mytiliculture.

Ce paysage est, pour l'autochtone, une source de plaisirs renouvelés à l'infini. Si le visiteur veut aller plus avant dans la découverte de ces sites, il dévalera les falaises, foulera les plages de sables et de galets, plongera, même, sous les flots pour explorer le paysage sous-marin, aux couleurs diaprées, bariolées.

La côte provençale, entre Marseille et Menton, est loin d'être monotone. Elle présente une succession de paysages variés qui offrent des perspectives étonnantes, ravissantes.

Mais la presqu'île de Sicié mérite une mention spéciale en raison même de l'origine des roches qui la composent.

Ces roches ont été sculptées par l'érosion naturelle de la mer, des bourrasques et de la pluie. Cela a donné les formes les plus inattendues qui ont inspiré les gens du pays dans les dénominations nombreuses qu'ils leur ont données. La plupart de ces appellations familières ne figurent dans aucun guide touristique.

En partant de la plage des Sablettes et en allant vers Sicié, un bon cicérone vous désignera le Pilon, pointe avancée de la Batterie de la Verne, la plage de galets du ruisseau de l'Oïde venu des Moulières, unique cours d'eau de la presqu'île, le Gabian, le Frédéric, îlots bien connus des pêcheurs amateurs, la plage de Fabrégas dont le sable est gris, le Bau Rouge, le Boeuf, le Sommier, les Pierres Tombées, le Capucin, la Plage des Santons, la Chaînette, haut fond de roches reliant comme un cordon ombilical les Deux Frères à la presqu'île.

Les Deux Frères, vus du sentier du littoral, près du cap Sicié

Ces Freirets, dont l'aîné, vu de l'Ouest, présente un profil identique à celui du roi Louis XVI, sont un peu l'emblème de La Seyne estivale. Continuant notre itinéraire, nous doublons les Pains de Sucre dont la forme rappelle ces cheminées de fée qui dominent Peyruis et Les Mées, dans la vallée de la Durance, le Ronflado, le Cap Sicié, le Cap Vieux à ne pas confondre avec la Garde Vieille. Sur ce dernier point, les historiens pensent qu'il conviendrait mieux de dire Garde Veille, à cause d'un poste de guet établi autrefois sur ce lieu.

Des confusions se sont d'ailleurs établies entre le Cap Sicié et le Cap Vieux, distants l'un de l'autre d'environ mille deux cents mètres.

Un texte relevé dans l'acte de 1656 qui fixe les limites du territoire de Six-Fours paraît bien situer le Cap Vieux (Capus Velus) comme nous l'enseigne la géographie d'aujourd'hui.

Nous passons donc les limites qui séparent Six-Fours et La Seyne, et, continuant notre cabotage toponymique, nous doublons la Pierre de l'Autel, la pointe de l'Éperon, la pointe de Mal Dormi, la Cheminée, la plage de la Fosse, le Trou de l'Or (*), l'Anjouvin, Mourret, la Gardiole, les Gairouards, le Grand Gaou ou Gaou de la Viste, la Nouvelette, la Galliasse, Coucoussa, en pointe de l'Île des Embiez, la Coouvelle, dont la silhouette évoque celle d'une poule couveuse... Chaque roche, chaque plage, chaque petit cap a été baptisé par les marins qui, depuis la nuit des temps, hantent ces rivages autrefois poissonneux pour y puiser leurs ressources quotidiennes.

(*) On a souvent prétendu que de l’or avait été trouvé au Trou de l'Or et à la plage de la Fosse. Près de cette dernière, une petite mine a été exploitée de 1910 à 1920. Des minéraux intéressants (quartz, nickel, soufre, fer) y ont bien été trouvés, mais ce qu’on a pris pour de l’or était en fait des cristaux de pyrite de fer (que l’on appelle d’ailleurs l’or des pauvres...).

À l'intérieur des terres, le promeneur découvrira des vallons, des petites plaines creusées par des ruisseaux asséchés tout au long de l'année, mais qui peuvent devenir dès les gros orages d'automne, des torrents impétueux. Il peinera dans des éboulis de roche grise, coupante, la « lauvisse », et se perdra dans les ronciers ou les buissons épais de salsepareille.

Car la végétation, bien que rabougrie, est d'une étonnante vitalité. Tordue par les vents, malmenée par les longues sécheresses, elle s'accroche à ce sol inamical et exhale les parfums les plus puissants.

Sur la falaise dominant la mer, cette pugnacité végétale est encore plus fascinante. La moindre anfractuosité de rocher porte sa petite touffe d'herbe, des pins altiers se sont enracinés dans des surplombs, sur d'étroites terrasses. Il arrive d'ailleurs qu'emportés par le poids de leur superbe, ils effectuent un plongeon mortel ; en attestent les ossements blanchis par les flots, de ces grands arbres déchiquetés sur les rochers ou salivent les vagues. Ces paysages tourmentés ont pour perpétuelle chanson la voix grave du ressac et les criaillements des goélands et des mouettes qui pullulent dans ces falaises ravinées.

De quelque côté que l'on se tourne, tout paraît pittoresque, attirant, fascinant, même. Les couleurs, veloutées quand le jour se lève, peuvent se délaver au midi ou devenir gris acier si le temps est nuageux. L'alternance des saisons permet des variantes infinies à ces panoramas qui ne lassent jamais l'oeil et stimulent toujours le penchant à s'émouvoir.

Et de tous les éléments de la création, la mer est probablement celui qui nous offre les changements les plus étonnants, les plus rapides, les plus inattendus, mais aussi les plus terribles.

Tranquille ou déchaînée, elle est toujours admirable. En quelques minutes, elle peut totalement changer d'apparence. Qu'une petite brise de vent-larg vienne à s'allonger par le sud-sud-ouest, et c'est la largade ; la mer perd immédiatement ses miroitements que remplacent de courtes vagues rageuses. Si la largade devient mistralade ou, pire, labéchade, alors une houle profonde creuse la mer, lourdes lames que le vent agace et fait déferler en moutonnements infinis.

On voit alors, du haut de Sicié, comme un immense troupeau couvrir l'horizon, tandis qu'au pied des falaises commence un grand fracas né du mariage de l'eau et du roc. De grandes masses d'eau embrassant les roches projettent des gerbes d'écume d'un blanc éblouissant, un peu marbré. D'autres lames, venues en bataillons serrés, se jettent à l'assaut des plages de galets. Elles provoquent de violents déménagements de petites pierres qui gémissent et protestent en un incessant craquèlement.

En voyant le tableau vivant de ces phénomènes, en voyant combien la nature semble avoir tenté de se dépasser sans cesse pour créer des spectacles toujours plus étonnants, on en vient à se demander s'il est possible que se trouve un humain qui jamais de sa vie n'a rêvé devant un panorama enchanteur.

À Sicié, ce caractère très particulier qu'offre le paysage, est dû à la nature du sol, assez originale par rapport aux contrées environnantes.

 

Géologie de la presqu'île

Nous évoquions plus haut le fait que la presqu'île de Sicié méritait une mention spéciale en raison des roches qui la composent.

Il faut savoir que les géologues les plus éminents ont étudié notre presqu'île. Les ouvrages de MM. Bertrand, Haug, Lanquine, Lutaud, Termier,... font tous référence à des terrains primaires, hercyniens, lambeaux géologiques ayant appartenu à un système dont l'âge est resté longtemps difficile à évaluer.

Ces terrains sont constitués de roches appelées phyllades, que nos Provençaux appellent plus familièrement des lauvisses (du provençal lauve, pierre plate). Ces phyllades, dont le nom vient du grec phullon (feuille), souvent cloisonnés de quartzites blancs, comprennent des schistes sériciteux (la séricite est une variété soyeuse de mica blanc) de couleurs différentes (grise bleutée, noire ou brune) et ne renferment pas de fossiles apparents.

Phyllades lardés de quartzites, roches typiques du massif de Sicié, sur le sentier du littoral est

Toutefois, grâce aux travaux menés pendant près de 25 ans, de 1939 à 1963, par M. le Professeur Claude Gouvernet (1908-1975), l'âge du massif de Sicié a pu être davantage précisé, amenant le géologue seynois Paul Regaignon (1888-1981) à affirmer que « les roches du massif de Sicié comptent parmi les plus anciennes de France et du Monde ».

En effet, M. le Professeur Gouvernet, qui a étudié Sicié comme aucun géologue ne l'avait fait avant lui, a défini, là où ses prédécesseurs n'avaient vu qu'un méli-mélo de phyllades sans intérêt, une suite continue de terrains qu'il a su ordonner, de la série la plus ancienne (les schistes verts des Embiez, du Gaou et du Brusc), jusqu'à la série la plus récente formée des phyllades de la Garde Vieille et des schistes en dalles des rochers des Pierres Tombées, du Capucin et du Jonquet. Il a été établi que les roches du côté ouest du massif de Sicié présentaient une parfaite identité avec celles des terrains précambriens bretons (c'est-à-dire antérieurs à moins cinq cent cinquante millions d'années), tandis que celles situées à l'est du Cap Sicié étaient davantage proches de l'époque carbonifère (moins deux cent quatre-vingts à moins deux cent vingt millions d'années), marquant une transition très nette avec les schistes lie-de-vin et les grès roses ou violacés de la baie de Fabrégas qui, eux, datent du permien (moins deux cent vingt à moins deux cent millions d'années).

Ainsi, alors que les êtres vivants supérieurs ne s'étaient pas encore manifestés en ces lieux, Sicié existait déjà, avec sa masse rocheuse âgée (dans sa partie ouest) de plus d'un demi-milliard d'années.

Songez, lorsque vous trouvez de ces lauvisses, que vous tenez peut-être entre vos mains le fragment d'un continent immense, disparu sous les eaux à l'ère tertiaire. (Entre moins soixante-dix millions et moins un million d'années.)

Cet effondrement progressif aurait donné naissance aux Pyrénées. Les terrains primaires de Sicié se retrouvent d'ailleurs dans le Massif des Maures, dans les Îles d'Hyères, dans l'Estérel, en Corse, en Sardaigne et dans les Îles Baléares. Ce sont peut-être les derniers vestiges de la mythique « Atlantide »...

Mais nous n'irons pas plus loin dans l'étude géologique de notre terroir. Sachez en tout cas que ce massif est le vestige d'un système géologique des plus anciens et que ces phyllades bleus, ces quartzites blancs, ces grès rouges, ont bravé toutes les époques des temps géologiques. On imagine le combat immémorial que ce promontoire mène contre la mer qui, depuis des temps d'avant l'histoire, tente inlassablement de saper ses fondations.

Et puis, les ères géologiques se succédant, on passa au secondaire, avec le trias, le jurassique, le crétacé, puis au tertiaire, avec l'éocène, l'oligocène, le miocène et le pliocène et enfin, le paléolithique marqua le début du quaternaire et vit le développement de l'industrie humaine.

Quand la vie apparut sur terre, Sicié fut certainement témoin de cette longue évolution qui se fit, selon les scientifiques, dans l'ordre allant des animaux unicellulaires aux pluricellulaires, puis aux invertébrés et enfin aux vertébrés.

L'apparition de l'homme est « tardive », puisqu'elle n'a guère plus d'un million d'années (ère quaternaire). Mais sur cette question, les paléontologues découvrent sans cesse de nouveaux vestiges qui font avancer la connaissance à pas de géant.

 

Nos ancêtres de la Préhistoire

Des preuves irréfutables existent de la présence d'hommes sur le territoire varois, dès le début de la préhistoire.

Le site le plus intéressant se trouve à Salernes, à la Grotte de Fontbregoua, fouillée par M. Courtin, maître de recherches au C.N.R.S. Le Centre Var est aussi riche en vestiges divers, d'habitats anciens. Dans les environs de La Seyne, des découvertes ont également été faites ici et là, au creux d'une des multiples anfractuosités que recèle le pays calcaire.

La mise à jour, en septembre 1955, au quartier de La Lèque, hameau de Six-Fours, d'une sépulture préhistorique par le jeune collégien Seynois Christian Cresci, a permis d'attester la présence humaine sur le massif de Sicié vers le second millénaire avant notre ère. Il date du chalcolithique ou âge du cuivre. Cette grotte fut fouillée par Me Jean Layet (1889-1963), puis par François Jouglas (1905-1979) et, enfin, par M. Philippe Hameau en 1985. Les comptes-rendus de fouilles se trouvent au Centre de Documentation Archéologique du Var, ou bien sont détenus par les archéologues et leurs héritiers.

Il est à peu près sûr qu'il y a eu présence d'humains sur ce rivage. Il offrait des abris naturels en quantité, à proximité de la mer, et il était parcouru de petits ruisseaux alimentés par des sources permanentes. L'homme de la préhistoire n'était pas un bon pêcheur, mais il savait apprécier les crustacés et les mollusques faciles à capturer ou à ramasser au bord des plages ou dans les rochers.

Sur nos rivages, l'homme des premiers âges trouvait aussi le sel, un bien que les tribus se disputèrent pendant des siècles.

La douceur du climat, comme l'abondance de la nourriture, peuvent donc expliquer la présence sédentaire des premiers représentants de notre espèce.

La presqu'île offrait par ailleurs les ressources d'une épaisse forêt qui devait être giboyeuse ; depuis la nuit des temps, le Cap Sicié, puissante avancée sur la mer est la dernière station, pour les oiseaux migrateurs, avant la traversée. Les marécages plantés de siagne (*) qui couvraient l'emplacement actuel du centre-ville de La Seyne devaient être surpeuplés d'échassiers, de palmipèdes et de toutes espèces des marais.

(*) Francisation de siagno ou sagno, nom provençal d’une sorte de roseau, parfois assimilé à la massette (Typha latifolia) qui n’est pourtant pas une plante très courante dans notre environnement maritime. Selon nous, dans nos marécages littoraux, la siagne correspondrait donc plutôt au phragmites commun (Arundo phragmites, Phragmites communis ou Phragmites australis), roseau des marais qui, lui, y est extrêmement répandu. La Sagno, premier hameau de notre ville, aurait tiré son nom de ce végétal. Son nom aurait ensuite évolué successivement en La Sayna, La Sayno, La Seine, puis La Seyne, à la fin du XVIIIe siècle.

Dans cette contrée, nos lointains ancêtres trouvaient donc tout ce dont ils avaient besoin, et à foison ; qu'ils soient pêcheurs dans les eaux basses de ce qui deviendra la Petite Mer ou qu'ils soient chasseurs, ils n'avaient pas le souci de manquer de pitance. La nature, en ces temps, connaissait encore les grands équilibres que ce bipède nu dont nous descendons, s'ingéniera pendant des millénaires à détruire.

Au moment des pluies abondantes, l'eau s'accumulait dans le sous-bois spongieux de tout le massif de Sicié, s'infiltrait lentement dans la roche qui la restituait par endroits en sources pures et fraîches. Ce sont ces petites résurgences que d'autres hommes, bien des siècles plus tard, appelleront le Crotton, le Longuet, la Belle Pierre, les Moulières, le Rayolet, Roumagnan, ou la Fouant dèi Can.

Cette eau, notre ancêtre dut apprendre à la stocker, à la transporter et pour cela, il dut envisager la confection de récipients étanches. N'avait-il pas remarqué qu'à certains endroits de la presqu'île, les eaux de pluie ne s'infiltraient pas dans la terre, mais stagnaient jusqu'à leur évaporation ? Il comprit quel parti il pourrait tirer de l'imperméabilité de l'argile dont le massif de Sicié recèle de précieux gisements à la Coudoulière ou à Cachou.

Il confectionna alors des cruches, des pots, puis des plats, et ainsi, peu à peu, le nomade chasseur devint un sédentaire agriculteur, qui se constituait des réserves, édifiait une demeure solide, fondait un hameau...

On imagine que dès lors, lui vint l'envie d'explorer les îles proches ou plus lointaines qui profilent leur silhouette à portée de regard.

Les premiers navigateurs construisirent des radeaux en rondins car ils avaient remarqué la flottabilité du bois et, s'aidant d'une perche pour guider leurs esquifs, ils commencèrent à naviguer dans les basses eaux et par temps calme.

Mais la curiosité de l'homme est insatiable. Il est certain que l'attirait le mystère de l'horizon infini, rectiligne, où surgissait le soleil éclatant, déversant sur la mer des flots de couleurs dont les nuances variaient sans cesse. Il s'interrogeait en voyant cette masse incandescente du soleil parcourir son périple puis, le soir venu, disparaître à nouveau derrière les montagnes ou au fond de l'horizon.

Il était aussi attiré par cette étendue mystérieuse de la mer, dont les brusques colères le laissaient pantois. Notre premier ancêtre navigateur dut faire preuve d'une remarquable audace en même temps que d'une grande prudence. Pendant des siècles, il se contenterait de caboter avant que les grandes explorations ne le jettent à la découverte de mondes nouveaux.

Le temps passant, les habitants de nos contrées, devenus agriculteurs, subirent quelques invasions venues par la terre. S'il y en eut de sanglantes, d'autres furent plus pacifiques, et comme tous savaient être accommodants, ils finirent par mêler leur sang et leurs coutumes et fonder de nouvelles « ethnies ».

Nos ancêtres Ligures, devenus des Celto-ligures, étaient donc agriculteurs et exploitaient les richesses de notre terroir (*). Pendant des décennies, ces cultivateurs entreprirent de défricher les forêts qui couvraient les terres quaternaires des Plaines à Tamaris, de Vignelongue à Brégaillon, en passant par Saint-Jean.

C'est alors que surgirent d'autres envahisseurs venus, cette fois, par voie maritime, de Rhodes et de Phénicie.

(*) D’après les importantes fouilles menées sous la direction de Me Jean Layet (années 50), puis de M. Henri Ribot (années 80), on sait qu'un de ces villages fortifiés, que les envahisseurs romains baptisèrent oppidum, existait au lieu-dit de La Courtine, sur la commune d'Ollioules. Par contre, d’après M. Henri Ribot, l'existence d'un habitat fortifié de l'Âge du Fer reste hypothétique à l'emplacement du castrum médiéval et du village moderne détruits lors de la construction du Fort de Six-Fours en 1874.

 

Les peuples de la mer

Du sommet de son promontoire, Sicié vit un jour apparaître sur l'horizon oriental, des voiles ocre qui disparurent momentanément derrière la presqu'île de Giens, pour reparaître plus tard au large de Cépet.

La flottille de grosses barques pontées mues par la voile ou par des rameurs disposés sur deux ou trois rangs, esclaves basanés enchaînés à leur banc, relâchèrent dans l'anse qui serait plus tard appelée le Creux Saint-Georges à Saint-Mandrier.

D'où venaient ces marins intrépides et que cherchaient-ils sur nos rivages ?

Ils étaient Phéniciens, Étrusques, Rhodiens, membres de brillantes civilisations qui remontent à deux mille quatre cents ans avant notre ère.

L'aristocratie des riches marchands du Liban qui régna longtemps à Tyr et à Sidon contrôlait le commerce méditerranéen. Ses flottilles longeaient nos côtes prudemment pour aller jusqu'en Espagne, et même jusqu'en Angleterre, à la recherche de matières premières. Ils s'arrêtaient parfois pour fonder des bases de ravitaillement, mais aussi des pôles d'échanges commerciaux que l'on appelle des comptoirs où ils écoulaient leurs produits manufacturés tissus, outils, objets d'art...

Nos plongeurs archéologues ont découvert autour de la presqu'île de Sicié des multitudes d'objets bien conservés malgré le temps, qui attestent du passage de ces négociants marins. Des témoignages d'une grande valeur historique ont été retrouvés en rade de Toulon, dans les anses de Tamaris, de Saint-Cyr, de Bandol et du Brusc, où les navigateurs venaient se mettre à l'abri. Il est certain que ces orientaux ont contribué au développement dans nos régions, de la culture, des arts et de l'industrie.

Malheureusement, il arriva que leurs débarquements ne soient pas toujours pacifiques. Ils n'hésitaient pas, en effet, à se transformer en pirates, pillant les demeures, enlevant femmes et enfants dont ils faisaient des esclaves.

Les Carthaginois, après les Phéniciens, hantèrent nos rivages.

Puis une civilisation plus brillante encore s'affirma sur le bassin méditerranéen, celle des Hellènes qui donnèrent à Athènes un grand rayonnement.

Par les caractéristiques morphologiques de son pays, par ses qualités d'audace et d'ingéniosité, le peuple grec fut aussi prédisposé à la navigation et à l'exploration.

Plus que les Phéniciens qui n'ont songé qu'à leurs intérêts commerciaux, les Grecs ont diffusé leurs connaissances et ont véritablement dispensé les bienfaits de leur civilisation. Nos ancêtres ont donc bénéficié de cet apport technologique et culturel, surtout après la fondation de Marseille en 600 avant Jésus-Christ, par des Phocéens.

On pense que vers 500 avant notre ère, les Phocéens prirent pied à Six-Fours dont la colline constituait une remarquable acropole. La preuve en est donnée par les vestiges découverts en rade du Brusc, et notamment, entre 1882 et 1895, sur le lieu-dit La Citadelle. Ont été mis à jour des inscriptions, des sépultures, des vases, des coupes, des engins de pêche et des outils. On a pu identifier les traces d'habitations et de fortifications, ainsi que d'un canal souterrain destiné à ravitailler les bateaux en eau douce.

De l'autre côté du Cap, la rade de Toulon était quasiment inhabitée car les marécages nombreux la rendaient malsaine. La rade du Brusc, bien abritée, a donc été un foyer de civilisation, une tête de pont pour la diffusion de la culture grecque dans notre contrée.

Cet important trafic maritime n'a pas été épargné par les drames de la mer. Qui pourra jamais dire combien de ces courageux marins ont péri dans les flots déchaînés, en voulant doubler Sicié par gros temps ? Combien d'esclaves enchaînés à leur banc de nage ont coulé avec navire et cargaison ? Les photographies prises par les plongeurs montrent les vestiges saisissants de bateaux solidement construits, avec leurs membrures et leurs bordages de chêne fermement assemblés par des chevilles ou des clous de bronze, mais dont la mer a eu raison.

Épave au large de Sicié


Les Celto-ligures

Les millénaires ont passé et l'homme ne s'était toujours pas fixé sur le promontoire cithariste. Il y a certainement fait des apparitions intermittentes.

Notre région sera le théâtre de nombreuses invasions qui modifieront sensiblement la composition des populations autochtones. Ainsi, quelques siècles avant notre ère, les Celtes qui occupèrent ce qui est devenu notre territoire national, ainsi qu'une partie de l'Europe centrale et l'Italie du Nord, émigrèrent peu à peu vers nos rivages méditerranéens.

Leur intégration aux peuplades Ligures de nos contrées semble s'être effectuée sans heurts vers les IVe et IIIe siècles avant Jésus-Christ. Ainsi naquit la civilisation Celto-ligure qui affronta sans succès la puissance romaine quand elle occupa le Sud de la Gaule, un territoire baptisé alors La Narbonnaise.

 

La civilisation romaine

De nombreux historiens ont apporté de multiples informations sur l'époque romaine et sur l'occupation de notre terroir.

Si l'antique castrum de Six-Fours n'a livré que peu de témoignages, sinon un fragment de marbre portant une inscription dédiée aux dieux Lares, ainsi qu'un chapiteau d'ordre Corinthien, la presqu'île de Sicié a livré d'autres vestiges.

Ainsi, on a trouvé, à la faveur de travaux divers, des dallages et des mosaïques au quartier Peyron, à La Seyne, des amphores, des jarres, un bronze de Germanicus, de la céramique rouge de Samos au quartier du Crotton, à Brégaillon et à Lagoubran.

Les Romains ont pris la succession des Grecs en divers points de Sicié. Des traces d'habitations gallo-romaines ont en effet été mises à jour au quartier des Playes, et sur les pentes nord et est de la colline de Six-Fours (quartiers de la Pétugue et des Crottes).

On sait que le port du Brusc a été alors réaménagé, tandis que l'anse du Creux Saint-Georges, à Saint-Mandrier, hébergeait une activité de réparation navale qui a laissé des traces tangibles.

Contrairement aux Grecs et aux Phéniciens, les Romains ont été de véritables colonisateurs. Ils ont pénétré dans nos régions à la fois par le continent et par la mer. N'ont-ils pas, d'ailleurs, laissé partout en Provence, de magnifiques monuments toujours debout : arènes, arcs de triomphe, temples...?

Il est hors de doute que nos cultivateurs, nos artisans, nos commerçants de l'époque, ont tiré profit des connaissances apportées par la civilisation romaine et qu'ils ont bénéficié de la longue Pax Romana pour défricher, semer, construire, aménager. Toutes les parties cultivables de la presqu'île de Sicié, les Plaines, Saint Jean, le Pas du Loup, les Moulières, se couvrirent de champs de blé, de vergers, de vignobles, d'oliveraies.

Les conquérants romains surent s'attirer la sympathie des populations autochtones et utilisèrent la main d'oeuvre locale pour aménager la grande voie romaine pénétrante de la Provence. De leur côté, les habitants de ces rivages peu sûrs, voyaient en eux des protecteurs qui leur permettaient de s'y fixer et les protégeaient.

On sait qu'il en alla autrement, plus au Nord, quand les légions romaines se heurtèrent à la résistance des Gaulois commandés par Vercingétorix. On avance que la conquête de la Gaule, qui s'étendit sur dix ans, a coûté aux tribus gauloises un million de morts et un million et demi de prisonniers réduits en esclavage.

Mais pour revenir à notre massif de Sicié, le passage de l'Empire Romain fut bénéfique et apporta de nombreuses techniques nouvelles. Néanmoins, la vie de nos ancêtres était très fruste et dans ces régions malsaines, marécageuses, des épidémies ravageaient les populations à intervalles réguliers.

Et puis, à la fin du Ve siècle de notre ère, l'Empire Romain s'effondra, dans une longue période de troubles qui marque le terme de la Pax Romana et de la puissance de Rome.

 

Les pirates sarrasins

Avec la disparition des légions et des places fortes de l'empire déchu, nos ancêtres gallo-romains vont connaître la menace permanente des pirates venus d'Afrique du Nord et d'Espagne.

Après avoir été battues en 732 par Charles Martel à Poitiers, après les défaites d'Arles et d'Avignon, les hordes mahométanes et barbaresques établirent leur quartier général à la Garde-Freinet (Fraxinetum).

Depuis cette base, toute la côte méditerranéenne fut mise à sac.

Vers le milieu du IXe siècle, la région toulonnaise, centre peuplé et actif, fut abandonnée par ses habitants qui se retirèrent sur les hauteurs.

De 813 à 888, Toulon fut pillé sept fois, complètement détruit en 910. Le futur port militaire resta désert jusqu'à la fin du Xe siècle.

Les Six-Fournais, eux, se retranchèrent derrière les murs d'enceinte de leur village établi en place forte ou castellum sur l'emplacement de l'ouvrage militaire qui culmine actuellement le promontoire.

Quand le danger ne les menaçait pas directement, nos ancêtres cultivaient leurs terres dans la plaine. Mais pour veiller à leur sécurité, un système de surveillance était établi sur les hauteurs et notamment au point haut de Sicié.

Il s'agissait de farots, c'est-à-dire de feux qui, allumés, signalaient l'arrivée de bateaux ennemis. Un code permettait en outre de préciser le nombre de navires repérés sur la mer. Grands feux clairs la nuit, colonnes de fumée le jour, ces signaux répétés tout au long de la côte permettaient de donner immédiatement l'alerte.

Alors, dans le castellum de Six-Fours, le tocsin sonnait. Chacun frappant du maillet sur des chaudrons, donnait l'alerte et appelait les gens au travail dans la campagne, à venir se réfugier derrière les murs d'enceinte et à préparer leur défense.

Vers l'an 900, une ordonnance précisait « Homines de Six Furni tenentur ad farotium in montanéa citharista que dicitur vulgariter Sicciech ». Ce qui se traduit ainsi : « Les hommes de Six-Fours sont tenus au guet sur la montagne cithariste appelée vulgairement Sicié ».

Cette garde était assurée sans interruption du 23 avril à la Saint-Michel (fin septembre) et ce, moyennant quatre livres, huit sols et trois liards par mois. Sa charge incombait aux communes.

C'est l'existence de cinq autres points de garde, outre celui de Sicié, répartis sur la commune-mère qui comprenait alors le territoire actuel de La Seyne et de Saint-Mandrier, qui est à l'origine d'une version de l'étymologie de Six-Fours. Les textes signalant cette commune, en notent l'appellation de façons différentes : Six-Furnis, Sex Furnos, Sex Furni...

Ces ouvrages édifiés pour surveiller la mer, étaient ainsi répartis sur le massif de Sicié :

- Au-dessus du cimetière actuel, quartier devenu celui des Quatre-Moulins, qui s'appelait alors Le Peyron (sans doute de pey, qui signifie sommet, éminence).
- Au Crotton, près des Sablettes, à l'emplacement actuel du Château Verlaque.
- Au Cap Nègre, entre Sanary et Le Brusc.
- Au Brusc, quartier de la Citadelle.
- Aux Lônes, à la limite de Sanary et de Six-Fours, près de la Reppe.

Avec le feu de Sicié, ces tours de garde représentaient six foyers, d'où le nom de Sex Furnis donné à la commune aux six feux, devenue, par la fantaisie de scribes, la commune de Six-Fours.

Une autre version donne la présence de six fours à cuire sur la commune, marquant l'existence de six grands centres de vie communautaire autour du castellum (*).

(*) Dans sa conférence du 8 janvier 2001, M. Henri Ribot a fait une analyse critique très approfondie de la thèse qui attribue à Six-Fours une origine tirée des mots Sex Furnis (les six postes fortifiés, tours de guet ou de garde), considérant qu’il n'existe nulle part sur le territoire six-fournais un tel nombre de forteresses, hormis la citadelle du Brusc et le castrum du vieux Six-Fours. Prenant le terme à son degré le plus réduit, celui que livre la transcription de la prononciation des époques les plus anciennes, il émet une première hypothèse selon laquelle Six-Fours correspondrait à un repère placé sur la voie romaine, au 6ème mille romain vers l’ouest compté à partir de Toulon. Mais une autre hypothèse serait aussi de considérer Fours comme appartenant à la série pré-indo-européenne FoR-N- bien connue signifiant rocher, et où Six correspondrait à une évolution tardive de Citharistès qui est également parvenu jusqu’à nous avec Sicié. Ainsi, Sicié (l’ancien promonterium Citharistès de Strabon) ne ferait qu’un avec Six-Fours...

Si l’on admet cependant l’existence d’un dispositif bien visible depuis le village fortifié, bien relayé par une série de tours qui, de point haut à point haut, donnait l'alerte sur l'ensemble de la côte, cela a pu éviter de grands pillages.

Pourquoi cette surveillance s'interrompait-elle fin septembre ? Sans doute parce que durant la mauvaise saison, l'état de la mer empêchait les pirates de naviguer et surtout d'aborder sur nos côtes déchirées. L'ordonnance de la fin du IXe siècle officialisait donc une pratique en vigueur depuis longtemps à l'initiative des habitants de nos rivages.

C'est peut-être à ce système que l'on dut la déroute (racontée par le notaire Jean Denans en 1713) datée de l’an 950, d'une bande de Sarrasins débarquée sur la plage de La Gardiole, près du Brusc.

Prévenue à temps, la population organisa sa défense et rencontra les pillards au lieu-dit de Malogineste. Se portant au-devant des barbaresques, les enfants de Sicié, armés seulement d'outils agricoles, infligèrent à leurs adversaires une solide correction et les repoussèrent jusqu'à leurs embarcations, non sans laisser de nombreuses victimes sur le terrain.

Cet épisode lointain de notre histoire locale souffre de nombreuses versions. On dit, par exemple, que les Six-Fournais dans leur fuite abandonnèrent râteaux, faucilles et fourches dans les hautes herbes de leurs prés et que les Sarrasins, marchant sur les râteaux subirent ces désagréments chers aux auteurs de gags faciles, puis ils se clouèrent en tombant sur les faucilles et les faux...

On dit aussi que les Six-Fournais affolés s'enfuirent d'abord dans la colline et, comme ils étaient en pleurs, le lieu où ils se retrouvèrent s'appelle depuis l'Arme. Puis ils rencontrèrent un sorcier sur le lieu-dit l'Aire des Mascs (de masco : sorcière) et c'est ce sorcier qui leur donna le courage de rencontrer victorieusement leurs envahisseurs. Le capitaine sarrasin, fait prisonnier et repenti, s'installa non loin de la plage où il avait débarqué, à la pointe appelée depuis Mourret (de Mourou : Maure).

La fin du combat donne lieu à deux versions différentes. Dans le premier cas, on dit que les Six-Fournais, insultant les Sarrasins, les traitèrent de « Malo gente este ! », mauvais latin qui signifierait : « Mauvaises gens que vous êtes ! ». Dans la seconde version, ce sont les Sarrasins, qui auraient fait ce constat plein de frayeur. En tout cas, cette phrase interjective aurait baptisé le lieu du combat qui s'appelle depuis La Malogineste (*).

(*) Ce « fait de guerre » mentionné par Jean Denans, notaire et viguier de Six-Fours en 1713, puis repris par d’autres auteurs avec beaucoup d’approximations, d’incohérences ou d’ajouts successifs plus ou moins invraisemblables, a toujours été considéré par les historiens comme une légende. Au mieux, l’histoire aurait été adaptée à la régiontoulonnaise à partir de faits se rapportant à la cité ou au diocèse d’Arles.

Ce qui est certain, c'est qu'à La Malogineste, un oratoire commémoratif du combat victorieux, fut érigé en 1861 et porte la mention suivante « Aux Six-Fournais qui arrêtèrent les invasions ennemies par la victoire décisive de Malogineste remportée ici sur les pirates sarrasins - Le 1er août de l'An 950 ».

Plaque commémorative de l'oratoire de Malogineste

Oratoire original de Malogineste (1861)

L'oratoire original, construit à gauche de l'avenue Laennec en allant vers le Brusc, en bordure d'un talus, menaçait de s'effondrer suite aux élargissements successifs de cette route.

À l'initiative de M. François Jouglas (1905-1979), il fut reconstruit à droite de cette même route, à l'endroit où il est aujourd'hui.

Oratoire actuel de Malogineste

Le danger des invasions sarrasines fut considérablement écarté lorsque le Comte Guillaume Ier fit appel aux guerriers de Provence, du Bas Dauphiné et de Nice qui infligèrent aux pirates de cuisantes défaites

Il faut croire que la menace plana longtemps encore sur nos côtes, car la surveillance continua à être exercée. La preuve nous en est donnée par un mémoire signé de Raymond d'Argout, grand Sénéchal et Gouverneur de Provence, daté du 11 février 1352, sous le règne de Jeanne Ière. Cet ordre adressé aux syndics de Six-Fours, prescrivait le changement de gardes au Cap Sicié.

L'Église, pendant ce temps, entreprit d'évangéliser nos régions provençales. Étant une des rares institutions stables, elle prit aussi une importance de premier ordre au plan temporel qui renforça sa prééminence spirituelle.

Au niveau politique, en effet, le territoire de notre nation était partagé entre royaumes et comtés souvent antagonistes. Ainsi, la Provence fut rattachée à l'Empire de Charlemagne, puis au Saint-Empire Romain Germanique en 1032. Elle appartiendra à la dynastie catalane, puis à la maison d'Anjou qui régnait sur Naples (La Reine Jeanne et le Roi René).

C'est d'ailleurs cette famille qui cédera en 1481, le comté de Provence au royaume de France. Notre terroir, pour sa part, aura pour seigneurs les Abbés de Saint-Victor-lès-Marseille, de 1156 à la Révolution française.

 

Le Moyen Âge

Le Moyen Age s'étend sur une période qui va, par convention, de la chute de l'Empire Romain, au Ve siècle, jusqu'à la Renaissance, au XVe siècle. Mille ans de notre histoire sont ainsi rassemblés sous ce chapeau, non sans de nombreuses approximations qui tombent une à une au gré des travaux érudits.

Pour notre terroir, les documents historiques permettant d'éclairer cette période sont nombreux, surtout dès 1156 où les Abbés de Saint Victor ont tenu leur cartulaire.

On trouve dans ces documents conservés aux archives des Bouches-du-Rhône, de nombreuses indications sur la vie ordinaire de nos ancêtres, depuis les actes de propriété, jusqu'aux décisions du Parlement de Provence, en passant par les minutes des procès.

Je vous renvoie, pour de plus amples informations, aux écrits de MM. Louis Baudoin (1892-1983) et François Jouglas (1905-1979).

 

La Renaissance

On appelle ainsi une période qui, au XVe siècle, mais aussi pendant une partie du XVIe, abandonna explicitement les valeurs du Moyen Age et eut, parmi d'autres caractéristiques, celle de faire renaître les valeurs de l'Antiquité dans la civilisation européenne.

À l'échelle de notre terroir, il est certain que le mouvement d'idées s'accomplit avec lenteur. Il ne faut pas oublier que les populations des provinces reculées étaient pauvres, illettrées. Nos bourgeois vivaient dans des conditions précaires, menacés par tous les fléaux de la nature. Le petit peuple, le prolétariat agricole était maintenu dans un état encore plus misérable Et sur ces gens laborieux, les grands, militaires ou ecclésiastiques prélevaient taxes et dîmes qui laissaient vides les greniers.

Au XVe siècle, Six-Fours est un bourg prospère. La Seyne, dont les rivages sont encore assez malsains, est composée principalement de trois quartiers, Tortel, Beaussier et Cavaillon. C'est un port de fond de rade où se trouvent des entrepôts appartenant aux négociants six-fournais.

Il faut dire qu'en 1548, une ordonnance d'Henri II avait organisé la Chiourme. Les galères du roi, d'abord basées à Marseille, furent transférées à Toulon en 1641. Entre temps, Henri IV avait donné son essor à l'Arsenal militaire autour duquel Toulon se développera, modifiant considérablement le paysage économique de la rade.

La Seyne, c'était aussi les quartiers périphériques. Ainsi, aux Moulières où coulait un ruisseau permanent, existait un pôle d'activité avec les moulins et les lavoirs publics animés par la corporation des lavandières (voir notre chapitre Les Moulières).

La vie du royaume n'est alors perceptible sur notre terroir qu'à travers des échos assourdis, sauf comme au cours de l'hiver 1543-1544 où, en vertu d'un traité d'alliance conclu entre le Sultan Soliman II et François Ier, la flotte turque est venue à Toulon pour de longs mois. Elle était composée de 174 navires transportant 30 000 marins et janissaires.

Quand les habitants du massif de Sicié virent les voiles de cette armada s'enfoncer dans l'horizon oriental, ils poussèrent un immense soupir de soulagement. Pendant tout le temps où ces

30 000 soldats résidèrent chez nous, les campagnes furent littéralement pillées, les finances communales ruinées, les familles dépouillées. Par surcroît, les Turcs avaient exigé la libération des esclaves musulmans détenus par les autorités locales depuis la défaite des sarrasins. Cela eut pour conséquence, vers le XVIe siècle, une résurgence de la piraterie.

Le XVIe siècle verra également l'érection, entre 1514 et 1524, de la Tour Royale, ou Grosse Tour, premier élément d'un dispositif de défense que complétera, en 1634, la construction de la tour de Balaguier.

Toulon se fortifiant, développant son arsenal et sa flotte de galères, il fut possible de renforcer une organisation née en 1585, la Ligue des Ports de Provence de Martigues à Antibes, contre les pirates barbaresques. Une chasse systématique fut entreprise en Méditerranée, permettant la capture de nombreuses felouques, ce qui livra aux Provençaux des milliers d'esclaves sarrasins.

Cet aspect de notre histoire locale aura des conséquences nombreuses sur notre paysage, mais aussi sur la tradition où il laissera de nombreuses traces.

 

1589 - La tour de garde de Sicié

Les braves gens qui, sur le promontoire de Sicié, scrutaient l'horizon pour prévenir les incursions des pillards étaient à peine protégés contre les vents et la pluie par un abri sommaire souvent construit en pierres sèches et couvert d'une mauvaise toiture en planches dont l'origine remontait à 1530.

Les autorités de Six-Fours décidèrent d'édifier en 1589 un ouvrage en maçonnerie. Nous reproduisons ci-dessous, le texte que nous avons relevé dans l'histoire de Six-Fours écrite par Jean Denans en 1713 :

« Le 20 juillet 1589, étant consuls de la Communauté, Hugues Denans, Cyprien Fabre et Peiron Vidal, avaient proposé au Conseil que les gardiens du Cap Sicié étaient souvent empêchés par les corsaires de faire de la fumée sur le dit cap, ce qui était un signal aux bâtiments de mer de ne point passer à cause qu'il y avait des corsaires. Sur quoi pour la sûreté des personnes des dits gardiens et pour qu'on pût continuer à faire des signaux, le dit conseil délibéra de faire bâtir la tour qui est sur le dit cap, ce qui fut exécuté et depuis lors, au lieu de faire de la fumée, le gardien lorsqu'il découvre quelque bâtiment de mer suspect d'être corsaire, élève le jour sur une bigue au plus haut de la dite tour un grand rameau de bois de pin et sur l'entrée de la nuit après avoir fait le feu d'assurance, il allume consécutivement l'un après l'autre autant de feux comme il a découvert de vaisseaux ou autres bâtiments de mer qu'il croit être corsaires ».

Cet ouvrage est toujours visible, face à la chapelle de Notre-Dame de Bonne-Garde à quelques mètres de son entrée. La tour a été fortement ruinée et a perdu quelques mètres de hauteur, mais des travaux de consolidation ont permis la sauvegarde des pierres originales et par la suite leur classement en monument historique, par décret du 30 juin 1939.

N.-D. de Bonne-Garde (1625) - Tour de garde de Sicié (1589)

Cette tour de garde, qui va certainement jouer un rôle important pendant des décennies, sera le théâtre d'un événement dont le caractère extraordinaire vaudra ensuite la construction du sanctuaire voisin.

La plupart de nos érudits locaux ont raconté le récit de cet événement, avec parfois des variantes. Le Chanoine Fougeiret, l'Abbé Florens comme MM. Louis Baudoin (1892-1983), Pierre Fraysse (1894-1950) et François Jouglas (1905-1979) sont cependant d'accord sur la version suivante :

Au mois de mai de l'an 1625, une belle journée ensoleillée fut soudain troublée par l'accumulation de nuées épaisses suivie d'un orage d'une violence exceptionnelle. Au milieu de cette tourmente, exposée aux quatre vents, la tour des guetteurs sembla bien fragile, surtout quand la foudre la frappa de plein fouet. Le refuge s'enflamma immédiatement, mais les guetteurs s'en sortirent indemnes. Ils s'enfuirent, affolés sous la pluie diluvienne, mais se convainquirent que seul un miracle leur avait permis d'en réchapper.

Ces veilleurs appartenaient à l'ordre des Pénitents Gris appelés aussi Frères Bourras, car ils portaient une longue robe de bure grise pour suivre les offices.

La population fut rassemblée par le prieur pour l'informer que la Vierge Marie, seule capable de réaliser un tel miracle, devait être remerciée.

Il fut alors décidé de se rendre sur les lieux mêmes et d'y planter une croix que les Pénitents Gris se proposèrent de porter sur leur dos, pieds nus par les chemins rocailleux.

On estima ensuite ce témoignage de reconnaissance insuffisant et on pensa qu'il fallait édifier un véritable sanctuaire.

Les fidèles proposèrent d'abord un édicule assez haut pour protéger la croix. À l'initiative du Curé Lombard, une quête fut organisée qui permit l'achat des premiers matériaux.

Un pénitent fut désigné pour chercher l'eau dans les environs immédiats du futur chantier. Et là, se produisit un second miracle.

Ce pénitent, dont l'histoire n'a pas conservé le nom, après avoir cherché une source sur ce massif aride, découvrit à l'aplomb du promontoire, vers le Brusc, la fontaine appelée Roumagnan. La légende dit que c'est la Vierge Marie, apparue en songe, qui lui indiqua cette source que l'on appelle aussi Source de Notre-Dame. Mais le comble, c'est qu'en creusant pour aménager un bassin permettant de contenir l'eau de la source, le pénitent découvrit une terre blanche qui, oh ! surprise, s'avéra être de la chaux. Ainsi, le ciel avait voulu que se trouvassent là les matériaux nécessaires à l'édification du sanctuaire commémorant le miracle de mai 1625.

Les esprits cartésiens diront que la fontaine de Roumagnan ravine les vallons où le ruisseau qui en jaillit coule épisodiquement, depuis la nuit des temps. S'ils sont moins avertis de l'hydrographie du massif, ils sauront peut-être que la chaux ne se trouve pas en gisements immédiatement exploitables, mais nécessite que l'on calcine dans des fours, ce que l'on appelle la pierre à chaux.

En tout cas, les Six-Fournais ont rapporté dans leur tradition orale ces événements qui marquent sans doute à leurs yeux que cette terre est bénie des (pardon, du) Dieu(x).

Voir également la plaquette de M. Pierre Fraysse : Le cap Sicié et la chapelle Notre-Dame du-Mai (1948), 13 p.

 

1625 - Notre-Dame de Bonne-Garde

L'eau et les matériaux se trouvant à proximité, il aurait été mesquin de se limiter à un oratoire. C'est donc un sanctuaire qui fut construit.

Le chantier fut inauguré le 3 mai 1625 et achevé à l'automne. Mais en 1633, l'édifice allait être agrandi. À l'intérieur du sanctuaire, on plaça une statue de la Vierge et sur la porte d'entrée on pouvait lire « Posuerunt me custodem » (ils m'ont placée gardienne).

Depuis cette date, cet édifice religieux, premier du genre construit sur le promontoire cithariste, s'appelle Notre-Dame de Bonne-Garde ou encore Notre-Dame du Mai. Les habitants du massif disent plus couramment La Bonne Mère.

Il n'est pas impensable que ce lieu ait connu dans des temps reculés, des rites païens. Souvent, les sanctuaires qui se trouvent en lisière ou au coeur de l'espace sauvage ont été construits par l'Église pour recouvrir d'un culte souvent voué à la Vierge Marie, des usages venus du paganisme. Mais c'est une pure hypothèse, aucune trace tangible n'ayant été mise à jour.

En tout cas, la Bonne Mère a été l'objet d'un culte passionné, et le but de pèlerinages ardents.

Voici la description de l'intérieur de la chapelle qu'en fait Louis Baudoin dans son Histoire de La Seyne-sur-Mer (1965).

« Aux voûtes sont suspendues des réductions de vaisseaux et de tartanes, dons de navigateurs ; d’émouvants ex-voto en tapissent les murs. Ce sont
des plaques, des inscriptions et, surtout, des tableaux, des dessins, de facture souvent naïve et gauche mais où l’on sent l’expression sincère et profonde de la reconnaissance pour le bienfait reçu. Ces modestes toiles fournissent, en outre, d’humbles témoignages sur les intérieurs, les costumes, les maisons et les paysages de temps révolus ».

Intérieur de la chapelle Notre-Dame de Bonne-Garde (dite Notre-Dame du Mai)
et exemples d'ex-voto

L'accès à la chapelle n'est possible que par des sentiers étroits, sinueux, raboteux, de véritables chemins de croix. Les pèlerins, au mois de mai et au mois de septembre, convergent des quatre coins du massif. Certains font encore ce pèlerinage à pied, par les chemins qui, au fond des vallons et au sommet des crêtes, sont la trace des pas de nos plus lointains ancêtres.

Le chemin, aujourd'hui goudronné, qui relie le hameau de Reynier au sanctuaire, et qui devait être la voie la plus importante, est jalonné d'oratoires dont les niches abritaient des petites statues de la Vierge et des saints. Bien que ruinés, ces édicules sont encore visibles, même si, depuis longtemps, les niches sont vides.

Pas vraiment vides, d'ailleurs, puisqu'une tradition dit qu'une jeune fille qui envoie une pierre dans une niche, se marie dans l'année si la pierre ne retombe pas. On voit, à l'accumulation de cailloux, que cette question a intéressé des générations de pénitentes, ce qui ne rend pas la vie facile aux dernières jeunes filles qui souhaitent encore se marier dans l'année.

Plus encore qu'aujourd'hui où pourtant, la foi en la Bonne Mère est toujours très ardente, les pèlerins se rendaient autrefois en grand nombre au sanctuaire.

On venait pour remercier la Sainte Vierge d'avoir protégé la maison, la famille, le patrimoine, contre la malparée (le malheur). On venait mettre le nouveau-né, lou cago-au-niou sous la protection de la mère du Christ. On venait aussi apporter un cierge et faire une prière pour la réalisation d'un voeu. Combien de fois n'a-t-on pas entendu, en forme de boutade « Si tu réussis, je porte un cierge gros comme çà à la Bonne Mère ». Le brasier qui reste allumé chaque mois de mai devant la statue de la Vierge, atteste que ce ne sont pas toujours des paroles en l'air.

Au mois de mai, l'austère promontoire cithariste voit donc converger vers ses hauteurs arides la multitude pieuse des pèlerins. Si aujourd'hui les neuf dixièmes du parcours s'effectuent en automobile, autrefois on montait à pied, parfois en procession, en psalmodiant des cantiques monotones et plaintifs.

Des fidèles, plus exaltés que d'autres, s'imposaient des mortifications : ils effectuaient une partie du chemin pieds nus, leurs souliers à la main. D'autres faisaient un chemin de croix, s'arrêtant à chaque oratoire pour prier.

Le plus émouvant était peut-être le spectacle de gens très âgés, soutenus par leurs enfants ou petits-enfants qui peinaient sur les chemins raides et qui s'écriaient « Sainte Vierge ! Pardonnez-moi ! C'est sans doute la dernière fois que je fais ce chemin pour aller vers vous ».

Et puis, au bout de l'effort, on arrivait, après les dernières marches abruptes qui portaient comme un coup de grâce, sur la terrasse où l'horizon marin semble vous noyer d'infini. Alors avait lieu l'office religieux dans le sanctuaire.

Les jours de grand pèlerinage, en mai et en septembre, la foule était si nombreuse, que tout le monde ne pouvait entrer dans la chapelle. Il n'était pas rare de suivre la messe sur la terrasse, non sans se laisser parfois aller à admirer la vaste étendue du pays, côté terre comme côté mer.

Les grands pèlerinages marquaient le début et la fin des travaux agricoles. Cela correspond aussi à deux périodes de l'année consacrées au culte de Marie, culte qui joua un grand rôle, quand l'Église eut à s'imposer face aux religions païennes héritées des gallo-romains.

Au fil du temps, les pèlerins qui montaient au Mai, aussi pour voir un peu le pays d'en haut, pouvaient constater que depuis le bourg perché du vieux Six-Fours, la population se répandait dans la plaine. Des agglomérations se dessinaient qui s'appellent Reynier, le Brusc, Saint-Nazaire (Sanary) ou Saint-Mandrier. Des hameaux qui n'étaient d'abord que quelques maisons commençaient à s'étoffer, le chemin vicinal devenant une ruelle flanquée de bâtisses neuves. Et la forêt reculait devant les champs de vignes, de céréales et d'oliviers.

Sur ce qui deviendra le territoire de La Seyne, les quartiers de Cavaillon, de Tortel, de Beaussier, se voyaient réunis par des chemins d'abord grossièrement empierrés sur lesquels le charroi devenait plus important à mesure que la population étendait son domaine d'activités.

C'était, d'année en année, la naissance d'une grande ville, sur un rivage difficilement accessible, marécageux, mais que les hommes, depuis des temps anciens, s'étaient employés à remblayer, à drainer, pour accéder aux richesses extraordinaires de la mer.

Sur les plages encore sauvages, on construisait déjà des bateaux - en bois - puisant la matière première dans la forêt de Sicié.

La voirie était encore très sommaire une route empierrée reliait La Seyne à Toulon ; des chemins charretiers que les pluies transformaient en bourbiers assuraient la liaison avec Ollioules, Six-Fours et Saint-Mandrier. Ce sont les vestiges de ces chemins que l'on appelle aujourd'hui Chemin du Vieux Reynier ou Ancien Chemin des Sablettes.

Par contre, les communications maritimes étaient déjà importantes sur l'axe Nice-Marseille. C'est pourquoi le port de La Seyne, où transitaient les marchandises produites à Six-Fours et à Ollioules, connut très tôt une certaine activité.

Le premier port fut aménagé en 1593, époque où la mer arrivait jusqu'à la place Martel Esprit qui portait le nom - encore répandu chez les Seynois de souche - de place Bourradet. Ce nom serait la déformation, selon M. Louis Baudoin (1892-1983), de lou radet (la petite rade). Tartanes, barques et felouques venaient alors s'amarrer au Grand Môle, actuel quai Hoche et quai de la Marine.

Au fil des ans, la population du Vieux Six-Fours décroissait. Les gens occupaient la plaine et fondaient des hameaux qui portent le nom des familles qui s'y installèrent les premières : Augias, Lombard, Curet, Daniel, etc. Au lieu-dit La Sagno, l'activité économique, autour du commerce, de l'artisanat lié à la construction navale et de la petite industrie, commença à attirer un nombre croissant de Six-Fournais.

Soucieux d'assurer correctement les services du culte, le clergé s'était préoccupé dès 1590 d'édifier un premier sanctuaire sur l'emplacement de l'actuelle église paroissiale. Il fut remplacé en 1603 par une chapelle vouée à Notre-Dame du Bon Voyage, près de laquelle un cimetière fut aménagé.

Si les Seynois n'étaient plus tenus de se rendre à Six-Fours pour les offices religieux, ils étaient encore liés au vieux bourg pour bénéficier du four où cuire leur pain et de l'étal de boucherie.

C'est alors que les populations de notre terroir élevèrent des protestations bien justifiées pour demander l'ouverture à leur portée d'un four à pain et d'un étal de boucherie. Satisfaction leur fut donnée par lettres patentes de 1631, signées par Louis XIII.

 

1657 - La Seyne devient commune

Devenue pôle économique, La Seyne aspirait maintenant à obtenir son indépendance politique.

Les Seynois exigèrent que des administrateurs originaires de leur hameau, siègent au conseil gérant Six-Fours. Pendant plus de vingt ans, des querelles se répétèrent, accompagnées de procès et de discussions passionnées qui envenimaient les rapports entre Seynois et Six-Fournais.

Pourtant, il fallut bien se rendre à l'évidence la population de l'est du massif dépassait en nombre celle de l'ouest. Des questions économiques restaient pendantes et La Seyne demandait de la façon la plus pressante à prendre son destin en main.

Les lettres patentes de 1657 donnèrent finalement satisfaction aux Seynois en fondant une communauté indépendante de Six-Fours. On coupa donc en deux le massif de Sicié, les Seynois obtenant le versant est y compris la presqu'île de Cépet, les Six-Fournais le versant ouest jusqu'à la Reppe, frontière avec Saint-Nazaire (Sanary).

Les limites actuelles de La Seyne ont donc été fixées en 1658, et elles n'ont pas varié jusqu'en 1950 où la presqu'île de Saint-Mandrier est devenue une commune à part entière, à son tour détachée de La Seyne.

Vers la fin de ce XVIIe siècle, dans la toute nouvelle communauté, l'Église édifia de nombreuses chapelles, parfois confiées à des confréries.

Ainsi, au quartier Cavaillon fut construite la chapelle des Pénitents Blancs en 1639. Cet édifice que les Seynois de ma génération ont connu, se trouvait sur l'actuel emplacement du Centre médico-scolaire, place Séverine, non loin du sanctuaire de 1603 qui deviendra en 1674, église paroissiale.

D'autres édifices religieux sortirent de terre dans les quartiers périphériques : chapelle de Saint-Jean de Berthe, chapelle de Saint-Joseph de Gavarry, chapelle Saint-Roch. Nous y reviendrons dans notre texte relatif aux vieilles pierres seynoises.

Si l'Église se préoccupait du salut des âmes, le pouvoir royal avait le souci de la défense de pays. De 1634 à 1636, nous l'avons dit, avait été édifiée la Tour de Balaguier, complémentaire de la Tour Royale pour la défense de la rade de Toulon. Ce dispositif fut parachevé, en 1672, par la construction du Fort de l'Éguillette.

Nantie de structures économiques, religieuses, militaires, la commune de La Seyne était appelée à un développement rapide sous l'impulsion de son administration municipale que dirigeaient des consou (consuls) qui s'appelaient Lombard, Tortel, Pascal...

Les années passant, on vit peu à peu s'éteindre les querelles entre les Seynois et les Six-Fournais. Les enfants de ceux qui autrefois s'affrontaient, se retrouvèrent chaque année dans les processions qui convergeaient vers Notre-Dame de Bonne-Garde, ou sur les chemins conduisant aux moulins à blé et à huile des Moulières, ou encore autour des lavoirs publics fréquentés par les deux communautés.

Il ne faut pas oublier non plus les liens de parenté nombreux qui unissaient et unissent encore les plus anciennes familles de Six-Fours et celles de La Seyne, dont les patronymes sont devenus des toponymes (noms de lieux) des deux communes.

 

Le Cap Sicié, terre d'inquiétude

Nous allons arrêter là notre historique du massif de Sicié, où nous avons tenté de montrer brièvement les conditions difficiles dans lesquelles l'homme a pris pied puis racine sur ce terroir. Il est dans notre dessein de souligner les mérites de toute cette chaîne d'hommes, au fil des temps, dont le labeur souvent démesuré, dont les entreprises où nombreux furent ceux qui y laissèrent leur vie ou des années de leur vie, ont fait naître une activité prospère, des campagnes fertiles. Songeons à ces ouvriers, ces paysans, ces artisans, ces marins, qui eurent à subir les épreuves les plus cruelles pour que notre communauté se développe jusqu'à être la seconde ville du département.

Leurs luttes pour se fixer sur ces rivages a pris deux aspects à travers l'histoire. Pendant des siècles, ils firent front à la piraterie ; quand ils eurent éliminé ce danger, il leur fallut affronter d'autres ennemis, les féodaux qui voulaient les maintenir sous le boisseau de la vassalité. Leur persévérance eut raison de ces deux adversaires.

Avec la venue des temps modernes, les calamités n'ont pas pour autant épargné nos ancêtres : épidémies, guerres, récession économique, combien de fléaux ont freiné les élans généreux pour bâtir un monde meilleur ? Pourtant, ceux qui avant nous ont peuplé ce terroir, ont affronté l'adversité avec détermination et rien n'a pu les abattre.

La presqu'île de Sicié, l'ancien promontoire Cithariste, dont on imagine le lent jaillissement du magma primaire, accueille aujourd'hui cent mille âmes réparties sur trois communes Six-Fours, d'où naquit La Seyne qui enfanta à son tour Saint-Mandrier.

Il est vrai qu'au moment où ces lignes sont écrites, Sicié est devenu, pour paraphraser un de nos concitoyens, une terre d'inquiétude. Les dangers de ce qu'il est convenu d'appeler la crise et qui est en fait la redistribution des cartes économiques à l'échelon mondial dans le système capitaliste (ce que d'aucuns appellent le monde libre...) semblent condamner notre terroir à la désindustrialisation.

Que les Seynois de souche, comme ceux qui découvrent notre beau pays s'inspirent des leçons du passé. Jamais, à aucun moment de notre histoire, ceux qui avant nous ont peuplé le massif de Sicié n'ont eu la vie facile. Chaque progrès fut le fruit de luttes sans merci, le résultat d'une persévérance sans faille. À chaque fois, les difficultés furent surmontées, à chaque fois le peuple sut trouver en son sein l'énergie nécessaire pour renverser la tendance qui le conduisait au déclin.

Croyez-vous que l'époque où nos campagnes étaient ravagées par les pirates n'était pas difficile à vivre ? Croyez-vous que la pression fiscale des impôts féodaux était légère ? Nos ancêtres ont su s'organiser, se défendre, se doter de dirigeants à la hauteur de la tâche historique qui les attendait et ils ont gagné.

Ce n'est donc pas faire preuve d'un optimisme béat que de croire que les générations présentes et à venir sauront trouver et faire aboutir de justes solutions aux difficultés nouvelles, si graves soient-elles qui aujourd'hui semblent boucher notre horizon.

Mais pour ne point terminer sur cette note grave une évocation que nous aurions voulu plus distractive, autorisez-moi pour quelques pages encore, à rappeler aux Seynois de ma génération, que Sicié fut aussi un merveilleux terrain de détente et de divertissements.

 

Des journées inoubliables

Ils savaient tout autant que nous apprécier les plaisirs, nos anciens des siècles passés, mais les occasions qui s'offraient à eux étaient rares.

De l'aube au crépuscule, les paysans s'acharnaient aux durs travaux des champs, avec des instruments aratoires sommaires ; les marins, les pêcheurs, enduraient de longues et pénibles heures en mer, à ramer, à manoeuvrer les voiles, à haler des filets. Les artisans, les compagnons, passaient le plus clair de leur temps à la tâche, sans parler des ouvriers, des apprentis qui, souvent dormaient dans l'atelier, faute d'un logis à eux, véritablement enchaînés à l'établi ou au métier.

Il faut songer qu'au XIXe siècle encore les ouvriers de nos chantiers navals menaient des luttes âpres pour arracher au patronat le repos hebdomadaire et la journée de... DIX heures. C'est en 1884 que les premiers syndicats furent rendus légaux. Dès lors, le monde ouvrier s'organisa à l'occasion de luttes très dures, souvent meurtrières, qui feront avancer les conquêtes sociales dont un des effets et non des moindres fut de permettre aux travailleurs de bénéficier de rares loisirs.

Oh ! ils n'avaient pas d'ambitions démesurées, nos ancêtres charpentiers de marine, forgerons, teneurs d'abattage ou chaudronniers. Ils ne rêvaient pas à des activités compliquées. Certains, adhérents à la Société des Excursionnistes, s'en allaient, sac au dos, faire des randonnées dans l'arrière-pays toulonnais. D'autres vaquaient à ces occupations que leurs donnaient un jardin scrupuleusement entretenu par des hommes qui avaient gardé de solides racines paysannes.

Mais les plus belles journées, ils les passaient en famille, soit dans les calanques de Sicié, pour les bouillabaisses au bord de l'eau, soit au cabanon, pour un aïoli complet.

Le samedi soir, dans les rues de la basse-ville, il n'était pas rare d'entendre, parmi les exclamations joyeuses Déman, anarèn manja lou bouillabaïsso oou bord dè la ma (Demain, nous irons manger la bouillabaisse au bord de la mer).

C'étaient de véritables expéditions, ces sorties du dimanche au bord de l'eau. Elles exigeaient des préparatifs complexes et minutieux.

L'endroit choisi devait être accessible à la fois par la terre et par la mer. Par calme plat, on pouvait aborder dans le voisinage du Cap Sicié lui-même. Malheureusement, celui-ci était interdit d'accès à cause d'installations militaires : une casemate creusée dans la roche abritait une pièce d'artillerie pouvant effectuer des tirs rasants. Ce fortin comprenait aussi une jetée et un monte-charge pour approvisionner la pièce. De là, par des escaliers creusés dans la colline, on atteignait le Sémaphore, l'un des sommets de la presqu'île à la cote 298. L'ensemble est aujourd'hui en ruines.

Les points d'accostage, proches de Sicié demeuraient hasardeux. Les caprices de la mer, sur ces côtes déchirées, pouvaient interdire à une barquette de reprendre la mer et la fracasser sur les roches. D'un autre côté, les falaises abruptes ne facilitaient pas le repli si le trajet par voie de mer était impossible.

On choisissait donc souvent la plage de galets dite du Boeuf, qui doit son nom à un îlot rocheux dont la silhouette, vue sous un certain angle, rappelle effectivement la tête de l'animal.

On y parvenait en bateau, mais aussi par le chemin du Bau Rouge, qui surplombe Fabrégas et serpente à flanc de falaise jusqu'à Sicié. À hauteur de la source du Jonquet, un sentier raboteux se détache à main gauche et dévale jusqu'au rivage que l'on atteint en quelques minutes.

C'est par là que vers neuf heures, arrivaient les femmes et les enfants avec des couffins et des bourriches gonflés de vaisselle, d'ustensiles de cuisine, de provisions diverses, mais surtout du nécessaire pour confectionner la bouillabaisse. Il fallait penser à tout : les tranches de pain rassis, les pommes de terre, les moules, les aromates, les échalotes... Et si les hommes qui reviendraient bientôt de la pêche ne ramenaient pas grand chose, il était indispensable de prévoir des provisions de remplacement : charcuterie, omelette froide, tranches de gigot, etc.

Naturellement, les hommes passaient la matinée sur l'eau, en tentant de capturer les pièces maîtresses du festin qui se préparait sur la plage. Ils abordaient vers les onze heures et c'est eux qui apportaient le gros matériel : le chaudron de cuivre au cul noirci par d'innombrables contacts avec le feu, le trépied en fer et divers ustensiles assurant le confort, comme une toile de tente qui garantirait des ardeurs du soleil. Ils apportaient aussi le vin et l'apéritif.

En ces temps heureux où le poisson abondait, ils avaient, dès la veille, pris leurs dispositions en faisant la calée de nuit. Il n'était pas rare, en ce temps là que même les familles les plus modestes possèdent un bateau. Il s'agissait parfois d'une bette, petite embarcation non pontée à fond plat, confectionnée pendant des heures de loisir, par le charpentier de la famille. Mais ces ouvriers d'élite travaillaient avec un tel soin que le moindre bateau sortant de leurs mains avait une élégance et un fini que l'on découvre encore aujourd'hui avec ravissement.

Montés sur leur petit bateau, nos Seynois allaient donc poser leur palangre sur les fonds rocheux. Ils le laissaient pêcher de prime (au coucher du soleil) et d'aube, puis allaient le sarper (tirer) et il n'était pas rare qu'ils ramènent de belles rascasses, des rouquiers, voire même des congres et des murènes, poissons excellents pour la bouillabaisse.

Le retour des pescadous s'effectuait au milieu des exclamations et des galéjades. On commentait les prises, on les soupesait, on racontait telle anecdote qui entrerait bientôt dans la tradition familiale... Mais il fallait bientôt débarquer le gros chaudron et allumer le feu.

Les enfants se mettaient en quête de bois sec, qui ne manquait pas au pied de ces falaises boisées. Les mamans entreprenaient de nettoyer le poisson et les quelques captures que les marmots, au cours de la matinée, avaient faites entre les rochers favouilles (crabes), bious (bigorneaux), voire même un petit poulpe appelé aoustin (du mois d'août).

Tout le monde était heureux de cette journée en plein air, dans ce cadre inégalable. On ne se posait pas de question à propos du contact de l'homme et de la nature. C'était de toute éternité un rapport d'enfant à mère généreuse : notre pays offrait à profusion les animaux marins, les plantes des collines, l'eau de ses sources qui ne tarissaient quasiment jamais...

Déjà, sous les branches torsadées d'un pin d'Alep qui ferait ombrage, on installait les pierres plates qui serviraient d'assèti (siège), on mettait les provisions hors de portée des fourmis. On échangeait, comme à la maison, des propos ordinaires, avec parfois quelques inquiétudes :

- Vous n'avez pas oublié les allumettes, au moins !
- Manquerait plus que çà !
- Nous serions beaux pour faire bouillir
- Et le pernod ?
- Alors là, soyez sans crainte, ils oublieront plutôt le safran, mais le pernod, jamais !

C'était un plaisir de troubler son pernod à l'eau de la source du Jonquet. On avait l'impression de boire quelque chose de plus profond que ces rasades de bistrot.

En attendant que le gros chaudron entre en ébullition, les jeunes se proposaient une baignade.

Les garçons apparaissaient alors en maillots bleus rayés de blanc, boutonnés jusqu'au cou, avec des manches à peine raccourcies, les genoux presque couverts. Les filles portaient de véritables costumes composés d'une tunique serrée à la taille et d'un pantalon aux jambes longues. La nudité des cuisses était absolument proscrite. On était encore loin des slips minuscules et des seins nus.

Si les naturistes qui hantent aujourd'hui la plage du Jonquet voyaient réapparaître de tels accoutrements, ils ne sauraient trouver les mots pour exprimer leur étonnement. Les moeurs de l'époque étaient à la pudeur. S'il arrivait que quelque grand-mère en avance sur son temps, décide de goûter elle aussi aux joies de la baignade sans déroger aux convenances, elle faisait trempette en jupon de dessous, comme elles disaient alors. Elles ne se permettraient cette licence que dans ces falaises désertes. Sur une plage, jamais elles n'auraient osé.

Toutefois, l'usage du jupon n'était pas sans risque pour la pudeur de nos mémés et de nos tantines. En effet, lorsqu'elles entraient dans l'eau, la masse d'air retenue sous le volumineux tissu ne pouvant s'échapper librement, faisait remonter à la surface un ballon boursouflé d'étoffe. Cela dévoilait bien entendu des nudités dont profitaient les voisins de baignade pour peu que l'eau soit claire. Je vous laisse imaginer les fous rires et les commentaires que déclenchait ce spectacle.

Après maints ébats joyeux, on entendait le préposé au chaudron battre le rappel des convives éparpillés sur la grève. « À table ! À table ! Le bouillon est à point ! ».

Il n'avait pas besoin d'insister pour que s'opère le rassemblement. Le fumet délicieux du poisson de roche, mélangé à l'arôme du safran et des aromates, chatouillaient agréablement les narines et excitaient les appétits. On installait chacun sur une pierre plate on s'équipait de la gamelle, du gobelet, puis la distribution commençait.

Sur les tranches de pain arrosées d'un nectar de bouillon, s'étalaient les poissons bouillis et les pommes de terre rendues encore plus jaunes par le fait du safran. On avait soin de rajouter un morceau de poulpe ou de seiche, quelques biou, un beau rouquier...

Quel régal ! Les assiettes curées en un clin d'oeil, on repassait le plat sans réticences et il ne fallait pas longtemps pour qu'au chaudron on voit le fond.

Alors, le ventre calé, le palais rafraîchi par un rosé tenu à température dans le petit bassin de la source on commentait le repas, on se remémorait d'extraordinaires tablées ou des pique-niques inoubliables. Une bonne grand-mère, toujours à l'affût de nouvelles recettes, affirmait « La prochaine fois, elle sera encore meilleure. Ma voisine m'a appris à faire la rouille. Je vous en dis pas maï... ».

Pour terminer ces agapes, on ne reculait pas devant un bon fromage et un dessert au gros de la chaleur, un beau cantaloup ou une pastèque mettaient la touche finale à ce somptueux repas. Il ne restait plus qu'à faire chauffer l'eau du café que l'on siroterait la tête déjà lourde du bon pénéquet (sieste) prévu sous le grand pin. Et la, bercé par le bruit du ressac, l'été par le chant lancinant des cigales, pendant que les femmes rinçaient la vaisselle dans les vagues mourantes avant de la ranger pour le retour, on dormait du sommeil paisible des jours de bon repos.

Bouillabaisse au bord des rivages

Ceux de ma génération qui ont connu ces bouillabaisses au bord de l'eau en ont gardé des souvenirs inoubliables. Nos têtes aujourd'hui chenues sont habitées par tant d'anecdotes piquantes, que nous les racontons avec un plaisir inépuisable.

Ce que nos anciens des ateliers, des échoppes ou des boutiques appréciaient le plus, dans ces sorties dominicales, c'était la tranquillité d'esprit. Ils oubliaient, l'espace d'une journée paisible, les soucis quotidiens.

Point de sifflet, point de sirène pour venir vriller les tympans, aucune discussion orageuse pour contrarier l'humeur, nul propos outrageant de contremaître ou d'ingénieur pour aigrir la bile...

Chacun éprouvait le sentiment d'un espace de liberté conquise. Et puis l'air vivifiant du large tout chargé de senteurs marines, c'était bien autre chose que les pestilences d'atelier, les émanations du gaz de houille. De la pinède voisine venait le chant monotone des cigales qui, à tout prendre, valait bien mieux que le vacarme des marteaux pilons et le bruit infernal des enclumes.

En ces temps, le silence de la mer n'était point déchiré par le ronflement sourd d'un moteur, le grésillement nasillard d'une radio. La plage du Boeuf sentait bon l'algue et l'iode, mêlées aux parfums de la colline. Ce ne sera que bien plus tard que ces odeurs simples seront recouvertes par celles de l'ambre solaire et des autres cosmétiques dont s'enduisent les baigneurs d'aujourd'hui.

Sicié a bercé tout au long de son histoire, bien des moments fugaces où des hommes d'ici ont profité d'une bonne goulée de vie simple et paisible. Malgré les vicissitudes des temps, malgré le rythme de plus en plus rapide de la vie, malgré la sophistication extrême de tous les actes quotidiens, nous savons qu'il est encore des individus pour goûter ces instants d'harmonie magique entre l'être et son terroir, comme une main tendue au delà de l'Histoire et du Temps.


Sources :

BAUDOIN Louis. 1965. Histoire générale de La Seyne sur Mer et de son port, depuis les origines jusqu'à la fin du XIXe siècle, 914 p.
BONHOMME Jacques. 2003. Les graffiti du cap Sicié. In : Compte rendus du colloque du 15 novembre, Association pour l’Histoire et le Patrimoine Seynois, pp. 25-31.
DENANS Jean. 1713. Histoire de Six-Fours - Histoire de La Seyne. Manuscrit.
FLORENS C. (Abbé). 1929. Le sanctuaire de Notre-Dame de Bonne-Garde. Imprimerie Bourely, Toulon, 80 p.
FRAYSSE Pierre. 1948. Le cap Sicié et la chapelle N.-D. du Mai, 11 p.
JOUGLAS François. 1963. Histoire du Vieux Six-Fours, 106 p.
GOUVERNET Claude. 1965. Structure de la région toulonnaise. Mémoire pour servir à l’explication de la carte géologique détaillée de la France, Paris, 244 p.
MALCOR Serge. 2004. Sicié « Au cœur du massif », roman de terroir. Parpaillon Éditeur, 231 p.
MALCOR Serge. 2008. Sicié « nostro coualo ». Exploration du massif. Légendes, contes, histoires vraies, 404 p.
MARTINENQ Patrick. 1993. La Seyne Méditerranéenne - La Mer et l'héritage. Association Point de Vue, 103 p.
QUIVIGER Marc (texte) et PFLIEGER Christelle (illustrations). 2003. Au pays de Sicié ou la légende des deux frères. Les Éditions de la Courtine, 36 p.
REGAIGNON Paul. 1965. Nouvelles précisions géologiques sur le massif de Sicié. Conférence du 2 février à la Société Les Amis de La Seyne Ancienne et Moderne.
RIBOT Henri. 2001. Promenade antique autour du cap Sicié. Conférence du 8 janvier à la Société Les Amis de La Seyne Ancienne et Moderne. In : Le Filet du Pêcheur, N° 88, p. 7.
RIBOT Henri. 2003. Le cadastre romain d’époque impériale Toulon B et ses incidences sur les limites de l’ancien Six-Fours et de La Seyne. In : Compte rendus du colloque du 15 novembre, Association pour l’Histoire et le Patrimoine Seynois, pp. 5-9.
Var-Matin : Divers articles sur le fort et le massif de Sicié dans la rubrique La Seyne-sur-Mer ou Six-Fours-les-Plages des Numéros des : 18 avril, 26 juin, 1er août, 3 août, 23 décembre et 28 décembre 2008.



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