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Les scènes de la vie campagnarde seynoise rappelées dans ce récit se situent au début du XXe siècle au point de rencontre des quartiers des Plaines et de Mar-Vivo dont les terres fertiles étaient alors exploitées par d'anciennes familles de cultivateurs, fixées là, depuis des siècles, comme les Audibert.
Certaines d'entre elles pouvaient retrouver leurs racines jusqu'au Moyen Age sur le terroir six-fournais dont La Seyne n'était pas encore détachée.
Leurs noms et prénoms s'accompagnaient souvent d'un sobriquet fréquemment railleur accusant une tare physique ou morale de l'individu qu'il désignait. Par exemple, il exista André Audibert dit « pitoyable calfat », Esprit Audibert dit « la grêle », Louis Audibert dit « Rouland », Pierre Audibert dit « Buou l'aïgue », etc... Il y eut beaucoup d'Audibert dans les professions maritimes : calfats, cordiers, capitaines...
Ceux dont il s'agit dans ce récit furent des cultivateurs dont la condition fut très dure, en un temps où n'existait aucun engin mécanique pour le travail de la terre, où le capital le plus précieux était le cheval, le mulet ou l'âne.
Dans ces quartiers de Mar-Vivo - Les Plaines, on trouvait en ce début de notre siècle, essentiellement des familles paysannes qui s'appelaient Raybaud, Roux, Suquet, Barbaroux, Denans, Meissonnier, Fouques... De vrais noms du terroir provençal auxquels cependant commençaient à se mêler des Cavallo, des Ristorto, des Tosello, des Belmondo,... italiens émigrés qui achetèrent alors à vil prix des hectares de bonne terre au grand dam des autochtones profondément ulcérés par cette invasion étrangère.
Déjà se posaient les problèmes du racisme qui demeurent toujours d'une actualité brûlante et auxquels seront consacrés des développements à caractère bien local dans cet ouvrage.
Pourquoi ai-je choisi de parler des Audibert ? Tout simplement parce que j'ai connu cette famille intimement dans ma prime jeunesse alors que mes grands-parents, dont je fus à la charge pendant la première guerre mondiale, étaient venus se fixer dans le même quartier, sur un lopin de terre jouxtant le domaine des Audibert sur près de cent mètres.
Les deux familles avaient noué des relations d'une extrême cordialité, lesquelles malgré le temps écoulé et les nombreux disparus ne se sont jamais démenties.
À travers ces lignes, j'ai voulu faire revivre les aspects multiples des activités champêtres de nos anciens, souligner leurs conditions de travail parfois harassantes, leur volonté inflexible de triompher des caprices de la nature qui les mena parfois au seuil de la ruine. J'ai cherché à retracer fidèlement leurs peines devant la gravité des événements mais aussi leurs joies dans les périodes de prospérité exaltantes.
La vie d'une famille comme celle d'une nation n'est-elle pas soumise à toutes sortes d'aléas, à des enthousiasmes débordants et aussi à des turbulences néfastes ?
Mes observations de la vie quotidienne des Audibert m'ont permis d'affirmer leur ténacité, leur volonté du travail bien fait, leur préoccupation constante de ne rien gaspiller, leur souci d'une gestion équilibrée de l'exploitation familiale.
Ne fallait-il pas aussi rappeler cette ambiance de convivialité qui régnait alors dans la classe paysanne, encore nombreuse à cette époque, mais tout de même en déclin par rapport à la classe ouvrière ?
Situons maintenant la propriété des Audibert étendue sur six hectares environ, ce qui les classait parmi les petits propriétaires exploitants.
Quand le promeneur quitte la route de Fabrégas au carrefour des Deux Chênes et s'engage sur le chemin qui mène à la plage de Mar-Vivo, à deux cents mètres environ sur sa gauche, il découvre un pin gigantesque au pied duquel s'élève une vieille maison de ferme rafistolée dans sa partie centrale et complétée face au midi par une véranda vitrée.
Ce grand pin fut souvent croqué par des peintres professionnels qui éprouvaient toujours une certaine déception quand on leur disait que la foudre pendant les siècles de son existence l'avait mutilé plusieurs fois.
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Nos concitoyens ont sans doute souvenance de cette enseigne visible en bordure du chemin des Deux Chênes, Camping du Gros Pin dans les années 1965-1970. L'arbre était un excellent repère pour les touristes venus goûter le repos et l'air pur dans le bois des Audibert-Raybaud.
Les terres cultivables s'étendaient surtout au Nord et à l'Ouest de la propriété. Au Sud, une superbe pinède où étaient tout de même admis les chênes verts et les chênes-lièges, s'étendait sur le versant nord de la colline de Mar-Vivo. La végétation du sous-bois embaumait toute l'année avec ses bruyères, ses romarins, ses lentisques, ses cistes, ses arbousiers.
La maison de ferme des Audibert figure sur le cadastre de 1730. Elle fut conçue comme la plupart des autres de la même époque, qu'on retrouve encore au quartier des Moulières, à la Colle d'Artaud, à Saint-Jean ou à Mauveou. La partie centrale réservée à l'habitat comportait une cuisine spacieuse avec cheminée basse, salle à manger (rarement utilisée d'ailleurs) en rez-de-chaussée ; les chambres occupaient le premier étage. La façade regardait vers le midi. Au flanc Ouest s'accolait une grande remise surmontée du grenier (fenière), d'où l'on pouvait directement alimenter les mangeoires et les râteliers des chevaux.
Du côté Est, on trouvait le cellier et la cuve à faire le vin (la tina). Derrière l'épaisseur des murs percés par deux lucarnes, on devinait à peine en y pénétrant des tonneaux, des bonbonnes, des cornues, des casiers à bouteilles et tout le matériel nécessaire à la vendange que l'on ne sortait qu'une fois par an.
Les vieux murs de la maison fermière, au moins deux fois séculaires, dont les pierres saillantes se séparaient maintenant par de profonds sillons creusés par les intempéries ; ces constructions disparates (habitat-cellier-remise...) aux toitures de niveau inégal couvertes de tuiles-canal moussues ; ces charpentes que le poids des ans avait fait plier, cet ensemble vénérable inspirait une certaine mélancolie et pourtant on se prenait à les aimer quand on imaginait le dur labeur des générations successives qui avaient grandi là, travaillé sans relâche jusqu'à leur dernier souffle.
Dans les environs immédiats, au fil des années s'étaient multipliées les dépendances : auges à porc et à chèvres, lapinières, basse-cour, pigeonnier...
Sur le derrière de la maison avait été aménagée une aire à battre le blé entourée d'une murette au milieu de laquelle le lourd cylindre en pierre cannelée, attendait les chaleurs de l'été pour broyer les gerbes d'orge et de blé. Lui aussi, comme la cuve à vin ne jouait son rôle qu'une fois par an.
À l'habitation primitive, il avait fallu ajouter des chambres sur la face Nord desservies par des escaliers à gros carreaux de grès et une rampe de maçonnerie pleine, l'usage du fer forgé n'étant pas encore répandu. Ces locaux blanchis à la chaux ne connurent à leur début que des lits à paillasses et des descentes de lit taillées dans des sacs de chanvre. Les fenêtres à volets pleins, de petite dimension, ouvertes le matin seulement, ne laissaient passer qu'une lueur blafarde.
L'eau nécessaire au ménage provenait d'un puits où plongeait un seau tiré par une chaîne en fer grinçante. Situé à près de cinquante mètres de la maison bâtie sur un mamelon rocheux, ce puits était celui qui alimentait l'une des norias. On a peine à imaginer les efforts incessants nécessités par le va-et-vient des cruches et des arrosoirs pour les besoins de la cuisine, l'entretien de la maison, l'abreuvage du cheval et des animaux de la basse-cour. Sans eau courante dans la maison, aucune installation sanitaire ne pouvait exister. La table de nuit renfermait le pot de chambre (le pissadou, disaient les Audibert). Le lieu d'aisance existait bien, mais à l'extérieur, sur le derrière de la maison. C'était une petite construction prismatique établie sur deux mètres carrés, bâtie sur une fosse à purin vidée périodiquement pour fertiliser le potager. En ville, on appelait cet édicule chalet de commodité ou de nécessité. Chez les Audibert c'était la cagassière.
À la mauvaise saison, on utilisait surtout la grande cuisine chauffée par la cheminée basse où flambaient de grosses bûches ou des souches de bruyères et d'oliviers, ou même des bois d'épaves récoltés au bord de la mer après les tempêtes de vent d'Est.
Suspendu au-dessus des flammes, le chaudron pouvait donner en permanence de l'eau chaude. Devant le feu, des briques pleines accumulaient une chaleur bienfaisante qu'elles restituaient l'hiver dans les draps glacés à l'heure du coucher après qu'on les eût emmaillotés soigneusement. Tout à côté le toupin aux tisanes analgésiques se tenait au chaud en attendant la veillée qui se prolongeait parfois tardivement après les parties de cartes ou de lotos entrecoupées de quelque récit d'aventures de nos anciens.
À la belle saison, les activités ménagères se passaient surtout dans la véranda fermée par un treillage appelé communément « treillard » où grimpaient de beaux liserons bleus.
Cette demeure rustique abritait des Audibert depuis le XVIIIe siècle. Détail curieux : l'un des puits de la propriété fut creusé en 1789 et depuis, l'autorité militaire vient périodiquement constater l'existence de ce point d'eau.
Le plus ancien des Audibert connu de mon enfance se nommait Louis Abdon. Né à La Seyne le 17 décembre 1852, fils de Joseph Casimir et d'Élisabeth Laugier, il avait grandi dans la vieille maison paternelle, couru sur la grève de Mar-Vivo, joué dans les bois touffus du quartier. Il ne fut pas destiné à vivre seulement des produits de la terre, car à la vérité, pour y gagner sa vie il fallait travailler beaucoup avec des instruments aratoires primitifs pour de maigres profits. Dans les années de grosses intempéries, les récoltes irrégulières étaient parfois perdues en totalité.
Les moyens de transport et de communication fort limités n'autorisaient guère l'exportation des marchandises. La Seyne vivait presque en autarcie et comme les cultivateurs étaient nombreux et la concurrence sévère, les bénéfices problématiques décourageaient les modestes exploitants. Alors le jeune Louis Abdon fut orienté vers la Marine où il entra dans les vétérans du Port de Toulon.
Mais, dans l'intervalle de ses heures et de ses jours de service, il n'allait point baguenauder en ville ou sur la plage des Sablettes. Il bêchait, semait, désherbait, arrosait... à des heures fort matinales ou crépusculaires.
Il cherchait surtout à pourvoir la famille de toutes les denrées consommables : produits de la basse-cour, légumes, fruits, conserves en tout genre.
Étant fils unique, à la mort de ses parents, il hérita de la totalité de leurs biens et il aurait pu ainsi élever sans grandes difficultés sa petite famille.
De son mariage avec la jeune Joséphine Forno (née à Nice le 21 novembre 1862), il eut trois enfants : Vincent de Paul (1880), Marius (1882) et Pauline (1884). Hélas ! son bonheur fut de courte durée. Sa femme mourut le 1er mai 1890 à vingt-sept ans. On imagine son désarroi quand il lui fallut assurer l'existence de trois enfants âgés respectivement de 9 ans, 7 ans et 5 ans.
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Courageusement Louis Audibert fit face à son terrible malheur et travailla d'arrache-pied sur la mer et dans ses terres pour élever ses enfants. Sans doute lui faudrait-il attendre encore des années avant de pouvoir compter sur leur aide.
Les années passèrent. Parvenus à l'âge adulte, les garçons voulurent gagner leur vie autrement qu'en travaillant la terre. Ah ! cette terre dont Pauline dira un jour qu'elle avait fait d'elle une esclave. Paul entra à l'arsenal en qualité de chaudronnier, Marius devint cheminot et le demeura toute sa vie. Il se fixa à Marseille et ne venait à sa maison natale qu'à l'occasion des fêtes familiales ou de rares congés dont l'administration du P.L.M. fut avare pendant longtemps.
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Au début du siècle, l'exploitation familiale vivotait, Paul n'aidant son père que le dimanche ou durant les plus longues journées du printemps et de l'été.
Un fait nouveau laissa présager des changements dans la vie des Audibert.
Une famille paysanne du nom de Tessore, originaire de Toulon, quartier Siblas, vint s'installer dans les terres voisines des Audibert. L'un des enfants Marius, né en 1882, un solide gaillard dont nous reparlerons longuement se mit à la tâche avec ardeur mais à la suite de différends familiaux, il quitta sa famille et s'engagea pour trois ans dans un régiment de dragons. Il avait fait la connaissance de Pauline Audibert qui ne lui était pas indifférente. Au terme de ses obligations militaires il se loua chez les Andrieu, métayers du Comte Estienne d'Orves, important propriétaire à Brégaillon.
Puis il retrouva Pauline Audibert qu'il épousa en 1907. Il se fixa alors sur les terres de Louis Abdon et y travailla pendant plus de quarante années de sa vie. Exception faite des années de guerre comme nous le verrons.
L'année suivante, de cette union naquit la petite Élise qui devint ma camarade d'enfance pendant les années de la première guerre mondiale. Nous nous retrouvions tous les jours sur la route de la petite école des Sablettes, bâtie sur l'isthme depuis 1902, en compagnie d'autres enfants des quartiers Mar-Vivo, Pas du Lou, les Plaines parmi lesquels les frères et sœurs Gaillard, les frères Gay (Joseph et Félix), le frère et la sœur Martin, Francis et Joséphine Ferran, Mimi Tortel, Marcel Santucci et quelques autres que j'ai perdus de vue.
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Revenons à la ferme des Audibert où se donnait à fond Marius Tessore qui s'entendait admirablement avec son beau-père Louis Abdon.
L'exploitation aurait pu rapidement devenir prospère si les événements dramatiques n'étaient pas venus contrarier les projets des Audibert avec la mobilisation, la guerre de 1914 et toutes ses conséquences. Marius Tessore fut orienté vers le Maroc dont les tribus d'Abd el-Krim s'insurgeaient contre l'occupation des troupes françaises.
Le grand-père Louis Abdon commençait à ressentir les effets de la fatigue. Paul fut appelé à intensifier son travail à l'arsenal à l'atelier des torpilles.
Alors la maisonnée se consacra essentiellement à cultiver pour elle et à accumuler des provisions au grenier, au cellier, dans les pièces libres. Le mulet qui n'avait pas été réquisitionné en raison de sa petite taille rendait encore des services appréciables.
Je revois encore cette brave bête à la longue queue qui touchait presque à terre. La petite charrue qu'elle s'efforçait de tirer ne creusait pas des sillons très profonds. Ses arrêts fréquents désespéraient son maître dont la patience était souvent mise à rude épreuve. Tant bien que mal les semis d'avoine (civada) et de blé donnaient le strict nécessaire aux bêtes.
La nourriture de Cadet (c'est ainsi que s'appelait le mulet) était complétée chaque année par les cosses noires du caroubier, un arbre magnifique dont la souche s'était ramifiée en plusieurs troncs.
Le long des courants d'arrosage des plates-bandes, on repiquait des plants de maïs dont se régalait la volaille. Dans le potager, on trouvait toutes les sortes de légumes : pommes de terre, carottes, artichauts, poireaux, oignons, haricots, petits pois.
De-ci, de-là, des arbres fruitiers à peine entretenus et cependant productifs : figuiers, pêchers, pruniers, abricotiers, poiriers, néfliers, kakis, sans parler de cette végétation quasiment sauvage et non négligeables : jujubiers, arbousiers, grenadiers, sorbiers, câpriers, caroubiers... végétaux qu'on rencontre rarement de nos jours.
Les saisons de grandes récoltes passées, il fallait penser aux provisions de l'hiver. Le père Audibert vieillissant laissait sa fille Pauline prendre toutes les initiatives. Le calendrier ne variait guère d'une année à l'autre. Une semaine était consacrée aux légumes secs, une autre aux conserves de tomates, une autre aux confitures : « Déman ventaren leï faiou mé leï cese ! » commandait la maîtresse de maison. (Demain nous venterons les haricots et les pois chiches !). Il fallait penser aussi aux lentilles, aux fèves dont on réservait quelques kilos pour la semence. Ce travail dépendait essentiellement du climat. La chaleur rendait les cosses craquantes et le vent permettait de séparer les grains des balles.
On s'installait sur l'aire à battre le blé. Au moyen du battoir à linge, on brisait les gousses sèches sur de grandes tentures de chanvre après quoi on laissait tomber de haut des pelletées de mouture et sous le souffle puissant du mistral, les déchets s'envolaient à quelques mètres alors que les graines tombaient à la verticale.
Cette opération se répétait plusieurs fois surtout s'il s'agissait des lentilles.
Si, au jour prévu, pour la récolte des légumes secs, le mistral n'avait pas soufflé, il s'en suivait des démêlés au sein de la famille.
Pauline disait « hier soir le mistral s'est levé ! On pouvait l'espérer pour aujourd'hui, non ? »
Alors le père Audibert, ironique, répliquait : « Je te l'ai déjà expliqué »,
- Si le mistral prend de nuit
- Il durera un pain cuit.
- S'il prend de jour
- Il dure alors trois jours.
D'abord, si tu avais bien observé la lune, tu aurais vu qu'elle était fusca (blafarde). Alors dans ce cas, dit le proverbe provençal, il pleut où il fait du vent.
Il disait cela, Audibert, dans notre belle langue provençale : « la luna es fosca, deman ploù ou bouffe ».
Si par hasard le farceur Amable Raybaou assistait à la polémique, il intervenait pour mettre tout le monde d'accord : « Si dis pas comme aquo. Faou dire : la luna es fosca, a lou cerceou. Deman ploù ou bouffe... ou ben fa bèou ! ». Avec une telle formule, le prophète ne prenait pas de gros risques.
On riait et on se promettait d'être plus attentif à l'état du ciel la prochaine fois.
Puis venait la saison des tomates que l'on conservait de diverses manières : coupées et séchées au soleil puis salées, en coulis sec ou liquide ; ou encore tomates coupées en morceaux entassés dans des bouteilles de gros verre solidement bouchées qu'on stérilisait ensuite dans une lessiveuse.
Généralement, on attendait l'automne pour faire les confitures de figues blanches, de coings, de pastèques (méravhia), de tomates à peine mûres et même d'arbouses. On n'oubliait surtout pas de sécher les figues sur des claies rectangulaires appelées canisses, confectionnées avec des roseaux pris sur la limite de la propriété. Ce travail durait plusieurs semaines car il fallait chaque jour, tourner chaque figue face au grand soleil, les couvrir le soir pour les protéger de l'humidité de la nuit. Il avait fallu penser aussi aux amandes qu'on acanait (gaulait) par temps chaud et sec.
Audibert faisait une provision spéciale de figues sèches pour alimenter les grives gardées comme appelants au moment du passage des migrateurs début octobre.
Le soir à la veillée, on le voyait souvent occupé à couper les figues en menus morceaux qu'il roulait dans la farine de maïs pour garnir les mangeoires le lendemain.
Ah ! Les grives ! Le passage du gibier ! La chasse ! C'était quelques heures de détente pour le père Audibert et ses fils qui n'avaient pas besoin d'aller bien loin pour se livrer à leur plaisir favori, leur pinède de Mar-Vivo offrant à ce moment-là du gibier en abondance : bécasses, lapins, pigeons... Qui pourrait l'imaginer aujourd'hui ?
Après les orages d'août et les pluies de septembre, on faisait aussi provision d'alludes, ce qui n'allait pas sans risque car en ce temps-là les gendarmes, le garde champêtre et le garde forestier pistaient très sérieusement les braconniers.
À la fin de l'été, les plus grandes provisions étaient à l'abri : pommes de terre, potirons, patates douces, tartifles (topinambours), melons d'hiver, raisins muscats, oignons, ail, légumes secs...
Pendant les grandes pluies d'automne, on réparait les paillassons qu'on déroulerait l'hiver sur les couches et les espaliers pour les garantir des gelées, puis, dans les périodes d'accalmie, on se trouvait d'autres occupations : les jardins inondés devenus inaccessibles jusqu'aux prochaines mistralades on partait alors vers la forêt de Janas, nantis d'une autorisation municipale pour la récolte du bois mort et même des souches de bruyère (brusc).
Quelques charretées complétées par des troncs pourrissants et de vieux ceps de vignes accumulés près de la ferme suffiraient pour les flambées de l'hiver.
Dans cette période de l'année, on ne négligeait pas les champignons, les safranés surtout, dont on mettait les plus petits en conserve, les cèpes, les chanterelles dont on appréciait les omelettes.
N'oublions pas de parler des oliviers en nombre suffisant pour offrir à la famille et aux voisins quelques bocaux d'olives noires ou vertes qu'on mangeait au casse-croûte de huit heures avec la charcuterie que le cochon avait donnée après le passage de M. Blanc le grand spécialiste de la cochonaille.
Deux spécimens de ces porcins périgourdins donnaient à la maisonnée des provisions pour plusieurs mois sous la forme de jambonneaux, boudins, saucisses, caillettes.
J'allais oublier de vous, parler de la biquette aux mâchoires dévorantes toujours en mouvement qui donnait jusqu'à trois litres de lait par jour d'où Pauline pouvait confectionner de jolies tommes blanches appréciées à la fin des repas. Et ce n'était pas tout ! Les Audibert tiraient parti de toutes les ressources que leur offrait la nature et se nourrissaient d'abord des produits leur terre sans utiliser les engrais chimiques ni les insecticides : les escargots par exemple, ceux du mois de mai qu'on pouvait conserver longtemps. Les plus petits appelés limaçons étaient utilisés pour la pêche. Une autre espèce (Helix aperta) que le père Audibert appelait les tapés, de couleur verdâtre, donnait d'excellents plats pour l'aïoli. Ce nom leur venait du mucus blanchâtre épais qui bouchait les coquilles pendant l'hibernation (tap : bouchon).
Dans un coin de la basse-cour, suspendue bien au-dessus du sol, se balançait la limacière, sorte de cage prismatique grillagée où l'on déversait les gastéropodes récoltés après la pluie ou par les matinées très humides de rosée (aiganha). Il fallait les laisser purger par crainte qu'ils n'aient grignoté des végétaux vénéneux.
Et puis, de loin en loin, on mangeait une bonne suçarelle aromatisée à souhait qui remplaçait ce jour-là le plat de viande.
Les Audibert se rendaient rarement en ville, en ce début du siècle. Exceptionnellement, ils faisaient des achats de vêtements ou de chaussures à La Seyne et à Toulon. Les costumes soigneusement rangés dans la garde-robe à odeur forte de naphtaline ne trouvaient que de rares occasions de se montrer au public.
Par contre, les vêtements de travail : pantalons de coutil bleu ou de velours, vestes ou blousons de travail, on les usait jusqu'à la corde et la maîtresse de maison passait une partie de ses soirées à ravauder les fringues. On s'ingéniait à éviter des dépenses. Pauline confectionnait les robes pour sa petite Élise, son frère Paul ressemelait ses gros souliers de travail sur une forme semblable à celle du cordonnier, vissait dans les talons de ses chaussures de ville des rondelles épaisses de caoutchouc pour épargner le cuir.
Pauline avait même appris à sa fille à fabriquer de la dentelle au moyen d'un instrument à filer qu'on appelait le fuseau ; elle lui enseigna aussi la broderie. Les jeunes filles de ce temps-là ne poursuivaient pas longtemps leurs études qu'elles arrêtaient généralement après le certificat d'études primaires. Comme elles n'allaient pas en boîte comme on dit aujourd'hui, elles étaient accaparées avant tout par les activités ménagères : lessive, repassage, nettoyage de la maison, travaux quotidiens, auxquels s'ajoutaient surtout à la belle saison ceux du jardin : buttage, désherbage, lavage des légumes, repiquage des plants, cueillette, etc...
Avec cette multitude d'activités aussi diversifiées, la famille Audibert n'avait nul besoin de chercher des loisirs hors de son domaine habituel.
Il fallait tout de même de temps à autre trouver le temps de recevoir des marchands ou des artisans ambulants : boucher, boulanger, étameur, aiguiseur, épicier (le planteur de Caïffa) sans oublier le vendeur de combustibles offrant du pétrole au détail et du charbon de bois dans des sacs de 3 à 5 kilos dont la combustion démarrait grâce au bois gras en provenance des souches de pins taillées en bûchettes. À la campagne et surtout à proximité des pinèdes comme c'était le cas pour les Audibert, on utilisait les pommes de pin, plus exactement les pignes (pinha de leur vrai nom occitan !).
Aux poêles en fonte succédèrent les cuisinières à bois et à charbon, mais leur usage ne se répandit à la campagne qu'avec une extrême lenteur, nos ménagères préférant le bois et le gros trépied de la grande cheminée basse, maudissant les premiers réchauds à pétrole ou à essence estimés dangereux et méprisés pour les odeurs désagréables qui s'en dégageaient.
Ces inconvénients, on ne les trouvait pas avec les gaveù (sarments de la vigne) qui donnaient une braise ardente, inodore, sur laquelle on grillait tout ce qu'on pouvait : viande, poissons, tomates, aubergines, piments, champignons, aspergés d'une bonne huile d'olive aromatisée, ce qui nous amène à parler de certains végétaux indispensables à la cuisine, récoltés et conservés à la belle saison comme la farigoulette, le laurier, la sauge, le fenouil, les piments rouges, le basilic (pistou), les câpres du tapenier.
Les plantes médicinales faisaient aussi l'objet d'une grande préoccupation de la famille Audibert. On n'allait pas chez le pharmacien (apothicaire) pour soigner les maux de gorge parce qu'on savait que les pétales de coquelicot et de mauve en infusion pouvaient les atténuer. On connaissait les propriétés laxatives de la chicorée, diurétiques des queues de cerises, celles de la camomille pour faciliter les digestions laborieuses, celles de la scabieuse contre les maladies de la peau, celles de l'artichaut contre les ecchymoses, etc... etc...
Nous pourrions allonger considérablement cette liste de végétaux que l'on trouve chez les herboristes.
Nos anciens savaient par la transmission des coutumes utiliser admirablement les richesses naturelles qu'elles fussent végétales, animales ou minérales.
L'histoire de l'Antiquité nous apprend que les Egyptiens, ceux qui construisirent les Pyramides, connaissaient parfaitement les propriétés de plusieurs centaines de végétaux pour soigner des maladies et même en guérir.
Et qui sait, s'il ne faut pas remonter en ces temps les plus reculés pour comprendre l'intérêt de nos anciens, consommateurs de cicoria (chicorée sauvage), de pissenlit, de rampouncho (campanule raiponce), de coustelline (picridie), dont ils savaient confusément qu'ils apportaient à l'organisme des principes susceptibles de le protéger contre les pires maux.
Revenons au foyer des Audibert dont les murs accusaient maintenant plus d'un siècle et demi d'existence. Louis Abdon avait décidé, surtout depuis le mariage de Pauline, de reconstruire la partie centrale de la ferme et d'y aménager un appartement confortable qui comportait en 1914 plusieurs chambres et au rez-de-chaussée une pièce immense utilisée à la fois comme cuisine et salle à manger. La famille s'était réduite à quatre personnages : le chef de famille Audibert, son fils Paul, sa fille Pauline et sa petite fille Élise alors âgée de six ans. L'absence de Marius Tessore se faisait cruellement sentir.
Les nouvelles en provenance du Maroc étaient rares ; on savait cependant que les mitrailleuses Hotchkiss tenaient en respect sans difficultés les tribus en révolte, armées de pétoires. Marius Audibert, engagé volontaire dans un régiment d'artillerie, ne donnait de lui que des nouvelles rares et laconiques. Il devait regretter plus tard sa décision et fit carrière au P.L.M.
On souffrait peu des restrictions occasionnées par la guerre. Il avait fallu limiter la consommation du pétrole et du tabac en provenance de l'étranger. Les épiceries servaient du sucre de qualité inférieure appelé cassonade ou sucre roux.
Cependant au cours des longues veillées de l'hiver on se prenait à espérer des jours meilleurs.
Les plus anciennes veillées auxquelles il m'a été donné de participer remontent aux années de la première guerre mondiale. Elles se situent entre 1916 et 1918 à une époque où le conflit causait des inquiétudes immenses chez les Audibert ainsi qu'à toute ma famille.
Aussi, le soir, quand les uns et les autres se retrouvaient dans la lueur blafarde de la lampe à pétrole qui ne pénétrait pas dans les coins chargés d'ombre, autour de la table longue et massive, j'entendais nos anciens répéter ce qu'ils avaient appris sur les événements récents.
« Il paraît que... On a dit que... » C'est toujours ainsi que commençaient la relation des faits. La presse locale n'informait la population qu'après un sévère filtrage des autorités et certaines nouvelles ne devaient être reçues qu'avec beaucoup de circonspection.
Tantôt il s'agissait des massacres de Verdun, tantôt de bateaux coulés en Méditerranée par les sous-marins allemands. Paul Audibert qui rentrait de l'arsenal chaque soir apportait toujours des nouvelles de dernière heure et plus spécialement celles de la Marine.
Un soir, il nous annonça qu'une rumeur confuse mais persistante se développait parmi les personnels qualifiés de l'Arsenal : Toulon serait bientôt bombardée par des zeppelins, grands ballons dirigeables du nom de leur inventeur. Pendant plusieurs jours, nous entendîmes le ronron des premiers hydravions de combat survolant la rade, chargés d'une mission de surveillance. Ils nous apportèrent momentanément quelque assurance sur la protection de la population civile.
Tantôt hélas ! On apprenait par la police municipale ou le garde champêtre, le nom de quelques Seynois tombés au champ d'honneur, comme on disait alors.
Certaines soirées connaissaient une ambiance plus souriante, si on n'avait pas à déplorer quelque malheur, si des bruits couraient sur la fin des combats, alors on jouait aux cartes ou au loto pendant que le grand-père Audibert s'occupait avec le tisonnier et les pincettes à raviver la flamme au cœur des souches de pins ou des ceps de vigne.
Parfois à la saison automnale il nous réservait la surprise d'une castagnade. Avant la veillée, il avait fait rôtir de belles châtaignes qu'un ami de Collobrières lui avait offertes. Serrées dans un sac en toile enveloppé lui-même dans des journaux, il les avait tenues au chaud près du foyer sans attirer des regards soupçonneux.
Régalez-vous, les enfants, s'exclama dit-il, heureux, en dépliant le paquet sur la table.
Naturellement, la castagnade qui répandait un arôme divin s'accompagnait d'un bon vin de la clairette et des ugnis blancs de son modeste vignoble.
Il nous avoua un soir avoir reçu des réprimandes de l'Abbé Vicart.
Il est bon de préciser ici que ce dernier fut à l'origine de l'érection de la Chapelle de Mar-Vivo, inaugurée le 25 mars 1897 en présence de Monseigneur Mignot, évêque de Fréjus et de Toulon.
Cette parenthèse nous permet de réparer un oubli que certains lecteurs auront sans doute remarqué dans le texte intitulé Vieilles pierres seynoises du Tome II de notre ouvrage.
Depuis quelques années, Camille Vicart officiait chaque dimanche dans cette chapelle et ne comptait pas Abdon Audibert parmi ses fidèles. Il ne lui tenait pas rigueur de ses absences et passait quelquefois devant sa maison pour le saluer.
Mais un certain soir, il éprouva le besoin de lui faire un reproche. Nous parlions tantôt de réprimande.
Voici en quels termes s'exprima le prêtre :
Avant que la discussion ne prenne un tour désagréable, Audibert conciliant invita ce soir-là l'Abbé Vicart à venir taster la rasette de fine à la ferme.
- C'est l'aïgue ardent de cette année. Comment vous la trouvez, Monsieur le Curé ?
Ne cachant pas son plaisir de la dégustation, le prêtre malicieux reprenait :
- Tu vois bien ! c'est encore Dieu qu'il te faut remercier pour te permettre de goûter à de si bonnes choses.
Alors Audibert, courroucé, lui répliquait :
Que de souvenirs attachants a laissé dans ma mémoire ce grand-père Audibert.
Je revois son visage anguleux, sa moustache tombante sur des lèvres minces, son regard pétillant de malice. J'entends encore sa voix ironique quand il nous parlait de son homonyme Audibert Buou l'aïgue, un paysan si avare qui ne buvait que de l'eau pour vendre tout son vin.
Un jour, il avait permis à son ami de venir ramasser des olives restées au sol après la récolte sans le prévenir que des chèvres avaient brouté au même endroit.
À quelque temps de là Buou l'aïgue le rencontra et lui dit :
Cette histoire, il se plaisait à la raconter ; comme il aimait à revenir sur ses démêlés avec le Maire Juès à la suite d'un don de terrain important qu'il avait fait à la ville pour la création du chemin des Deux Chênes reliant la route de Fabrégas à Mar-Vivo.
- « J'ai donné à la ville 220 m2 de terrain. J'avais bien droit à une compensation ! Alors on m'a proposé une concession au cimetière en échange ».
- « Vous savez combien on m'a donné ? 3 mètres carrés ! ». Je sais bien que le prix du terrain est plus cher au cimetière mais quand même la différence de superficie est importante. Alors quand j'ai protesté l'employé municipal m'a dit : « Pour vous dédommager la ville prendra à sa charge les frais de transcription. Quand j'ai su par la suite que le montant de ces frais s'était élevé à 17 centimes, alors je me suis dit que Monsieur le Maire s'était foutu de moi ! ».
Le plus gros inconvénient qu'il eut à supporter ne lui apparut que plus tard. Sa pinède coupée du reste de sa propriété fut de plus en plus fréquentée abusivement par les chasseurs et les amateurs de champignons ce qui obligea ses héritiers à la clôturer.
Souvent il aimait rappeler le litige qui l'avait opposé aux militaires chargés des réquisitions au lendemain de la déclaration de guerre.
En son absence, les préposés de l'armée venus dans le quartier visiter les paysans et surtout leurs bêtes avaient emmené Cadet le petit mulet aux jambes grêles.
Pauline n'avait pas protesté sachant bien qu'il fallait obéir aux lois.
Quand Audibert rentré chez lui le soir, sut la nouvelle, il entra dans une colère folle.
- « Ça se passera pas comme ça », dit-il et dès le lendemain, il se rendit au Mourillon où se faisait la concentration des animaux, se fit entendre des agents de la réquisition et déclara avec force que sa bête ne pourrait pas supporter ce que la guerre allait exiger d'elle. Il la défendit tant et si bien qu'on la lui rendit non sans avoir échangé de sévères propos. Et voilà notre Audibert sur le chemin du retour tirant sur la longe de sa brave bête depuis le Mourillon jusqu'à Mar-Vivo. Il lui fallut deux bonnes heures de marche pour la remettre dans sa chère et paisible écurie. Revenu triomphant il s'exclamait :
« Tu l'as échappé belle » en caressant tendrement les flancs de son précieux mulet.
Et quand Audibert racontait sa mésaventure, il adressait toujours aux officiers les meilleurs jurons de son répertoire.
Louis Abdon ne dédaignait pas d'aborder des discussions à caractère politique avec ses amis, les Aubert surtout dont les convictions étaient très proches des siennes. Enfants du peuple, ils avaient vu naître la République et l'effondrement de l'Empire fut pour eux un immense soulagement. Ils n'avaient pas oublié la Résistance des Varois et des Seynois au coup d'État de Napoléon Bonaparte. Ils avaient été influencés fortement par les idéaux de Jules Guesde et de Jean Jaurès. L'affaire Dreyfus les avait rapprochés davantage et leurs sentiments anticléricaux s'étaient renforcés.
Nés en 1852, sous le second Empire, Louis Abdon avait quelques souvenances des événements de la guerre de 1870. Mon grand-père maternel Marius Aubert, engagé dans la Marine nationale vers 1880, avait participé à la guerre du Tonkin. Que de souvenirs n'avaient-ils pas engrangés dans leurs têtes l'un et l'autre ! Et ils éprouvaient toujours un plaisir renouvelé à nous les faire partager au cours des longues veillées de l'hiver qui prirent parfois un tour dramatique.
Un soir ma grand-mère Joséphine Aubert arriva chez les Audibert précipitamment, essoufflée et complètement affolée. Pauline la voyant dans cet état lui dit :
- Un malheur vous a-t-il frappé, Madame Aubert ?
- Pas moi ! C'est la pauvre Caroline qu'on vient d'assassiner !
- Qu'est-ce que vous dites ! C'est pas possible !
Caroline était une brave femme qui tenait une épicerie au Pas du Lou au point où la route de Fabrégas se détache de celle des Sablettes. J'y allais souvent faire des achats pour ma grand-mère : fromages, charcuterie, chocolat, épices voisinaient avec les bidons d'huile et de pétrole. En ce temps notre consommation en allumettes et bougies était prioritaire. On trouvait tout cela dans ce magasin.
Durant la matinée tragique qui suivit cet horrible forfait, un rassemblement des gens du quartier tout bouleversés s'était formé. La police interrogeait. On sut par la suite que la malheureuse victime avait été bâillonnée, torturée pour lui faire avouer où était sa recette. Caroline vivait seule et les assassins le savaient.
Cette affaire fit grand bruit dans le quartier et l'on peut imaginer qu'elle anima longtemps les conversations des longues veillées de l'hiver.
Hélas ! à quelque temps de là un autre crime crapuleux se déroula au quartier de l'Oïde, près du Pont de la Verne, dans la propriété Jacquelli. Ce dernier se battait sur le front français. Il avait laissé sa femme et sa petite fille exploiter leur modeste terrain de culture.
Ces malheureuses furent attaquées en pleine nuit, torturées à mort et finalement dépouillées de leurs économies.
On ne retrouva jamais la trace de leurs agresseurs. Y avait-il une relation à faire avec l'assassinat du fameux peintre Protais qui se produisit dans la même période à La Seyne ?
NB. On sait aujourd'hui qu'il n'y a pas de relation entre les deux crimes puisqu'on a appris grâce aux informations fournies par deux internautes (Anny Wolff et Cyrille Dupont) que « le peintre Protais a été abattu par sa maîtresse le 19 octobre 1905 d'un coup de revolver » (Dictionnaire des peintres et sculpteurs de Provence Alpes Côte d'azur, d'Alauzen). JCA.
Aux inquiétudes de la guerre venaient maintenant s'ajouter les problèmes d'insécurité.
Abdon Audibert et mon grand-père Marius Aubert se mirent à confectionner à la veillée des cartouches avec des plombs de gros calibre appelés chevrotines.
La durée des veillées fut raccourcie ; d'abord parce qu'il fallut limiter la consommation de pétrole dont le ravitaillement du pays s'avérait difficile... Et puis nous avions hâte les uns et les autres de nous claquemurer derrière nos portes épaisses solidement verrouillées.
Alors les Audibert montaient dans leurs chambres, le bougeoir à la main à la lueur blafarde et vacillante d'une courte chandelle.
Je regagnais avec mes grands-parents notre modeste logis à moins de deux cents mètres de la ferme où nous attendait la braise qui couvait sous la cendre dont on remplirait le chauffe-lit en cuivre à long manche et qui tiédirait agréablement les draps glacés.
J'étais fier d'être en tête, portant une petite lampe-tempête prismatique aux faces vitrées et dont la lueur falote suffisait pour nous guider sur le chemin tortueux du retour.
On s'était bien lamenté des semaines durant, chez les Audibert à la suite des assassinats qui avaient frappé le quartier. On en parlait tous les jours, tous les soirs et l'on était loin de se douter que le malheur allait encore s'y abattre sous une forme des plus inattendues.
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Le 30 juillet 1918 la ferme des Audibert allait être endeuillée par la disparition brutale de son maître Louis Abdon. Cet événement à peine croyable se produisit dans la matinée d'un jour idéalement beau.
Profitant du calme absolu de l'atmosphère, le père Audibert, qui possédait un esquif sur la plage de Mar-Vivo, décida d'aller pêcher quelques oursins pour son déjeuner. À cette époque bénie, un quart d'heure suffisait pour remplir un canesteù (corbeille).
Parti tout guilleret de bonne heure, il eut tôt fait de franchir les quelque cent cinquante mètres qui le séparaient du bord de la mer.
Hâtivement il poussa sa frêle embarcation dont les bordages avaient sans doute souffert d'un séjour trop prolongé sur la grève.
La « bette faisait de l'eau », mais Audibert pensa qu'il aurait vite fait de ramener ses prises. Il trouva des oursins à moins d'une encablure du bord, à cet endroit rocheux où pointe le récif de l'Estéou à marée base. Préoccupé par son désir de capturer les plus beaux, penché dangereusement sur le bord de sa barque, il est probable qu'il ne vit pas le niveau de l'eau monter à l'intérieur. Fut-il en même temps saisi d'un malaise ? Tout à coup ce fut la catastrophe, la barque perdit l'équilibre et chavira subitement.
Audibert avait une réputation d'excellent nageur qu'il avait acquise dans l'exercice de son premier métier de vétéran du Port. L'imprévu fut que ce jour-là, il avait gardé ses effets de paysan. Ses jambes emmêlées dans son épais pantalon de velours, ses grosses chaussures de travailleur de la terre, lui interdirent de se tirer d'affaire.
Il appela au secours : « Mi négi ! Mi négi » (je me noie ! je me noie !). Hélas ! personne ne passait sur la plage à cette heure matinale.
Quand certains habitants riverains perçurent tardivement ses appels désespérés, hélas ! il était trop tard. Ses lourds vêtements l'avaient entraîné vers le fond, on tenta de le ranimer, en vain.
Imaginez la consternation de ses enfants quand ils furent informés de ce malheur !
On le transporta dans sa chambre et mes grands-parents participèrent à la veillée funèbre.
L'enfant que j'étais ne pouvait pas réaliser ce que pouvait être la mort et pendant longtemps j'imaginais le grand-père Audibert tout simplement endormi et je conservais le vague espoir de le retrouver au cours des veillées de l'hiver.
Ses fils et ses nombreux amis l'accompagnèrent à sa dernière demeure, dans la sépulture familiale sise à quelques mètres à main droite de l'entrée du cimetière, là où se trouvent les concessions les plus anciennes.
Louis Abdon étant veuf, les problèmes de succession se réglèrent sans difficulté. Chaque héritier obtint un logement, une superficie en terres cultivables ainsi qu'une partie de la belle pinède.
Marius, le cheminot, laissa le soin à ses frère et sœur de cultiver ses terres sur lesquelles il ne réclama jamais aucun profit. Pauline et son frère Paul assurèrent donc la gestion des quelque six hectares de la propriété.
Les choses n'allèrent pas sans difficulté. Paul n'était pas encore à la retraite et ne pouvait donc consacrer au jardinage qu'un temps limité. Élise petite écolière des Sablettes étant absente cinq jours de la semaine, Pauline se trouvait donc souvent seule dans la journée pour faire face à la multitude des tâches de la campagne et de la maison et cependant elle allait au-devant de ses épreuves avec courage et confiance.
Depuis des mois on savait que les événements évoluaient en faveur de la France et de ses amis. Le conflit mondial allait sur sa fin. L'offensive générale des armées alliées sous le commandement du général Foch boutait peu à peu hors de nos frontières les hordes du Kaiser, on espérait vivement en la victoire prochaine.
Mais en attendant, chaque jour, des vies humaines s'éteignaient partout dans le monde du fait de cette guerre interminable. Le nombre des veuves, des orphelins, des mutilés grandissait d'heure en heure.
J'ouvre ici une parenthèse pour vous dire comment nous avons été concernés de près, ma famille et les Audibert par le conflit mondial de 1914.
Pauline était séparée depuis plusieurs années de son mari dont le régiment contenait les assauts des insurgés marocains. De leur côté, mes grands-parents Aubert, amis intimes de Pauline avaient vu partir sous les drapeaux leur fils Paul mobilisé dans le 7e Génie ; leur beau-fils Joseph Augias, qui eut la douleur d'apprendre que son père Louis venait d'être tué par l'explosion d'un obus à quelques kilomètres de son unité. Ce même Joseph Augias avait survécu incroyablement lors d'une attaque allemande sur Verdun. La poitrine transpercée d'une balle, on l'avait abandonné sans connaissance dans les barbelés. Secouru tardivement, il fut hospitalisé, refit sa santé en quelques mois et dut reprendre le chemin du front dans une unité d'Artillerie.
Pendant ce temps, mes parents se trouvaient en Tunisie, mon père Simon ayant été désigné comme affecté spécial dans l'arsenal de Ferryville (Sidi Abd Allah).
Ils avaient connu à plusieurs reprises des heures dramatiques ayant échappé miraculeusement aux torpilles allemandes pendant les traversées de la Méditerranée.
Tout cela pour vous dire à quel point les uns et les autres avaient hâte de voir la fin du conflit et de leurs angoisses.
Une date mémorable : 11 Novembre 1918
Ce jour tant espéré arriva enfin. Dès le petit matin de ce 11 Novembre 1918, la journée s'annonçait belle. La brume matinale dissipée, on devinait qu'un grand soleil allait égayer partout les campagnes, la mer, la forêt.
Mon grand-père toujours attentif au passage des grives décida de gagner son poste de chasse à Janas. Dans cette période, on trouvait des champignons à souhait. Alors il fut convenu avec ma grand-mère que vers midi, nous nous retrouvions tous au lavoir du Rayolet, dans le Vallon de Roumagnan. Lui, aurait passé sa matinée à la chasse, et nous à la recherche des safranés.
Pendant que ma grand-mère préparait hâtivement un repas froid, j'allai demander à ma camarade Élise de nous accompagner dans la forêt. Sa mère ayant accepté bien volontiers, nous voilà partis avec nos victuailles et nos paniers que nous espérions remplir de lactaires délicieux.
Vers les 10 heures, nous avions atteint l'aire des mascs et ma foi la cueillette était fructueuse. On rencontrait peu de monde dans la forêt à cette époque.
Parvenus au point du rendez-vous, mon grand-père n'y était point. Inquiète, ma grand-mère, se mit à crier de sa voix de stentor : « Aubert ! Aubert ! ». Elle recommença plusieurs fois.
Alors la réponse nous parvint, lointaine :
« Fine ! Fine ! La guerre est finie ! La guerre est finie ! ». Quelques minutes après, tout essoufflé le brave homme franchissant les broussailles à grand fracas nous rejoignit, sa chienne Diane exprimant elle aussi sa joie bruyante, en voyant nos embrassades.
Au même moment, des coups de canon retentissaient dans la rade tandis que l'arsenal de terre actionnait des sirènes.
Ma grand-mère baignait dans la joie, mais après sa réaction de stupeur, elle se ravisa pour dire :
On peut s'étonner qu'à une époque où les télécommunications avaient encore d'énormes progrès à faire, la nouvelle de l'armistice se soit répandue avec une telle rapidité.
Pensez donc ! Le téléphone n'était guère en usage que dans les grandes administrations publiques : mairies, bureau des postes, finances, armée, marine...
Pour ne citer qu'un exemple local, le Directeur de l'École Martini ne disposa du téléphone qu'en 1932.
Malgré l'absence des médias, comme on dit aujourd'hui, la nouvelle bouleversante de l'armistice avait franchi l'espace dans tous les azimuts, en quelques minutes.
Ma grand-mère se mit à pleurer de joie à la pensée que sa fille Geneviève ne savait peut-être pas encore la nouvelle. « Partons ! », dit-elle.
Et nous voilà dévalant les pentes de Bagne camise. Dans ma précipitation ; mon pied glissa sur une pierre plate moussue et patatras ! Je me trouvais sur le dos au milieu des champignons tombés de mon panier à moitié rempli le matin. La plupart étaient brisés. Je n'avais pas grand mal, quelques égratignures d'argeiras (genêts épineux) sanguinolaient, mais le piteux état de mes champignons me causait un réel chagrin. Mon grand-père me consola en me promettant une sortie prochaine.
Pour l'instant, ce qui importait c'était l'heureuse conséquence de l'armistice.
Nous atteignîmes rapidement les Moulières où les lavandières étaient en révolution.
Tout en finissant rapidement leur bugade (lessive), elles poursuivaient leurs conversations animées et, au passage, j'entendis Madame Montera, dont la bouche édentée n'articulait les noms des pays belligérants qu'avec beaucoup d'approximation :
- Oui, depuis trois ans, y se battait contre les Trichiens, mon beau-fils. C'est fini. Et bè, c'est pas malheureux !
À 8 ans, je ne savais pas très bien ma géographie, mais au regard perplexe dont j'interrogeais mon grand-père celui-ci me rassura : « Elle a voulu dire les Autrichiens » et j'entendis des lieux de batailles, des noms de bateaux coulés en Méditerranée.
Quelques minutes plus tard, nous étions chez les Augias. Ce furent des embrassades mais aussi des rappels douloureux puisque le chef de famille avait péri au début de la guerre. On attendait avec impatience le retour de Joseph pour reprendre la métairie des propriétaires Brunel afin de vivre un peu moins chichement.
Puis nous reprîmes le chemin de Mar-Vivo pour retrouver les Audibert. Pauline et son frère avaient appris très vite la bonne nouvelle de l'armistice. Ils manifestaient bien leur joie, mais leur satisfaction ne pouvait être totale à la pensée que le chef de famille là aussi avait disparu depuis quelques mois seulement.
Chez les Audibert, on attendait maintenant avec impatience le retour du soutien le plus précieux : Marius Tessore. Ce Valettois d'une stature respectable, devenu Seynois après son mariage avec Pauline Audibert, était alors âgé de 36 ans.
Il avait cultivé la terre depuis sa plus tendre enfance et tous les travaux de la campagne n'avaient point de secrets pour lui. Il était maintenant dans la pleine force de l'âge et il ne fallait pas douter qu'à son retour le bien des Audibert prendrait un nouvel essor.
Mais combien de temps faudrait-il attendre avec les lourdes menaces d'un conflit marocain qui serait peut-être le point de départ de la lutte des peuples coloniaux pour leur indépendance ?
Contrairement à ce qu'elle redoutait la famille Audibert retrouva Marius Tessore à la fin de l'année 1918. Ce fut une immense joie que de le revoir après des années de séparation et d'inquiétudes.
Malgré leur souci de maintenir la présence française au Maroc, les autorités civiles et militaires décidèrent de libérer en priorité les engagés volontaires d'avant la guerre. C'était le cas de Marius Tessore qui avait terminé son engagement de trois ans dans la Cavalerie au moment où la guerre éclata : Autrement dit ce bon citoyen cultivateur totalisait en 1918 sept ans passés sous les drapeaux.
La grande joie que Pauline et Élise éprouvèrent fut tempérée à la pensée de Louis Abdon disparu depuis peu. Son ombre planait partout : dans la maison, dans les jardins, dans la pinède.
Pauline répétait souvent à ses amis :
« Nous aurions pu connaître un bonheur parfait avec le retour de mon mari de cette maudite guerre. Mes frères sont indemnes. Ma fille grandit à souhait. Nos terres sont riches et généreuses. Ah ! Si mon père avait vécu, comme il aurait été heureux de voir prospérer sa famille et ses biens. Hélas ! Il est bien vrai qu'on ne peut pas tout réussir dans la vie ».
Malgré leur chagrin, les Audibert et les Tessore allaient continuer leur tâche. La terre les appelait et leur promettait de beaux jours.
Dès le lendemain de son arrivée, Marius fit le tour de la propriété avec son beau-frère et d'un commun accord décidèrent de grandes transformations à apporter à l'exploitation.
Il fallait accroître la superficie cultivable, renouveler le matériel agricole, défoncer pour créer un plantier de vignes jeunes, améliorer le système d'arrosage en construisant des aqueducs, approfondir les puits, creuser de nouvelles galeries pour améliorer le captage des sources. Le spécialiste Toulousan prêta son précieux concours au creusement de nouveaux puits. Puis, on protégea les plantations contre le mistral, on modernisa les instruments de travail. En 1920, dans la partie Nord du domaine où se trouvait le puits le plus important fut installée une pompe actionnée par un moteur à explosion. Je fus émerveillé de voir fonctionner pour la première fois une telle mécanique capable d'aspirer l'eau profonde et de la refouler avec force dans les courants d'arrosage. L'ère de la noria était terminée. Le mulet ne tournerait plus autour du puits pendant des heures pour actionner les engrenages et la lourde chaîne des godets en zinc qui laborieusement alimentait des rigoles. Que de fois ne fallait-il pas harceler la bête pour maintenir son rythme de travail !
Un hangar immense fut construit pour abriter le matériel, aménager de grands bassins pour le lavage des légumes. En somme, tout fut recherché pour améliorer les conditions de travail et le rendement des cultures.
L'ère des motoculteurs approchait, mais en attendant leur mise au point, Tessore acheta le beau cheval Boby pour remplacer le vieux Cadet devenu incapable du moindre effort et qui passait ses journées à se rouler dans l'herbe, à batifoler tout à côté de son étable en attendant une fin des plus naturelles, ce que souhaitait ardemment Pauline qui l'aima tout autant qu'un membre de la famille.
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Les années d'après la guerre virent donc une remise en état complète de la propriété des Audibert.
Marius et son beau-frère entraient dans le potager dès le petit matin et sans interruption jusqu'à huit heures dressaient des plates bandes, semaient, repiquaient, arrosaient. Après un copieux casse-croûte, ils reprenaient d'autres travaux : ils arrachaient, cueillaient, élaguaient... Trois heures de travaux harassants les ramenaient à table où la maîtresse de maison les attendait toujours prête à satisfaire leur appétit. N'y avait-il pas à la ferme tous les produits alimentaires essentiels : légumes, charcuterie, volailles, œufs, fruits frais ou en conserve ?
Pauline achetait de la viande une fois par semaine et aussi du poisson que ses amis de Saint-Elme lui apportaient. Suivant des règles établies depuis longtemps dans la famille, on réservait généralement l'aïoli pour le vendredi. On se donnait bonne conscience en faisant maigre ce jour-là.
Le dimanche, apparaissaient sur la table des civets, des rôtis de volailles, des pâtisseries.
Et la vie se déroulait au rythme des saisons. Les mêmes travaux revenaient aux mêmes époques, mais, chaque jour, il fallait préparer les cageots de légumes ou de fruits destinés au marché. Élise et sa mère donnaient beaucoup de leur temps à la préparation de la vente.
Chaque après-midi, elles s'affairaient autour du bassin de rinçage pour laver pommes de terre, choux, salades afin d'offrir à la Criée des marchandises de qualité.
Elles préparaient la charge et à la belle saison, Marius Tessore, n'hésitait pas à se lever à trois heures pour emporter sa cargaison au marché de Toulon où les grossistes lui paraissaient plus accommodants.
Mais il lui fallait tout de même rouler une vingtaine de kilomètres à chaque fois entre l'aller et le retour. Rentré à la ferme vers les huit heures, il reprenait courageusement ses outils. Fort heureusement la sieste bienfaisante de l'après-midi le remettait en forme pour recommencer.
J'ai vu Marius Tessore mener cette vie pendant plus de trente ans jusqu'au moment où la circulation routière devint quasi impossible pour les chevaux.
Quand son petit-fils Henri, qui dispose aujourd'hui des progrès de la modernité, rappelle la vie si dure menée par ses anciens, il ne peut dissimuler son émotion à la pensée de tant d'efforts, tant de sacrifices si peu compensés par des journées d'agréments.
Ils ignoraient le repos hebdomadaire, ces Audibert. Dans les années d'avant la guerre, je les voyais encore dans leurs potagers le dimanche matin.
Leur grande détente c'étaient les parties de boules du dimanche après-midi, qui se déroulaient sur le chemin des Deux Chênes à Mar-Vivo devant la maison des Aubert (Le Cottage) et des Autran (Leï Gari) à une époque où les joueurs n'étaient pas encore dérangés par les automobiles.
Le nombre des joueurs ne dépassait jamais la dizaine. À de rares exceptions près, on retrouvait toujours les mêmes physionomies familières du quartier : les Audibert, les Autran, les Aubert, les Tortel, les Cadière, les Raybaud, les Augias.
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Ces parties de pétanque ne se déroulaient qu'à la belle saison, après la sieste des travailleurs de la terre, l'ardeur de la canicule étant devenue supportable.
Elles avaient toujours un caractère amical quels qu'en fussent les résultats et se terminaient autour d'un apéritif, le Pernod traditionnel, avant que M. Ricard n'offrit son Pastis qu'à partir de 1932, si mes souvenirs sont exacts.
Des familles précitées, les plus intimement liées furent les Audibert, les Autran et les Aubert. De loin en loin, il leur arrivait de se réunir pour fêter certains événements heureux à caractère familial. Pour le 15 août, par exemple, où en ce temps-là on fêtait les Marie et les Marius.
Nous n'avions point de Marie dans nos familles respectives. Par contre, il y avait quatre Marius : Aubert Marius, mon grand-père du côté maternel ; Tessore Marius, Audibert Marius et Autran Marius.
C'était alors l'occasion de nous réunir pour banqueter copieusement, déguster coquillages de la Petite Mer, bouillabaisses de Sicié, raviolis du chalet Leï Gari, volailles, vins fins et fruits des Audibert.
Ces agapes se terminaient par des parties de pétanque sur le chemin des Deux Chênes à Mar-Vivo.
Si ces rencontres n'avaient qu'un caractère occasionnel, par contre, nous aimions participer à des réjouissances traditionnelles qui revenaient chaque année aux mêmes époques.
Naturellement les fêtes locales nous attiraient avec les concours de chansonnettes, de romances ; les attractions de la place de la Lune : manège, loteries, jeux collectifs, concerts de l'Eden-Théâtre, retraite aux flambeaux avec défilés de nos philharmoniques La Seynoise et l'Avenir Seynois et bien sûr le feu d'artifice qui clôturait les festivités. Pour nous y rendre, nous pouvions emprunter le tramway, mais les attentes parfois désespérantes nous incitaient à faire la route à pied en passant par le vieux chemin des Sablettes. Et puis l'économie réalisée sur le transport nous permettait de satisfaire un agrément supplémentaire à la foire : peut-être un tour ou deux de manège, le vire-vire, comme disaient nos anciens ; peut-être un morceau de plus de chichi frégit, une glace, un billet de loterie. L'argent est si facile à dépenser !
Dans les périodes printanières où les exploitations florales étaient en pleine activité, s'organisaient à La Seyne, à Ollioules, à Six-Fours, à Sanary, les batailles de fleurs et le Corso carnavalesque. Il nous arrivait fréquemment de nous embarquer sur le char à bancs de Marius Tessore pour assister à ces fêtes très en vogue à l'époque. Nous participions à ces rencontres pacifiques de chars superbement décorés dont les occupants bombardaient les badauds avec de jolis bouquets de pensées, de mimosas, de soucis, d'œillets qui embaumaient le cortège, malgré le désagrément des crottins laissés par les chevaux sur leur passage.
Après la bataille, nous emportions des fleurs pour offrir aux anciens restés à la maison.
Nous rentrions ivres de parfums, de musique, de chants et de rires. Et pendant plusieurs jours, au cours de nos soirées, n'ayant ni radio, ni télévision, nous nous contentions d'évoquer les heures joyeuses, de revivre peut-être des rencontres galantes, certainement d'envisager d'autres possibilités de réjouissances dans les jours prochains.
Une fête dont la renommée persista longtemps fut celle du Brusc dont les terres étaient encore aux mains des six-fournais. Ce hameau peuplé alors de quelques centaines d'habitants, connaissait pour un jour une activité fiévreuse avec ses concours de boules, ses activités nautiques et le soir un bal populaire qui se déroulait sur le port. Les participants y venaient parfois de loin, le plus souvent à pied et en groupes que nous appelions en provençal faoucado.
Si le temps le permettait, Marius Tessore équipait son char à bancs où prenaient place Pauline, Élise et mes grands-parents. J'étais tout fier quand le cocher me faisait asseoir près de lui. Au total, six personnes qui représentaient une charge non négligeable pour le cheval. Le harnachement avait été ciré pour la circonstance, le poil de la bête brossé, étrillé avait pris un beau brillant. Dans le char à quatre roues, qui classait le propriétaire parmi les nantis de la paysannerie, on n'avait pas négligé de caser des paniers pleins de victuailles, car la fête du Brusc c'était aussi pour nous l'occasion de faire un repas au bord de la mer.
Partis dans l'après-midi de Mar-Vivo, notre équipage allait au pas, Tessore voulant ménager sa bête. En moins d'une heure, nous étions installés sur des assèti (siège) de fortune, pierres plates si possible.
Après notre dîner froid, nous assistions au bal et pendant que les couples tournoyaient aux accents de nos musiciens seynois, et six-fournais, nos anciens poursuivaient leurs conversations avec des amis ou des parents éloignés que l'on retrouvait chaque année. Puis, la nuit tombée, il fallait bien songer à rentrer. Alors notre bon cheval, dont la patience était souvent mise à l'épreuve, nous ramenait paisiblement, signalant sa présence sur la route obscure par la lanterne où vacillait une lueur blafarde, le bruit du fouet claquant de loin en loin accompagné des jurons du maître de l'équipage.
Voilà décrites en toute simplicité les satisfactions que nous procuraient les fêtes votives, les fêtes du quartier, les rencontres à caractère familial.
Nous en éprouvions des joies pures même si nous ne disposions pas des progrès de la modernité. Il nous fallait trois quarts d'heure pour aller au Brusc grâce au cheval, alors qu'aujourd'hui quelques minutes en auto suffisent. Et pourtant nous n'avions pas le sentiment d'être malheureux.
Il me reste à vous parler de la grande rencontre annuelle des Audibert et de leurs amis à l'occasion des vendanges. On ne pouvait pas considérer ces travaux comme une corvée car la tâche n'occupait guère qu'une matinée. Mais les amusements et réjouissances qui s'en suivaient compensaient largement les désagréments du matin, surtout pour les amateurs qui manquaient plutôt d'entraînement.
Dans une petite exploitation comme celle des Audibert, la culture de la vigne avait son importance. Le plantier ne représentait même pas un demi hectare, mais il suffisait largement à la consommation familiale.
À chaque changement de saison, la vigne exigeait des travaux différents : labours, chaussages, déchaussages, taille, ébourgeonnage, soufrage, sulfatage, décorticage... Paul avait mis beaucoup de soins à établir un plantier dans une bonne terre, à varier les espèces pour avoir à la fois du bon vin mais aussi du raisin de table, de beaux muscats noirs et blancs, des clairettes qui donnaient à maturité un véritable nectar et donc des vins de bonne qualité. Elle était devenue, depuis des années, une véritable tradition, la vendange des Audibert pour eux-mêmes certes, et aussi les voisins et les amis qui y participaient.
La date ne variait guère d'une année à l'autre. Certes, il fallait bien attendre une bonne maturité du raisin, si l'on voulait avoir du degré mais aussi ne pas risquer le pourridié consécutif à des pluies précoces et abondantes. Généralement, c'était dans la première quinzaine de septembre que s'effectuait le gros du travail, c'est-à-dire la cueillette et le foulage des grappes. Il fallait faire vite pour mettre la récolte à l'abri.
La présence de quelques professionnels et de nombreux bénévoles permettait d'en finir dans une seule journée. Et les volontaires : hommes, femmes, enfants, vacanciers, ne manquaient pas parce que les Audibert savaient joindre l'utile à l'agréable. La vendange, c'était du travail mais aussi une journée de fête que nous allons décrire avec précision.
Plusieurs jours à l'avance il fallait préparer le matériel avec minutie en respectant rigoureusement les règles de propreté si l'on voulait obtenir un bon vin au bouquet irréprochable.
Alors les hommes s'appliquaient à laver les cornues (appelées comportes en Languedoc) poussiéreuses, alignées dans le cellier obscur depuis l'année précédente, à resserrer les boulons des anses métalliques, à remplacer des cercles rouillés, à colmater des brèches dans le bois avec un mastic spécial à odeur de cire. Ne fallait-il pas aussi laver les tonneaux entartrés, assurer leur parfaite étanchéité, les désinfecter par des mèches soufrées ? La cuve prismatique aux faces internes luisantes dont les carreaux rouges vernis admirablement jointés était d'un entretien facile : quelques coups de brosse et deux ou trois seaux d'eau suffisaient pour la rendre nette.
Il fallait aussi faire l'inventaire des paniers et des seaux de ramassage, des tranchets, des serpettes, des sécateurs et des ciseaux et même quelquefois des petits sacs en toile que des travailleuses suspendaient à leur côté pour recueillir les escargots, dont il fallait à tout prix éviter le mélange avec le moût du raisin et les conserver pour la prochaine suçarelle.
Le pressoir poussiéreux exigeait lui aussi une sérieuse toilette.
Tous ces préparatifs terminés, Pauline et Élise s'en allaient prévenir les voisins et les amis de la date fixée pour la cueillette. Hormis les Audibert, les Barbaroux, les Augias, les Garron, qui comptaient quelques professionnels des travaux de la terre, la plupart des vendangeurs n'étaient que des amateurs qui considéraient cette journée de travail comme une fête, en dépit du désagrément des courbatures qui s'en suivaient le lendemain.
Le jour choisi était toujours un dimanche où l'on pouvait compter sur le plus grand nombre de volontaires bénévoles. Il faut dire aussi qu'à cette époque, on ignorait le samedi comme jour de week-end.
Il était conseillé aux travailleurs de venir vers les sept heures avec la fraîcheur du matin qui permettait un bon démarrage du travail. Alors, peu à peu, arrivaient de toutes les directions : les Paulet, les Aubert, les Tortel, les Autran, les Ferran, les Raybaud, les Pallenca de Toulon. Tout ce monde s'interpellait bruyamment, s'embrassait, se congratulait, échangeait souvent des quolibets en observant l'accoutrement des uns et des autres. Le jour des vendanges, on portait généralement les effets les plus vieux, les plus raccommodés, les chaussures les plus éculées, les chapeaux de paille les plus jaunis, les ravans quoi !
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Marius Tessore, rieur comme à l'accoutumée, regard pétillant, moustaches tombantes, manches retroussées, portait son éternel chapeau de feutre noir creusé au milieu, un premier mégot collé au coin des lèvres. Il serrait des mains avec effusion.
Il était le grand chef des travaux sur le terrain. Son beau-frère Paul se tenait à la cuve pour y écraser le raisin. Sa femme, aidée de ma grand-mère Aubert et de Madame Barbaroux, s'occupait essentiellement de la préparation des repas : petit-déjeuner de huit heures, dîner et quelquefois souper quand il y avait beaucoup de victuailles restantes.
Sans plus tarder, Marius distribuait les tâches aux coupeurs, aux ramasseurs de paniers, aux colporteurs ; désignait les cambades (rangées) à prendre ou à laisser, certaines variétés de raisin, le Jacquez par exemple, qu'on ne récoltait que bien plus tard de manière à obtenir du vin de 14 ou 15 degrés. En ce temps-là, les réglementations n'avaient pas encore les caractères draconiens d'aujourd'hui.
La première fois que je participais aux vendanges des Audibert, je fus chargé de ramasser les seaux et les paniers pour les vider dans la cornue la plus proche où le plus souvent mon grand-père Aubert tassait les grappes sans les écraser tout à fait au moyen d'un gourdin très épais à une extrémité appelé trissoun (de l'occitan trissar : broyer). Quand plusieurs cornues étaient pleines à souhait, les porteurs arrivaient, équipes de fort-à-bras, avec sur leurs épaules de longues perches de bois dur, les barres, qu'ils appelaient aussi partègues, par analogie avec les pieux de fixation des bateaux de pêcheurs de mouredus. Longues de deux mètres au moins, on les passait sous les anses des cornues pour les décoller du sol et les acheminer vers la cuve distante de cent à cent cinquante mètres. Ce travail de transport était sans doute le plus pénible. Mon père l'effectuait avec peine, ce qui lui attirait les sarcasmes de Marius Tessore :
- « Simon ! c'est plus difficile que de travailler à l'Arsenal, qué ? ».
- « Si nous avions que des arsenacats ici les vendanges dureraient longtemps ».
Mon père réagissait toujours très mal à ces propos apparemment anodins ; lui, qui passait parfois des nuits à son domicile, à mettre au point les marchés de la Marine dont il avait la responsabilité.
Alors il répliquait : « Ton travail de paysan, je le fais peut-être mal, mais je le fais, alors que toi tu ferais sûrement pas le mien ! Tu as compris ? »
Toutefois, les algarades ne prenaient jamais un tour dramatique. Et l'œil du maître ne cessait pas d'exercer sa vigilance. Les recommandations et aussi les réprimandes se répétaient à chaque passage du patron.
Il arrivait souvent que des grappes serrées, emmêlées dans les tiges et les vrilles laissent tomber des grains au soi en les extirpant du cœur de la vigne.
Alors des voix tonitruantes s'élevaient :
Alors de ce flot de conseils s'élevait toujours une voix impatiente pour dire :
Les feuilles de vigne commençaient à prendre la couleur de l'or, mais selon les variétés, certaines devenaient couleur de rouille ou de pourpre violette.
S'il m'arrivait de m'attarder à observer la beauté de ces couleurs naturelles et de faire partager mon admiration à l'instituteur André, je me faisais rabrouer par Joseph Augias dont le caractère autoritaire était devenu légendaire dans le quartier.
- « Ah ! oui, s'écriait-il, c'est le moment de faire de la poésie ! Coupe ! Coupe le raisin, nom de Dieu ! ».
Si des pluies précoces avaient gâté les grappes, il fallait délicatement, avec la pointe du tranchet ou des ciseaux enlever et jeter les grains avariés, ce qui retardait considérablement le travail des vendangeurs, évidemment mécontents.
Par contre, la récolte de belles grappes intactes qu'on déposait dans les paniers procurait à chacun un réel plaisir, tempéré toutefois à la pensée que dans quelques minutes, les beaux grains du Carignan, ou de l'Aramon disparaîtraient broyés dans la masse du raisin foulé.
La première heure de travail se passait dans l'allégresse et les discussions animées. Tout en remplissant seaux, banastes et canestéous, les conversations allaient bon train. Il y avait toujours des commères dont la langue bien affilée répandait des nouvelles à sensations fortes.
Et puis on sautait sur un autre sujet. On s'inquiétait si l'eau de Fontaine L'Évêque arriverait bientôt à La Seyne, puisque M. Clemenceau l'avait promise depuis quelques années. Élise toute fière disait :
- « Les Audibert, nous nous en foutons des eaux de Fontaine L'Évêque : nous avons 7 puits et 2 norias et même en plus une pousalacque (puits couvert en maçonnerie) et quelle eau, s'il vous plaît ! ».
Et l'on passait d'un sujet à un autre sans discontinuer. Tout à coup Pauline et Madame Barbaroux apparaissaient au bout de la vigne en s'exclamant :
« Venès déjuna ! ». Elles apportaient des paniers remplis d'assiettes, de tranches de pain blanc et craquant, des bouteilles de vin et de belles portions de morue et de tomates frites. On cessait le travail un quart d'heure pour manger sur un talus avoisinant presque sur le lieu du travail, pour éviter de perdre du temps en déplacements.
Eh ! oui en ce temps-là on se régalait avec de la morue tout simplement parce qu'autrefois la morue était bonne. Ce n'est pas toujours le cas aujourd'hui.
Marius Tessore à la panse proéminente avalait plusieurs portions et buvait vite quelques verres de vin avant de reprendre les partègues.
- « Allez ! zou ! Boulegan ! Si nous voulons pas finir trop tard ! ». En fait les cuisinières se préparaient toujours pour servir le repas vers les deux heures.
Chacun se remettait vaillamment à l'ouvrage. Les conversations reprenaient de plus belle et les grivoiseries aussi. Le plantier de vignes était déjà traversé d'haleines chaudes ; les visages hâlés luisaient sous le beau soleil de septembre. Malgré la sueur qu'on épongeait souvent, dans les sillons où les mollets ressentaient parfois la morsure des caoussido (chardons épineux), malgré tous ces désagréments on travaillait en riant.
Dans les années d'après la guerre, les femmes et les jeunes filles portaient des tenues plus légères que celles de nos grands-mères. Les robes courtes, les décolletés ne laissaient pas indifférents les jeunes travailleurs et sans doute aussi... les anciens.
S'il se trouvait parmi eux un étudiant en vacances, il en profitait pour glisser cette réflexion qu'on prête à Victor Hugo, pas toujours avare de paillardise, qui découvrit un jour en traversant la campagne « des cultivatrices dont on n'apercevait que la première syllabe ».
Alors la mémé Tortel profondément choquée ripostait :
Alors tout le monde riait à gorge déployée.
La cueillette allait sur sa fin. On revenait à des sujets plus sérieux.
Depuis le matin, ce brave homme n'avait pas cessé de danser sur les planches de bois de la cuve pour écraser les grappes les unes après les autres. Il se tenait à une corde fixée au plafond pour éviter des glissades dangereuses sur son plan de travail. Peu à peu, il faisait tomber dans l'écartement de deux planches, le raisin foulé qui remplissait progressivement la cuve.
À partir des années 1925, le matériel agricole fut perfectionné. Alors, Paul Audibert avait fait ses débuts dans sa fonction en travaillant pieds nus, ce qui lui avait coûté des entailles du fait des coquilles d'escargots ou d'instruments tranchants oubliés dans les cageots. Il préféra plus tard utiliser des godillots cloutés jusqu'au jour où le progrès des techniques lui permit d'utiliser un fouloir avec cylindres métalliques cannelés actionnés par une manivelle. Pendant deux ou trois ans, je fus désigné pour le foulage en alternance avec Cyriaque Barbaroux, fils d'une famille de viticulteurs, amis des Audibert.
Mais je ne connus pas le fouloir électrique qui fut en usage par la suite dans les exploitations importantes, pas plus que la pompe aspirante et foulante qui transvasait le vin de la cuve dans les tonneaux.
La vendange tirait sur sa fin pendant que les chants et les rires redoublaient. Les uns fredonnant : « Nuit de Chine, nuit câline, nuit d'amour... », alors que d'autres hurlaient des rengaines comme « Ramona », « Valencia », « C'est mon homme », « La vipère du trottoir »... autant de chansons que des musiciens du dimanche vendaient « Place du Marché ».
Tout à coup, on entendait les cris d'une jeune fille saisie à la taille par un joyeux luron qui lui barbouillait la figure avec une grappe de raisin noir. C'était, paraît-il le châtiment imposé, à celle qui avait oublié de couper un grapillon. Argument fallacieux ! En réalité, c'était le bon prétexte pour serrer de près un joli corps dont on recherchait un contact plutôt appuyé.
C'était là une plaisanterie parfaitement admise qu'on appelait la moustouiro (on disait en d'autres lieux la moustrouille). De toute manière, le mot évoquait le moût de raisin.
Le taquin, qui pouvait être aussi un soupirant, avait choisi des grappes du raisin le plus noir et le plus mûr et ceux qui répondaient le mieux à l'effet recherché c'étaient l'Alicante et le Jacquez.
Pour être encore plus précis, ajoutons qu'au milieu de la frimousse sanguinolante de jus de raisin noir, l'agresseur de la belle fille trouvait le moyen de lui dérober un baiser qui ne la fâchait point, d'ailleurs et qu'elle rendait bien volontiers à son bourreau aux applaudissements de l'assistance.
La plaisanterie se terminait près du puits ou un seau d'eau fraîche attendait la belle vendangeuse qui retrouvait son beau visage après quelques ablutions.
Les derniers paniers vidés, chacun faisait un minimum de toilette pour se libérer du jus poisseux et aussi des mouches gourmandes.
Après quoi tout le monde faisait une courte visite à la cuve, domaine exclusif de Paul Audibert. Lui aussi avait terminé et se hâtait de laver ses pieds tout rouges du moût de raisin. On l'interpellait : « Faites-nous goûter le jus, Paul ! ».
Du robinet du bas de la cuve, il soutirait alors un pichet qu'on faisait circuler de bouche en bouche. « Du vrai nectar, disait Auguste Barbaroux ! Cette année, le vin aura du degré. J'espère bien la même chose pour moi la semaine prochaine ».
Et les vendanges des Audibert terminés, on supputait déjà celles des Barbaroux à quelques jours d'intervalle.
- Prenez garde, disait Paul aux gourmands qui réclamaient encore du nectar. N'en buvez pas trop, sinon, demain matin la courante vous fera lever de bonne heure !
- Ah vaï ! nous verrons bien et c'était un sujet supplémentaire d'hilarité.
L'heure de l'apéritif avait sonné. Marius Tessore en était l'ordonnateur : c'était lui qui servait l'absinthe à l'eau-de-vie qu'il avait fabriquée lui-même avec les grains d'anis de la contrebande. Généralement, les dames préféraient le vin de noix ou le vin marquise que Pauline avait mis de côté pour la circonstance.
Les préposées à la cuisine : Madame Barbaroux, ma grand-mère Aubert et surtout Pauline, cheville ouvrière des festivités culinaires avaient travaillé d'arrache-pied depuis le samedi après-midi.
Depuis la veille, la digne descendante des Audibert, avec sa dextérité coutumière, avait opéré de véritables hécatombes dans le poulailler et les lapinières.
Depuis plusieurs mois, de superbes coqs avaient été gavés, des canards et des pintades aussi. Une belle nichée de lapins avait été prévue pour l'époque des vendûmia (vendanges).
Élise et sa mère avaient passé des heures à saigner, à plumer, à dépouiller, pour pouvoir satisfaire aux appétits les plus gloutons. On mangeait rarement de la viande, le jour des vendanges. Les produits de la basse-cour devaient suffire au repas d'une trentaine de convives et le menu ne variait guère d'une année à l'autre. Les cuisinières cherchaient à simplifier leur tâche : plats de crudités : tomates, oignons, piments, concombres... autant de produits que donnait le jardin ; charcuterie des cochons tués l'hiver dernier, omelettes géantes car les œufs abondaient, lapins, poulets, pigeons rôtis d'une basse-cour inépuisable. Les arbres fruitiers ne donnaient-ils pas du dessert à profusion sans parler des melons, des pastèques et des panses de raisin muscat noir ou blanc.
Les vins : rouge, blanc, rosé, sortaient du cellier de Paul Audibert. Ils n'avaient pas des appellations contrôlées, mais ils suffisaient amplement à surchauffer l'atmosphère des agapes.
Au fil des années, il y eut bien quelques variantes dans le choix des menus. Il me souvient d'avoir vu ma mère préparer avec Pauline des centaines de raviolis la veille des vendanges et de confectionner d'excellentes pâtisseries dont elles avaient le secret.
Quand tout le monde, grands et petits, rangés par affinités avait trouvé sa place, les plats circulaient, se vidaient en un clin d'œil. Ceux ou celles qui n'avaient pas manifesté un enthousiasme débordant au rude travail des vendanges, trouvaient maintenant de larges compensations à la table des Audibert, une grande table rustique faite de planches et de tréteaux. Les chaises étaient réservées aux anciens, tandis que les jeunes se serraient sur des bancs de bois blanc.
« Boan appetit en tutti ! » s'exclamait Marius Tessore en levant son quatrième verre. Recommandation inutile à voir la cadence de consommation des plats qui se vidaient. Des broches qui avaient fini de tourner se dégageait une délectable odeur de viande rôtie et le jus dégoulinant sur des peaux rissolées creusait profondément l'estomac des convives.
Et Pauline, heureuse de voir tous ses invités honorer avec ardeur les victuailles qu'elle avait préparées avec tant de soin, manifestait tout de même quelque inquiétude en observant son mari distribuer le vin avec tant de générosité : « Attention, Marius, je veux voir personne partir d'ici empégué (ivre) ». Malgré ses recommandations, les toasts se multipliaient, on transmettait des bises qui devaient faire le tour complet de la table, les sujets de conversations intarissables animaient l'assistance et, par moments, les plus anciens intervenaient pour conseiller la modération : « Ne parlez pas de politique ! Nous pourrions peut-être nous fâcher ! ».
Une grand-mère un tantinet bigote disait : « Ne dites de mal de personne !... ».
À quoi un farceur répliquait : « Alors, on a plus rien à dire, nous pouvons partir ! ».
Partir ! Jamais de la vie. Après les desserts, le café, l'aïgue ardent (eau de vie), la partie artistique de la journée allait commencer. Il y avait des spécialistes d'histoires grivoises, ceux de la chansonnette qui poussaient les refrains d'Allibert, de Mayol. On poussait des écoliers à déclamer leur compliment. Et puis le voisin Cyr Tortel allait chercher son gramophone, au cornet gigantesque en forme de liseron, d'où sortaient des sons nasillards. J'ai encore en mémoire un fameux disque où il était question d'une nouvelle mariée qui donnait ses premières impressions au soir de ses noces.
Un passage ne s'exprimait qu'avec des notes de musique : mi-la-mi ; mi-la-ré-mi ; mi-la-fa ; mi-la-ré-fa ; cette succession apparemment anodine était très significative pour les connaisseurs de la langue provençale. Les jeunes couples se donnaient des bourrades en étouffant leurs rires. N'insistons pas. Ils avaient parfaitement compris. C'était le commencement de l'érotisme !
Certes, ils ne pouvaient soupçonner l'ampleur que prendrait un jour la science de la reproduction des sons et des images. Le phonographe et aussi le gramophone font sans doute sourire aujourd'hui quand on pense au fonctionnement du disque assuré par un ressort qu'il fallait remonter fréquemment grâce à une manivelle et tout de même pour l'époque c'était déjà une révolution, bien évidemment dépassée par les cassettes d'aujourd'hui.
Et pourtant ces objets de musée que sont devenus tes phonographes d'antan nous ont procuré des joies réelles.
Après l'audition de quelques disques, des impatiences commençaient à se manifester chez les convives qui attendaient d'autres réjouissances et le jour des vendanges ne se terminait pas par des parties de pétanque.
En quelques instants, la véranda était vidée de ses tables, des bancs, des tréteaux. Les victuailles restantes serrées dans les garde-manger, on entendait un appel enthousiaste « Place au baletti ! » et grâce aux disques de Pathé Frères Orchestre, les couples commençaient à tournoyer au son nasillard des valses, des polkas, des mazurkas jusqu'au moment où les vendangeurs voyaient surgir de vrais musiciens dans la salle de bal improvisée. Un quatuor d'exécutants de nos philharmoniques dont les frères Garron, Francis Ferran et d'autres que j'ai perdu de vue mettaient en émoi tout le quartier de Mar-Vivo par les accents appuyés des piston, saxo, trombone à coulisse et clarinette.
Des promeneurs curieux attirés par la puissance des cuivres s'avançaient sur le chemin des Deux Chênes et découvraient à travers les feuillages des chênes verts, la fête des vendanges des Audibert.
Dans cette période, le quartier de Mar-Vivo s'était peuplé de jolies villas qu'une petite bourgeoisie des affaires occupait surtout pendant la période estivale : artisans, retraités, coloniaux en vacances, commerçants cossus, qui se retrouvaient sur la plage chaque jour entre le Château de M. Gassier et l'allée Marie, et le dimanche matin à l'office de la Chapelle de Mar-Vivo, devenue aujourd'hui pizzeria.
Cette petite bourgeoisie avait même implanté un tennis fréquenté par des snobs qui faisaient étalage de leur vocabulaire anglo-saxon.
Aux yeux de ces nantis, les Audibert n'étaient que des culs-terreux manipulant le fumier à longueur d'année et dont l'horizon intellectuel était fort limité.
Et pourtant parmi ces vulgaires paysans qui festoyaient il y en avait qui savaient la musique de Gounod, de Verdi, de Beethoven. Alors ?
Pendant que la fête battait son plein, à proximité du bal, une paysanne chevronnée, dont les rides s'étaient approfondies sous son menton, était préoccupée par une tâche particulièrement délicate qui ne pouvait attendre le lendemain. Marguerite Barbaroux préparait le vin cuit, un vin de longue conservation qu'on faisait à partir du jus de raisin frais, donc avant toute fermentation, qu'on chauffait à ébullition dans un chaudron de quelque vingt litres, puis on vidait le vin chaud dans une cornue pour le baratter longtemps avec une espèce de gourdin jusqu'au refroidissement de la masse du liquide.
Le vin cuit faisait partie des provisions de l'hiver qu'on servait à l'occasion des fêtes de famille ou des épidémies de grippe. Cette tâche délicate terminée, Marguerite disait à son époux : « Auguste ! Il faut rentrer maintenant ! ». Pauline protestait violemment : « Vous souperez ici ! Il faut bien nous aider à finir les restes de midi, non ? ».
Les amis les plus éloignés ne voulaient point s'attarder. Ils ne rentraient pas les mains vides. En récompense de leur travail, ils emportaient un panier de raisin muscat blanc ou noir accompagné d'un beau melon cantaloup, espèce que la terre généreuse des Audibert donnait à profusion chaque année.
On se séparait heureux d'avoir passé une agréable journée en se promettant des retrouvailles tout aussi chaleureuses à l'occasion d'autres vendanges, chez d'autres amis.
Le cellier refermé, les outils de travail rangés, on ne redoutait plus les intempéries qui auraient pu contrarier les récoltes comme cela se produisait de loin en loin.
La cueillette du raisin était pratiquement terminée, exception faite de quelques variétés tardives qui donneraient le raisin à suspendre au grenier et qu'on pourrait encore déguster à la Noël, sans oublier les muscats à mettre dans l'eau-de-vie.
On gardait aussi pour la fin de l'automne quelques belles souches de Jacquez dont les grappes drues de petits grains noirs très sucrés donneraient en novembre un vin de 14 ou 15 degrés.
Le gros de la récolte était donc à l'abri.
Satisfaits de leur journée, les Audibert et leurs intimes se remettaient à table pour finir les restes et la soirée se prolongeait en taillant des bavettes, en faisant une sorte de bilan de la journée.
Ma grand-mère Aubert, dont la discrétion n'était pas la qualité première, remarquait que les jeunes danseurs serraient les filles d'un peu trop près et en fonction du comportement des uns et des autres, envisageait déjà des possibilités de fiançailles dans les années à venir. Elle reprochait sans ménagement à « Aubert » son mari d'avoir appuyé sur la bouteille pendant le repas. Tous les papotages ne faisaient pas perdre de vue l'essentiel : l'importance de la récolte. Puis les signes de somnolence se manifestant, il était temps de prendre du repos.
- « Demain, vous ferez la grasse matinée disait Pauline ». À quoi son mari répondait avec résignation : « Demain, nous ferons comme tous les jours ». Il prophétisait vrai parce qu'à la pointe du jour les travaux de la terre ne devaient pas attendre. Il fallait reprendre le cheval, la charrue, les brouettes, arracher des patates douces, préparer des cageots pour la vente : tout cela dans l'espoir d'augmenter la prospérité du domaine. Et pourtant personne ne les commandait ces Audibert et ces Tessore. C'était peut-être pour cela qu'ils travaillaient toujours.
On sait bien que ce n'est pas au soir de la vendange que le jus de raisin est transformé en vin. Dès le lendemain, Paul allait soulever une planche de la cuve pour savoir si la fermentation démarrait à souhait.
Les raisins mûrs à point avaient donné un moût bien sucré et déjà le bruit d'un bouillonnement puissant se manifestait. Il fallait attendre une semaine complète avant de passer au cuvage et pendant plusieurs jours en passant à proximité du cellier soigneusement fermé se dégageait la moiteur des raisins broyés, l'exhalaison du vin qui fermente ou plutôt comme disaient nos braves paysans du vin qui bout.
Au huitième jour après le foulage du raisin, il fallait procéder au soutirage et au remplissage des tonneaux. Avant l'utilisation des pompes, ce travail s'effectuait simplement avec de grands seaux alimentés par le robinet de vidange de la cuve, des seaux qu'une équipe de travailleurs se passaient à bout de bras. Le dernier versant le contenu dans un énorme entonnoir planté dans la bonde des tonneaux. L'écoulement se ralentissait jusqu'au goutte-à-goutte et ce n'était que le jour suivant que l'on obturait incomplètement la futaille pour l'achèvement de la fermentation en même temps qu'il fallait sortir la rafle pour fabriquer le vin de presse.
Paul s'affairait alors une journée entière autour de son pressoir, appareil d'un modèle très ancien composé d'un plateau de fonte sur pied, la maie, sur lequel reposait une claie cylindrique faite de lattes épaisses en chêne, rivées à des cercles de fer permettant la répartition de la rafle.
Au centre, un axe vertical, hélicoïdal recevait un système d'écrou de serrage actionné par un bras de levier très long. Sous la pression de l'écrou descendant par les spires de l'axe, un plateau de bois dur tassait insensiblement la masse du moût qui prenait peu à peu la forme d'une galette en perdant son jus très noir, un jus qui donnerait un vin de deuxième qualité, tout de même alcoolisé, légèrement âpre au goût.
Cette opération permettait la récupération d'une centaine de litres de vin supplémentaire.
Vous savez bien qu'en ce temps-là, on ne gaspillait rien. Et ce n'était pas tout ! La galette de rafle, sortie du pressoir, il fallait la briser, l'émietter, en remplir de nouveau les cornues pour la passer à l'alambic du bouilleur de cru qui se tenait alors au Pas du Lou, au point de rencontre des routes des Plaines et de Fabrégas. Et là, pendant plus d'un mois, ce spécialiste fabriquait de l'eau-de-vie, un alcool qui titrait 50 degrés en moyenne et que nos anciens appelaient l'aigue ardent.
La durée de la distillation en ce seul point de la commune prouve l'importance du vignoble qui s'étendait alors depuis Tamaris jusqu'à Six-Fours.
Paul et Marius amenaient à l'alambic 6 à 8 cornues de moût pressé et suivant sa richesse s'en retournaient quelques heures après avec leur provision de 30 à 35 litres d'eau-de-vie. Cela nous paraît énorme aujourd'hui et en ce temps-là c'était tout naturel dans une famille paysanne comme les Audibert qui en faisait une consommation quotidienne.
C'était avec l'eau-de-vie que Pauline conservait les plus beaux raisins muscats, les bigarreaux, qu'elle faisait des liqueurs avec les myrtilles de la pinède toute proche, les salsepareilles (aglariat). C'était avec l'eau-de-vie qu'elle fabriquait le ratafia en utilisant les dernières rapuga (grappes) mûries tardivement, le vin marquise, que sais-je encore.
Marius Tessore lui ne dédaignait la goutte du matin, même à jeun à la saison d'hiver. Il en arrosait son premier café noir. Il prétendait comme beaucoup de gens de sa génération qu'une petite rasette d'eau-de-vie c'était un coup de fouet, un stimulant pour l'organisme et si quelqu'un s'avisait de le contrarier il s'emportait et opposait ses arguments avec conviction.
- Nom de Dieu ! s'écriait-il, l'aïgue ardent, c'est une source de vie, voyons ! Si tu te fais une balafre en travaillant, tu la désinfectes avec l'eau-de-vie ; si tu digères pas bien, tu avales un canard (sucre) trempé dans l'alcool ; si tu veux conserver de beaux fruits, tu les mets aussi dans l'eau-de-vie. Alors c'est tout de même facile à comprendre, ça peut pas te faire de mal puisque ça s'appelle l'eau-de-vie !
L'interlocuteur souriait, mais n'était guère convaincu par les arguments de cette tirade. Il répliquait :
Il arrivait que Paul Audibert en fabriquât de cette piquette obtenue par l'addition de quelques seaux d'eau dans une cornue de moût pressé. Il suffisait de laisser fermenter trois jours et l'on obtenait un petit vin qu'on ne buvait qu'après les premiers froids, mais cette boisson ne risquait pas de causer des ennuis aux automobilistes.
Les vendanges terminées, les activités vinicoles se poursuivaient. Ne fallait-il pas par exemple récupérer la mère du vinaigre, pour en fabriquer du nouveau ? Ne fallait-il pas surveiller la fermentation du vin en tonneaux qui s'achevait doucement ? Et j'entendais chaque année cette phrase rituelle :
« À la Saint-Martin, bouche ton tonneau et goûte ton vin ».
Il restait encore à transporter le marc de raisin desséché et le répandre dans les terrains de culture. Paul disait « c'est un engrais excellent ! et puis, ce qui est sorti de la terre doit y retourner ! ».
Que pouvait-on demander de plus à ces vignes qui avaient donné des fruits, du vin, de l'alcool, de l'engrais... sans parler des gavéou (sarments) récupérés après la taille, rangés en petites fascines qui donneraient une braise inodore pour les grillades de viande ou de poisson.
Chaque cep avait donné tout ce qu'il pouvait de ses richesses et les Audibert les avaient toutes soigneusement recueillies.
La fin de la première guerre mondiale fut suivie d'une période de prospérité relative. Après les secousses sociales de 1920, notre pays reprit des activités économiques bénéfiques et La Seyne vit renaître sa construction navale mise en veilleuse pendant la guerre de 1914-1918. Il s'ensuivit un regain d'activités pour la paysannerie locale qui se modernisa, accrut sa productivité ce dont le commerce local bénéficia lui aussi.
L'exploitation du domaine familial des Audibert fut portée au plus haut point grâce aux améliorations apportées à l'outillage, au système d'irrigation et surtout au travail acharné de Paul et Marius qui n'arrêtaient pas de bêcher, de défoncer, de labourer, d'ensemencer tandis que Pauline et sa fille désherbaient, sarclaient, lavaient chaque mois des tonnes de légumes avec un soin infini pour que la marchandise acheminée sur les marchés de La Seyne ou de Toulon soit irréprochable.
En 1937, un événement heureux vint rompre la monotonie de la vie quotidienne et donner des perspectives nouvelles dans la maison des Audibert. Élise décida d'unir son destin à celui de Victor Raybaud - patron-pêcheur, inscrit maritime - un solide gaillard du quartier des Plaines, issu d'une famille de cultivateurs et de pêcheurs connus pour leur simplicité et leur intégrité.
Les deux familles se rencontraient et s'appréciaient depuis longtemps. On pouvait augurer des jours heureux pour les nouveaux époux.
Mais dans la période où se situaient ces faits, l'ombre d'une inquiétude planait sur notre pays angoissé. Les populations ouvrières et paysannes défendaient leurs droits menacés, voyaient grandir chaque jour la menace du fascisme et cependant elles étaient loin de soupçonner l'ampleur des calamités de toutes sortes qui allaient s'abattre sur notre pays.
La seconde guerre mondiale avançait à grands pas. À la ferme des Audibert, l'année 1938 fut marquée par la venue au monde d'Henri Raybaud. Élise et Victor furent au comble de la joie et les grands-parents encore davantage, eux qui ressentaient maintenant l'approche insidieuse de la vieillesse et qui voyaient avec la naissance d'un petit-fils le présage d'une génération nouvelle assurant la vie et la continuité de la longue histoire des Audibert sur la vieille terre qu'ils occupaient depuis des siècles.
Hélas ! Cette joie fut bien contrariée par les événements qui suivirent. L'année 1938 fut celle de la capitulation de Munich, d'une première mobilisation générale. L'incendie de la deuxième guerre s'allumait partout dans le monde. Le chapitre du Tome II de notre ouvrage intitulé Des années dramatiques a décrit longuement les horreurs de cette période de notre histoire nationale et locale.
Nous n'y reviendrons pas dans le détail, sinon pour dire comment les Audibert et les Tessore en ressentirent les effets désastreux.
Dans la vie d'une famille, vingt années sont bien vite passées et les anciens n'avaient pas oublié les souffrances des années 1914-1918. Allait-on recommencer ? Jusqu'où irait la folie des hommes ?
Août-Septembre 1939. La guerre ! L'horrible guerre ! Les événements se précipitèrent et les populations pacifiques ne comprenaient rien à leur déroulement si rapide.
L'invasion allemande, la trahison de la bourgeoisie et de ses hommes au pouvoir, la capitulation, l'occupation ennemie, le reflux de millions de réfugiés, tout cela en quelques semaines. Puis, la mise en place autoritaire de nouvelles administrations aux ordres de l'ennemi, suivie de restrictions, de réquisitions, de rationnements dans tous les domaines : installation d'une municipalité nouvelle, incompétente et nuisible. La vie des gens devint peu à peu insupportable.
À la ferme des Audibert, tous les travaux furent bien ralentis. La pénurie de semences interdit aux cultivateurs de produire comme autrefois. La vente libre n'était plus possible. Les mêmes inconvénients frappèrent les autres corporations. Victor Raybaud, patron-pêcheur, connut les mêmes difficultés que les paysans.
Il en fut ainsi pendant trois ans et au début de l'année 1944, les Allemands qui occupaient tout notre pays depuis 1943 organisèrent la défense des côtes en prévision d'un débarquement des troupes alliées. Les habitants des quartiers Les Sablettes, Mar-Vivo, Fabrégas furent mis en demeure d'évacuer leurs terres et leurs maisons d'habitation.
Quelle humiliation ! Quel malheur ! Comment sauver quelques biens matériels indispensables alors qu'il n'existait plus aucun moyen de transport ?
Marius Tessore se démena et trouva du secours auprès des frères Lubonis qui acceptèrent d'entreposer chez eux tous les objets qu'il fut possible de déménager par des charretons de fortune.
Avant de quitter leur demeure, les Audibert démontèrent portes et fenêtres pour les remiser chez des amis de la zone non évacuée rendant ainsi leur maison inhabitable.
Et puis ce fut l'exode vers le centre du département, entre Flassans et Brignoles au lieu-dit Le Pèlerinage.
Marius Tessore et sa famille furent désignés pour occuper et entretenir une propriété appartenant au baron de Wendel. Vous pensez combien ils auraient préféré travailler leurs propres terres ! Momentanément, ils trouvèrent là une sécurité relative qui dura huit mois, jusqu'au moment de la débâcle allemande. Mais leur retour, malgré la paix retrouvée fut bien douloureux quand ils constatèrent le pillage de leurs biens. Les récoltes de pommes de terre, d'asperges, de choux furent bien compromises. Une partie du matériel agricole avait disparu. Et tous ces méfaits n'avaient pas été seulement le fait de la soldatesque allemande.
Les Audibert, les Tessore, les Raybaud, firent face à l'adversité. Ils se mirent courageusement à l'ouvrage pour restaurer leur propriété dévastée. Au bout d'une année de travail acharné tout rentra dans l'ordre, mais les plus anciens de la famille ayant franchi le cap de la soixantaine commencèrent à ressentir les effets de la fatigue.
Paul Audibert souffrait depuis longtemps d'un ulcère à l'estomac qui le contraignait de plus en plus à l'inactivité. Il n'envisageait plus l'avenir avec la même confiance. Célibataire vieillissant, il décida d'abandonner une partie de ses biens. Dans les années 1930 il avait déjà vendu des parcelles de la pinède dont il avait hérité de son père. Sur la limite sud, plusieurs villas construites en bordure du chemin des Deux Chênes étaient devenues des résidences secondaires pour des Seynois et même des retraités originaires de l'Isère. Sur la limite est, il vendit une parcelle où s'édifia une pension de famille, devenue aujourd'hui maison de retraite pour ecclésiastiques.
Marius Audibert, au terme de sa carrière de cheminot, célibataire endurci n'avait jamais été intéressé par sa part d'héritage. On le voyait rarement à la ferme où il venait de loin en loin prendre quelques jours de repos ou alors à l'occasion des fêtes familiales. Les deux frères décidèrent de léguer à leur nièce Élise la totalité de leurs biens avant leur disparition.
L'intégrité du domaine des Audibert serait ainsi garantie pour l'avenir. Élise étant la seule héritière après la mort de sa mère, le domaine initial de Louis Abdon serait entièrement reconstitué.
En attendant, les frères se retirèrent au cœur des vieilles pierres de leurs ancêtres, arrêtèrent leurs activités et supportèrent avec beaucoup de courage les maux cruels qui devaient bientôt les terrasser. Comme on dit communément un malheur n'arrive jamais seul.
Brutalement et par trois fois de suite, il endeuilla la ferme des Audibert. En 1951, Marius Tessore succomba à une crise cardiaque qui le cloua sur sa chaise : il n'avait pas atteint ses 70 ans. L'année suivante le mauvais mal comme disaient nos anciens emporta Paul Audibert. Deux ans plus tard ce fut le tour de Marius Audibert.
Ainsi dans l'espace de trois ans, la famille perdit trois de ses plus anciens. Imaginez le choc terrible ressenti par Pauline, qui les assista jusqu'à l'extrême limite de ses forces. Passionnément attachée à sa terre paternelle, pourrait-elle encore longtemps la faire fructifier malgré le poids de ses 70 ans ?
Elle qui avait tant donné de ses forces, de son temps ; travaillant jusqu'à seize heures par jour pour assurer à la fois les tâches ménagères, l'entretien des bêtes, la nourriture pour tous, la préparation à la vente des légumes !
Il lui était insupportable de penser que la vie à la ferme allait se ralentir et cesser peut-être un jour.
Le cercle de famille s'était bien restreint, Pauline retrouvait bien chaque jour sa fille, son beau-fils et son petit-fils Henri qui allait sur ses seize ans. Quel vide avaient laissé Marius et Paul qui dormaient maintenant côte à côte dans la sépulture inaugurée par Louis Abdon, il y avait déjà trente-six ans !
Pour rétablir la situation et assurer la continuité du domaine familial, il fut convenu entre Pauline et ses descendants que Victor abandonnerait son poste de patron-pêcheur pour se consacrer entièrement à la propriété. Le jeune Henri pouvait se rendre bien utile pour divers travaux à sa portée. S'il le fallait, on ferait appel à des spécialistes des travaux de la terre, comme Pizot par exemple et l'exploitation de la terre des Audibert pourrait continuer.
Ainsi fut fait pendant plusieurs années. Pour assurer une meilleure rentabilité on acheta un tracteur, on adopta d'autres méthodes d'exploitation en pratiquant deux ou trois cultures dominantes : artichauts, pommes de terre, choux-fleurs. Les choses n'allèrent pas sans difficulté, la paysannerie locale se trouvant confrontée à la concurrence étrangère et plus généralement à une crise économique qui devait la conduire à sa disparition quasi totale à La Seyne.
En 1958, de nouvelles inquiétudes et non des moindres planèrent sur la ferme des Audibert. La guerre d'Algérie battait son plein. On sait que le complot des généraux fascistes contre la République créa l'une des crises les plus graves que notre pays ait connue à travers son histoire.
Ce fut dans cette période pleine de dangers que le jeune Henri Raybaud fut appelé sous les drapeaux et mobilisé dans un groupe de transports motorisés qui opérait dans le secteur de Sidi Bel-Abbès. Parti le 6 novembre 1958, il n'en revint que 28 mois plus tard.
On imagine aisément les angoisses de toute sa famille et surtout des Raybaud dont il était le fils unique. Pauline n'arrêtait pas de se lamenter en disant : « Quelle fatalité ! Il y a quarante ans c'était mon mari qui risquait sa vie au Maroc et maintenant c'est mon petit-fils qui est menacé par le conflit algérien et au bout du compte, l'armée française sera obligée de partir. C'est toujours comme ça que se terminent les guerres coloniales ! Et nos hommes d'État n'ont pas encore compris cela ! ».
Enfin le 21 février 1961, Henri fut libéré de ses obligations militaires et retrouva le foyer de ses ancêtres.
Quel soulagement pour les combattants et leurs familles !
Partout fut célébrée la paix retrouvée l'année suivante. Henri reprit les outils avec son père et quelques amis.
Mais la rentabilité des terres n'allait pas sans difficultés.
En 1965, à l'initiative des Raybaud, on pensa utiliser la belle pinède des Audibert pour y faire fonctionner un camping que l'on baptisa Camping du Gros Pin, expression qui nous ramène au début de notre récit.
Cette entreprise ne fut pas négative et, pendant plusieurs années, de très nombreux vacanciers de l'été vinrent goûter le repos et l'air pur de la boscas (la pinède) aurait dit Abdon.
Quelques années passèrent. Pauline se rendait toujours utile malgré ses quatre-vingts ans passés. Il lui arrivait pendant les absences d'Élise de contrôler les entrées des clients du camping, accueillait les uns et les autres avec des mots aimables.
Voilà un travail qui la changeait beaucoup des après-midi passés la tête basse dans les semis de carottes ou de salades.
Malgré son grand âge, sa lucidité demeurée parfaite lui permettait d'entretenir d'excellentes relations avec la plupart des abonnés au camping qui venaient des contrées de France les plus éloignées du Midi méditerranéen. Pauline Audibert avait toujours l'œil sur l'activité des uns et des autres. Si le fonctionnement du camping lui apportait beaucoup de satisfaction, elle estimait que les cultures, l'entretien de la propriété en général souffraient d'un laisser-aller évident. La vie de la basse-cour qui l'avait passionnée toute sa vie ne la laissait pas indifférente. En somme, rien ne lui échappait des ressources possibles et elle prodiguait toujours ses conseils à sa fille, son beau-fils et son petit-fils qui allait sur ses trente ans. Depuis la mort de son père, c'était elle qui avait assuré presque sans partage la gestion du bien des Audibert pendant cinquante ans.
Dans les années 1968, sa santé subit des atteintes sérieuses par la menace répétée de malaises cardiaques. Le 1er novembre 1969, elle s'éteignit, comme ses frères, dans la maison où elle était née. Elle était âgée de 85 ans.
Sa perte fut douloureusement ressentie par son entourage car elle se rendit bien utile jusqu'à l'extrême limite de ses forces.
Comme toujours, après chaque malheur, la vie reprit le dessus à la ferme des Audibert et Élise, la digne descendante de cette famille vénérable, sentit brusquement le poids des responsabilités familiales. Héritière unique de toute la propriété, reconstituée depuis la disparition de ses oncles, c'est elle qui imposerait sans aucun doute ses vues dans les projets d'avenir auxquels ni Victor son mari, ni son fils ne feraient sûrement d'obstacles.
Pauline disparue, le cercle de famille de nouveau réduit, il fallut faire face aux difficultés croissantes de l'exploitation. Quelques années passèrent et les mauvais coups du sort allaient de nouveau s'abattre sur les descendants des Audibert. Après une courte maladie Victor Raybaud s'éteignit le 22 mai 1973.
Il fallut beaucoup de courage à Élise et à son fils pour supporter la cruauté de cette nouvelle épreuve. Les activités de la ferme se réduisirent. Il n'était plus possible d'assurer correctement l'exploitation des terres et le fonctionnement du camping.
En 1974, Élise décida la vente de la pinède à une société immobilière. Ce ne fut pas sans un serrement de cœur qu'elle vit le domaine des Audibert amputé de 22.000 m2.
Cette surface boisée, peu accidentée, à proximité de la mer, se prêtait magnifiquement à l'établissement d'une maison de repos pour convalescents appelée Le Golfe. Cette structure sociale, réalisée par tranches successives, représente aujourd'hui une capacité d'accueil de 150 personnes.
Tout récemment, Élise a vendu 1600 m2 de terres incultes où d'importants immeubles ont été édifiés à la limite Sud de la propriété qui se trouve finalement réduite de moitié par rapport à l'origine. Mais les meilleures terres, les plus généreuses, sont toujours prêtes à donner de belles récoltes.
Profondément attachée aux biens de ses ancêtres, Élise n'a pas voulu faire comme la plupart des cultivateurs des environs. Tous ceux que nous citions précédemment ont abandonné la terre : les Garron, les Roux, les Ristorto, les Tosello, etc... ont disparu en tant que représentants de la classe paysanne.
Espérons que les descendants des Audibert sauront tirer parti avantageusement de leurs terres nourricières malgré les difficultés qui assaillent le monde agricole d'aujourd'hui.
Arrêtons ici la longue et sinueuse histoire de la famille Audibert du quartier Mar-Vivo - Les Plaines que nous avons racontée dans ses grandes lignes.
Une histoire apparemment banale qui ressemble à celle d'autres familles paysannes de notre terroir seynois et qui a essayé de faire revivre des personnages attachants replacés dans leur époque avec tous les aspects de leurs activités, de leurs difficultés quotidiennes, de leurs joies simples, de leurs peines cruelles, de leur courage face à l'adversité sans oublier leurs hautes qualités de sincérité, d'honnêteté, de serviabilité qui leur firent une réputation sans tache et les désignèrent à l'estime de tous dans leur quartier.
Cette histoire est forcément incomplète parce qu'en remontant le cours des générations, la documentation est rare et difficilement déchiffrable. Il a été possible de l'étendre tout de même sur six d'entre elles.
Le patronyme Audibert a disparu, mais l'histoire de cette famille n'est pas terminée, les descendants portant maintenant le nom de Raybaud.
Henri Raybaud, fils d'Élise, arrière petit-fils d'Abdon Audibert a fondé son propre foyer sur la vieille terre de ses ancêtres - une superbe maison d'habitation de style moderne est sortie de terre aux confins Sud-Ouest de la propriété, et dont la silhouette contraste singulièrement avec la vieille ferme toujours habitée par Élise devenue la doyenne de la famille, entourée par des locataires maghrébins qui lui sont tout dévoués depuis plusieurs années.
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En 1976, de l'union d'Henri Raybaud avec Josette Justinien, une courageuse paysanne revendeuse, l'une des plus populaires de notre cours Louis Blanc, est né un héritier nommé Pascal. Mais n'anticipons pas ! Pour l'instant, Élise est toujours là, solide malgré ses quatre-vingts ans passés. Elle restera dans la maison ancestrale jusqu'à son dernier souffle ; c'est l'un de ses vœux les plus chers.
Quand je me retrouve au pied du grand pin gigantesque dont les branches murmurent depuis deux siècles sous l'effet du mistral, devant la remise où piaffait le brave Cadet, sur le terre-plein de la terrasse bordé par la murette où se prolongeaient souvent les discussions tardives à la belle saison, il me semble encore les voir rentrer de leurs rudes journées de labeur, ces anciens, leur veste pendue à une épaule. Je crois les entendre s'exprimer dans notre belle langue provençale. On dirait qu'ils se sont absentés momentanément et qu'ils vont bientôt ressurgir leurs outils primitifs à la main tant leur souvenir émouvant est présent en ces lieux !
Chers anciens ! Vous avez donné autour de vous l'exemple salutaire des principes dont vous étiez cuirassés : le travail bien fait, l'économie, la probité, le courage dans l'effort quotidien et les dures épreuves de la vie.
Vous nous avez dispensé des préceptes bienfaisants dont notre génération est toujours imprégnée.
De tout cela, soyez ici remerciés.
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© Jean-Claude Autran 2023