La Seyne_sur-Mer (Var)   Histoire de La Seyne_sur-Mer (Var)
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du Tome VI
Marius AUTRAN
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Images de la vie seynoise d'antan - Tome VI (1997)
L'Isthme des Sablettes au fil du temps
 Première époque :
Stagnation jusqu'à la fin du XIXe siècle
(Texte intégral du chapitre)
 

L'isthme des Sablettes : un lieu chargé d'histoire et d'agressions incessantes

Les Seynois de souche, et aussi les autres, doivent savoir que cette infime portion de notre terroir est un lieu chargé d'histoire qui se construisit entre 1620 et 1657 ; donc à une époque relativement récente comparativement à la presqu'île de Sicié, berceau de notre communauté qui a fait l'objet de longs développements dans le tome I de notre ouvrage.

Il est certain que Sicié a connu la durée de plusieurs ères géologiques en partant des débuts de l'ère primaire pour prendre forme après les affaissements du tertiaire et la formation de la grande cuvette de la Mare nostrum en laissant de grands témoins : la Corse, la Sardaigne, la Sicile, les Baléares et aussi le long de nos côtes provençales des îles, des îlots à proximité du littoral profondément découpé où se succèdent les anses, les rades, les golfes, les caps, les plages, offrant toujours aux humains des spectacles merveilleux...

Des îles, des îlots, vestiges d'un immense continent qui avaient déjà attiré l'attention du monde scientifique de la plus haute Antiquité.

Pline l'ancien, le Romain, les grecs Strabon et Ptolémée, au tout début de notre ère, connurent les îles de la côte provençale qu'ils appelèrent Stoechades (nom qui tire son origine du grec stoïchas signifiant : aligné). Ces îles, ils les situaient sur le même parallèle que le « promontoire cithariste », c'est-à-dire Sicié. Ils les divisaient en grandes Stoechades (Port-Cros, Porquerolles, Ile du Levant ou du Titan) et en petites Stoechades : Pomègue, Ratonneau et If.

Ils ne faisaient pas état des îles des Embiez ni de celles de Sépet et de Giens, pas davantage des Freirets dont les pêcheurs savent bien distinguer le cordon rocheux sous-marin qui les relie au continent et qu'ils appellent la chaînette.

Deux millénaires ont passé depuis les observations de ces premiers savants de l'Antiquité grecque et romaine. Des criques se sont approfondies, des baies ont été comblées par des apports de matériaux poussés par les courants marins. La mer a détruit de-ci, de là, construit ailleurs. Les éléments naturels : les vents, la pluie, le gel, ont contribué, certes avec lenteur, à la transfiguration des rivages et des paysages.

C'est ainsi que les phénomènes d'alluvionnement, de sédimentation et de colmatage ont amené sur nos côtes provençales le rattachement de l'île de Giens au continent et l'apparition d'une curieuse presqu'île avec formation d'un tombolo (double cordon littoral), ce qui n'a pas été le cas pour l'isthme des Sablettes dont nous allons maintenant commencer l'histoire en observant au passage que les géologues de l'heure présente s'intéressent à juste titre au rattachement des îles des Embiez au continent qu'il n'est pas interdit d'envisager.

Qui peut prévoir des mouvements de l'écorce terrestre, des variations de courants marins susceptibles de favoriser des colmatages entre la grande île de la Tour fondue et ses satellites : le grand et le petit Rouveau, le grand et le petit Gaou ?

Il en résulterait sans doute de magnifiques plans d'eau pour le Brusc et Sanary.

Phénomène semblable avec l'isthme des Sablettes qui fit un jour barrage aux assauts furieux de la haute mer et créa ainsi la magnifique baie du Lazaret devenue plus tard la baie de Tamaris.

Cet historique de l'isthme des Sablettes, il fallait obligatoirement le commencer par les problèmes géologiques pour bien comprendre à travers les métamorphoses du temps, le phénomène de rattachement des îles de Sépet entre elles puis celui de la grande île de Sépet (devenue Saint-Mandrier) au continent.

Les croquis ci-joints montrent d'une part la forme approximative des trois îles primitives délimitées par des pointillés et d'autre part la grande île de Sépet et le passage qui la séparait de la presqu'île de Sicié.

" Isle de Sépet " en 1625

Presqu'île de Saint-Mandrier issue de la grande île de Sépet,
issue des îles délimitées par les pointillés

Sans doute, faut-il remonter au moins au néolithique pour expliquer les transformations physiques des rivages rocheux. Mais il fallut seulement deux siècles avant d'assister à l'émergence des matériaux sableux et vaseux pour donner une langue de terre perceptible seulement à marée basse, laquelle ne fut guère utilisée qu'un siècle plus tard avec profit par nos ancêtres.

Je peux en parler avec précision parce que, dans mon enfance, l'isthme n'était pas encore stabilisé.

Il faut rappeler qu'au Moyen Age existait, à Tamaris, une tour de garde encore visible dans le domaine de la chapelle Saint-Louis, à proximité du Collège L'Herminier, édifice habité alors par un guetteur chargé de contrôler le passage des tartanes, gabarres et autres navires de transport qui longeaient les rivages du Cap Sicié, de Fabrégas, de la Verne et entraient directement dans la rade de Toulon pour gagner aussi le petit port de La Sagno - ce petit port qui prit plus tard le nom de Bourradet ou Lou Radet, appellations traduites du provençal : le haut de la rade et aussi la petite rade.

Dans le récit sur Sicié (voir Tome I) paru en 1987 j'avais évoqué le passage des navigateurs grecs de l'Antiquité qui s'en allèrent fonder le port de Massalia (Marseille) en l'an 600 avant notre ère et Six-Fours (an 500).

Également, il avait été question des conquérants romains venus plus tard et qui avaient acquis rapidement une connaissance parfaite des rivages provençaux. Ces derniers avaient établi une aire de réparation au Creux Saint-Georges (Saint-Mandrier) exceptionnellement abritée de tous les vents.

Quand ils étaient de passage dans les eaux de Telo Martius (Toulon), ils savaient bien trouver dans la rade même, les murex et le corail dont ils tiraient la pourpre nécessaire à la teinture de leurs manteaux guerriers.

Avant de doubler la presqu'île du Cap Sicié, appelée promontoire cithariste par les Grecs (en raison de sa forme évocatrice d'un instrument à corde appelé cithare), ils longeaient prudemment les côtes du continent abritées du mistral, et de Toulon à Sicié ils franchissaient un détroit large d'au moins un kilomètre à l'époque.

Les preuves de leurs passages ont été concrétisées par les découvertes des plongeurs sous-marins.

Le J.K.C. (Jonquet-Kayak-Club) n'a-t-il pas identifié une épave antique tout près du Marégau, découvert des amphores dans la baie des Sablettes ?

Il est certain que les navigateurs ou explorateurs de ces temps reculés ne connurent pas les isthmes de Giens et des Sablettes et les rameurs enchaînés à leurs bancs de forçats n'auraient certainement pas souhaité contourner des caps et des presqu'îles.

Si les embarcations de l'époque au faible tirant d'eau longeaient les rivages depuis le Cap Sicié c'est que, de toute évidence, l'isthme baptisé tout naturellement des Sablettes, n'existait pas.

Les années passant, les navires éprouvaient des difficultés à franchir le passage.

L'envasement gagnait toute la côte depuis les Sablettes jusqu'aux Mouissèques en passant par Tamaris, le Manteau et Balaguier.

De plus, les progrès de la construction navale s'affirmant d'année en année offraient au négoce maritime des bateaux de tonnage croissant.

Pour entrer dans la rade toulonnaise par Sicié il aurait fallu creuser un chenal profond et entretenir les rivages où poussaient vigoureusement les siagnes, les roseaux, les joncs et les massettes.

Et cette végétation aquatique sauvage, on la trouvait autour de la rade de Telo Martius.

Le port de La Sagno lui-même nécessita un siècle de luttes de nos ancêtres pour étouffer les marécages, creuser et déblayer avec des moyens de fortune pour faire flotter des navires.

Cette végétation sauvage faisait tout de même le bonheur des braconniers de la mer dont nous parlerons à propos du Crotton.

Elle rendit même de grands services à certains Seynois qui trouvaient bien commode d'y déverser presque chaque jour au moyen de charretons à bras, les entrailles des bêtes de boucherie, en provenance du premier abattoir de notre cité appelé L'égorgerie qui se situait sur l'emplacement du jardin d'agrément Anatole France face à la poste actuelle. Les poissons et les oiseaux de mer pouvaient satisfaire leur appétit. Cela nous paraît aujourd'hui à peine croyable et c'était pourtant vrai !

À ce chenal côtier qui aurait permis l'accès facile de la rade de Toulon, les administrateurs y pensaient bien, mais hélas ! les autorités de l'époque, qu'elles fussent militaires ou civiles, étaient loin de posséder les moyens matériels et financiers pour accomplir une telle réalisation. Alors la ligne de navigation côtière dut être abandonnée et lentement les apports de sable du large oriental et les alluvions qui s'accumulaient au fond de la rade toulonnaise se rejoignirent et l'on put vers le milieu du XVIIe siècle accéder à la grande Isle de Sépet à pied aux heures de marée basse. Le travail de la nature fut complété par celui des hommes, ceux de la communauté seynoise d'abord intéressés au plus haut point par l'exploitation des richesses nouvelles de l'île de Sépet : rivages poissonneux, forêt giboyeuse peuplée par les oiseaux migrateurs exténués par la traversée de la Méditerranée, terres fertiles cultivées seulement par des religieux, des Ermites sans doute, cela depuis le XIe siècle.

Ces richesses nouvelles allaient s'ajouter à celles de la presqu'île de Sicié.

De la cinquantaine de quartiers qui composent le terroir seynois d'aujourd'hui, celui des Sablettes avec son isthme, célèbre à plus d'un titre est probablement le plus chargé d'histoire bien que ses origines, comme nous l'avons dit remontent à peine au milieu du XVIIe siècle.

Cette langue de terre qui deviendra le cordon ombilical d'une agglomération de pêcheurs, puis de plaisanciers de la mer et surtout une base militaire redoutable, a été le témoin de tant d'événements heureux et aussi dramatiques qu'il m'a paru nécessaire de lui consacrer une relation spéciale dans ce tome VI des Images de la vie seynoise d'antan.

Pour ce faire, quelques documents écrits des siècles passés ont pu être utilisés avec profit.

Plus près de nous ce furent aussi les témoignages verbaux de nos anciens des XIXe et XXe siècles. Les souvenirs des plus vieux habitants de Saint-Mandrier et de Saint-Elme qui ont permis de conter les temps les plus forts de ce bref historique.

Mais il nous faut nécessairement revenir en arrière avant d'entrer dans le vif du sujet à traiter. Il est indispensable d'évoquer même brièvement ce que fut la présence humaine dans les îles de Sépet (et il y en eut trois !) dont la soudure donna un jour la grande Isle de Sépet qui devint Cepet, nom dérivé de caput = cap (caput santi trophimi).

Il n'est pas possible de parler de l'isthme des Sablettes sans faire référence à des documents comme en offre le précieux cartulaire de Saint-Victor-les-Marseille dont notre communauté seynoise dépendait depuis le Moyen Age, époque dont l'histoire est toujours difficile à explorer.

On sait tout de même qu'un vicomte de Marseille, Fulco fit une donation de terrains à des moines de Sépet en 1038, un domaine appelé Braceria de Georg (Creux Saint-Georges).

L'île de Sépet est mentionnée par l'Abbé Worms dans ses relations de voyages.

Il en est question dans une convention de 1101 passée entre les moines de l'abbaye de Saint-Victor et les consuls de Tholon.

La Reine Jeanne la cite dans une donation de 1461.

Charles IX en parle en 1572 dans son désir de créer une structure d'accueil en faveur des marins blessés ou malades.

Ajoutons qu'un arrêt du Parlement d'Aix, en 1622 enjoint à la ville de Tholon d'établir un Lazaret dans l'île de Sépet pour mieux assurer l'isolement des pestiférés potentiels venus du Moyen-Orient ou d'ailleurs (Lazaret vient du latin lazarus qui signifiait ladre ou lépreux).

Tous ces documents parlent de l'île de Sépet jusqu'à la fin du XVIe siècle, mais aucun ne fait allusion à la formation de l'isthme dont la véritable histoire ne commença qu'au début du XVIIe siècle.

Pendant longtemps, les quelques religieux de Sépet vécurent en autarcie, loin des premiers habitants du terroir provençal. Leur mode de vie allait être profondément modifié au moment de l'érection de La Seyne en commune. Les édiles de l'époque devaient impérativement aménager une voie de communication praticable pour les piétons et les véhicules de l'époque : chars à banc, chariots de transport lourds. Le tracé du chemin reliant les Sablettes à Saint-Mandrier en passant par les hauteurs du Lazaret leur causa beaucoup de soucis. Nous reviendrons sur ces problèmes de voirie en insistant surtout sur l'aménagement de l'isthme proprement dit c'est-à-dire quelque trois cents mètres de terre de terrains mouvants que nos ancêtres réussirent à stabiliser par des apports de matériaux, par des plantations de Tamaris face au rivage oriental et des fixations de joncs et autres plantes de marécages sur la face opposée.

Pourquoi des tamaris, direz-vous ? Parce que cet arbuste originaire d'Orient, aux branches basses garnies de petites feuilles, aux racines abondantes parfaitement adaptées à une forte salinité des sols, pouvait faire un barrage efficace au sable venu du large et renforcer le remblai de l'isthme en formation. Ces tamaris ont eu eux aussi une longue histoire sur laquelle nous reviendrons plus loin.

L'isthme des Sablettes au début de notre siècle :
plantations de tamaris (à droite) et joncs (à gauche)

On imagine avec peine la rétrospective des lieux et des événements en ce milieu du XVIIe siècle où La Seyne devenue indépendante vit s'accroître sa superficie de 550 hectares par la réunion de l'île de Sépet au continent, espace considérable qu'il lui fallut gérer dans des conditions très difficiles alors que se posaient déjà les problèmes sanitaires avec le Lazaret d'abord, l'hôpital de la Marine ensuite, alors que le petit port du Creux Saint-Georges connut un développement fulgurant.

La population de la presqu'île qui s'élevait à 208 habitants en 1790 passa à près d'un millier à la fin du siècle dernier.

En 1669, Louis XIV et son ministre Colbert fondèrent l'Hôpital maritime sur la presqu'île à peine accessible depuis 1657. Dix ans plus tard, le Maréchal Vauban parlait des batteries de la Vieille (sans doute voulait-on dire la Veille), de Saint-George, de la Croix des Signaux, de la Carraque.

L'administration maritime allait s'intéresser de plus en plus aux structures militaires de la presqu'île et depuis ce temps-là les acquisitions de terrain se multiplièrent pour atteindre aujourd'hui les 350 hectares, presque les deux tiers de la surface primitive.

Ajoutons que le 7 juin 1790, le prieuré de Saint-Mandrier fut mis sous séquestre et acquis par la Marine. Si nous faisons état des structures civiles et militaires, de leur développement rapide, c'est pour mieux expliquer l'utilisation de l'isthme des Sablettes qui voyait s'intensifier le trafic de véhicules de plus en plus lourds.

Les historiens locaux et régionaux s'accordent pour affirmer que la date de 1657 est bien celle où les premières activités humaines se manifestèrent sur l'isthme qui porta naturellement le nom des Sablettes dès lors que la première dune de sable fin s'étirant sur un kilomètre s'épaississait sous l'action des courants marins et des vents venus du large, parfois avec violence.

Entre 1657 et 1857, les archives locales ne nous apportent que des renseignements fragmentaires relatifs à l'utilisation de l'isthme. Pendant deux siècles, la voirie sera entretenue sommairement par des corvées imposées aux citoyens et il faudra attendre l'an 1750 pour que soit envisagée, sous l'ancien régime, une administration dénommée Ponts et Chaussées qui connaîtra bien des vicissitudes avant de prendre une forme stable vers la fin du XIXe siècle. Alors c'était un spectacle courant que de voir les chariots, les coches appelés aussi omnibus, les tombereaux s'embourber, d'entendre les vociférations des cochers fouettant impitoyablement leurs chevaux.

Certes, on empierrait des sols conquis sur des alluvions qui demeurèrent mouvants fort longtemps. Et pourtant, pendant des décennies d'incurie administrative, les pouvoirs publics auraient dû comprendre la nécessité de porter une attention rigoureuse à l'entretien de la voirie. Il fallait absolument réaliser une route capable de vivifier la presqu'île de Saint-Mandrier et tout l'environnement de l'isthme : les Sablettes, le Crotton, Saint-Elme, le Pin Rolland.

Au fil des années, la presqu'île se hérissait de forts et de batteries chargés d'assurer une meilleure défense des côtes varoises et surtout celles de Toulon, premier port militaire de France.

Donnons ici quelques dates marquantes de l'organisation de la défense côtière qui nécessita à travers les siècles l'utilisation de l'isthme des Sablettes.

La première batterie de canons fut érigée au Marégau en 1695. Sur une carte de Milet de Monville parue en 1769, figurent des retranchements barrant la presqu'île de Saint-Mandrier à hauteur de la plage des Sablettes.

En 1847, apparut le fort de Saint-Elme. De la même époque date celui de la Croix des Signaux.

Ce fut surtout à partir de 1861 que les petites batteries hérissèrent la presqu'île de Saint-Mandrier, ouvrages appelés la Caraque, la Coudoulière, le Puy, le Lazaret, la Piastre, lesquels furent surpassés en puissance par les grosses batteries de Cépet aux tourelles doubles de 340 mm mises en place entre 1925 et 1930. Les activités de ces structures militaires eurent forcément pour effet d'accroître la circulation des véhicules à laquelle s'ajoutait le transport des marchandises et des voyageurs, intensifié par le peuplement rapide du hameau de Saint-Mandrier, indépendamment des transports maritimes et des liaisons avec Toulon, surtout depuis la création sur la presqu'île de l'hôpital maritime mentionnée plus haut.

Autre fait notable qui apporta un surcroît d'activités dans le prolongement de l'isthme, ce fut l'acquisition d'un immense domaine par un négociant tonnelier qui répondait au nom de Jean-Baptiste Rolland, propriété s'étendant depuis Saint-Elme et les Sablettes jusqu'au fond de la baie du Lazaret, englobant toute la colline boisée appelée Vert-bois, adossée au fort du Gros baou.

À l'Est, le domaine était limité par une ligne vestige du marégau qui isolait dans les temps reculés la plus petite des îles de Sépet, la plus proche de Saint-Elme.

Ce nom de marégau appelle quelques explications : il désigna autrefois une île ; aujourd'hui c'est la pointe rocheuse orientée vers le Sud quand on dépasse le port de Saint-Elme. Entre l'île de Marégau et sa voisine existait un passage étroit et dangereux que l'on baptisa marigaou, nom provençal signifiant mal gaou ou mauvais gaou, soit mauvais passage. Ce bras de mer fut sans doute navigable autrefois et permettait le passage de la haute mer vers la baie du Lazaret. Les siècles passant l'accumulation des galets l'obstrua du côté Sud et la vase fit de même du côté Nord.

Les géologues sont unanimes pour expliquer ces phénomènes de la nature en ces lieux. Pour être plus complet, voici une définition approchante que nous donnent les dictionnaires français dans une orthographe un peu différente.

Dans les pays tropicaux, on appelle marigot le bras mort d'un fleuve, d'une rivière ou d'une mare d'eau stagnante. Refermons la parenthèse du marégau sans oublier qu'il existe le gaou du Brusc qui n'est autre que le passage qui sépare la première île des Embiez du continent.

 

Le Pin Rolland

Revenons à l'acquisition de Jean-Baptiste Rolland qui sut exploiter admirablement son immense domaine. À l'habitation existante de 1804, il ajouta une aile d'égale importance. Les terrains furent plantés en vignes, arbres fruitiers, légumes de toutes sortes, oliviers...

On y trouvait aussi des mûriers car en ces temps-là l'élevage des vers à soie était très prospère.

Les cocons ne connaissaient pas encore la concurrence de la soie artificielle.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles on planta beaucoup de mûriers dans les domaines de la Chaulane et (quartier Berthe) de la Rouve (domaine qui appartint à M. Caire qui précéda Michel Pacha).

Monsieur Rolland ne négligeait pas l'élevage des volailles et des moutons et même des vaches. Il avait aussi construit une briqueterie dont les produits s'écoulaient sur La Seyne et Toulon. Toutes les denrées comestibles se vendaient sur la presqu'île, mais le développement des transports permit de l'écouler bien au-delà de l'isthme. Déjà au siècle dernier, les vins de Saint-Mandrier en provenance du Pin Rolland avaient acquis un grand prestige.

Et voilà qui nous conduit à une autre explication. Pourquoi le domaine que nous venons de décrire sommairement, pourquoi le quartier où il se situait portèrent-ils le nom de Pin Rolland ?

Tout simplement parce que devant la maison d'origine existait dès l'entrée un pin énorme qui atteignit 175 ans d'âge, si haut que la Marine le prenait quelquefois pour repère, nommé aussi amer par les navigateurs.

Il était visible de fort loin pour des bateaux croisant au large de la presqu'île.

Les cartes de la marine nationale en faisaient mention. En 1820, un orage d'une rare violence le foudroya et ce fut bien regrettable. [Selon Y. Meschi (Toulon et nul soleil ailleurs, 1994), le pin Rolland était un pin pignon qui mesurait 8 m de circonférence à la base, avec un chapeau de 50 m de circonférence, et c'est en 1845 qu'il fut déruit par la foudre] (JCA).

Un autre pin de la même espèce fut planté à proximité et chose curieuse, ce petit végétal, profitant sans doute des mêmes éléments de la terre généreuse, devint aussi grand que son frère disparu. Il est encore visible aujourd'hui ce pin, mais hélas ! à son tour les intempéries lui ont fait subir de sérieuses dégradations.

Depuis que l'agglomération de Saint-Mandrier est devenue indépendante en 1950, ses édiles ont décidé d'appeler ce quartier desservi par l'isthme des Sablettes : quartier Pin Rolland - Marégau, sans doute l'un des plus beaux des communautés seynoise et mandréenne.

 

À l'autre bout de l'isthme

Avant que l'isthme ne soit utilisable pour la circulation des premiers véhicules, le quartier des Sablettes baigné par la mer sans interruption de Mar Vivo jusqu'à Tamaris était occupé seulement par quelques familles paysannes qui entretenaient des cultures de vignes, d'arbres fruitiers, d'oliviers, de primeurs, de céréales pour la nourriture des bêtes de trait et des volailles.

Les rares habitations plutôt inconfortables se distinguaient par des façades lugubres peintes au goudron (on disait aussi le quitran) du côté Est d'où venaient généralement les pluies.

Le logement ouvert vers le midi occupait le milieu de la construction avec une cuisine immense au rez-de-chaussée, des chambres à l'étage. On ignorait les sanitaires à l'intérieur. Mais à quelques mètres dans le jardin existait un édicule qu'on appelait lieu d'aisance, ou encore chalet de commodité, ou encore chalet de nécessité, au pied duquel une excavation rectangulaire recueillait les déjections malodorantes dont les infiltrations dans le sol rejoignait les eaux du puits voisin. C'était ainsi ! Et on ignora longtemps la cause des fièvres typhoïdes.

L'appartement était flanqué de dépendances, d'une remise surmontée d'un grenier, où s'entassaient le foin, la paille et provisions d'hiver ; à l'opposé on trouvait le cellier occupé de tonneaux, de cornues, des outils primitifs.

Entre le vieux chemin des Sablettes et Tamaris ne s'étendaient que des terrains de cultures, limités toutefois à l'approche de la mer par des marécages que les douaniers seuls pouvaient longer à marée basse seulement. Personne ne pensait alors à l'urbanisation de ces quartiers. Et pourtant !

Une première structure à caractère collectif naquit en 1702.

 

1702, le lavoir du Crotton

De tout temps, nos anciens ont cherché à utiliser l'eau courante pour ériger des lavoirs publics. À La Seyne, les cours d'eau n'existent guère. Le Gros Vallat du Pont de Fabre et le ruisseau de l'Oïde de Fabrégas ne coulent qu'en périodes de pluies continuelles et abondantes, phénomènes plutôt rares sur notre terre de Sicié.

Néanmoins, les édiles du temps passé surent admirablement tirer parti des ressources offertes par les résurgences des nappes phréatiques qui s'étendent depuis Sanary jusqu'à Tamaris. Pensons à la Font-de-Fillol, aux Moulières, au Crotton dont les sources furent jugées suffisantes pour alimenter des lavoirs de faible profondeur.

De celui des Moulières nous avons parlé longuement dans le tome I de notre ouvrage. Ici, il va s'agir du Crotton, quartier qui s'étend depuis Tamaris jusqu'aux Sablettes où nos ancêtres avaient découvert une source d'une pureté absolue qu'on doit situer approximativement, à quelque cent mètres à l'Est de l'actuelle maternelle Léo Lagrange.

À ce lavoir, construit par le maître maçon Antoine Deprat au début du XVIIIe siècle, plus précisément par un acte du 5 janvier 1702, reçu par Maître Duval, notaire à La Seyne, on pouvait seulement y accéder par l'ancien chemin dit de la pièce de toile en provenance du Pont de Fabre, orienté ensuite vers Tamaris jusqu'au niveau du domaine de Saint-Louis qu'il évitait par un virage à angle droit et vous emmenait en quelques minutes sur les Sablettes et donc au Crotton.

Les lavandières n'auraient pas pu y accéder par la mer à ce lavoir, l'espace compris entre les Sablettes et Tamaris était alors le domaine des marécages où poussaient dru, les siagnes, les roseaux et les massettes.

Pourquoi donc avait-on appelé ce chemin d'accès au lavoir, chemin de la pièce de toile ? Peu de Seynois savent que la belle avenue reliant Les Sablettes à l'Évescat et desservant à son extrémité le Collège L'Herminier n'était autrefois qu'un chemin raboteux surnommé ainsi pièce de toile, expression relative à la chasse. La toile désignait un long filet que l'on tendait en bordure du chemin pour attraper des oiseaux vivants et particulièrement des migrateurs comme les cailles à qui les déplacements nocturnes au ras du sol étaient généralement funestes.

Revenons à notre premier lavoir, creusé à faible profondeur, cimenté et dallé sur tout le pourtour rectangulaire. Ce lavoir n'était pas couvert et la maçonnerie dépassant le niveau du sol de quelque trente centimètres à peine, recevait quelques ménagères venues parfois de très loin pour avoir le plaisir, même s'il fallait travailler à genoux, de laver dans une eau courante et pure dont le linge ressortait d'une blancheur impeccable.

Comme les lavandières des moulières, elles usaient avec fracas de la brosse à chiendent et du battoir et il leur fallait parfois hausser le ton pour rembarrer les militaires de Balaguier et les douaniers des Sablettes venus les lutiner à leur passage.

Ce lavoir aujourd'hui disparu rendit des services appréciables aux ménagères des Sablettes, de Saint-Elme, de Tamaris. Quand au début de notre siècle les lavoirs couverts furent construits sur l'isthme même, le petit lavoir du Crotton fut quasiment abandonné et pourtant il nous a laissé des souvenirs attachants.

Il n'était pas rare de voir des mamans et des mémés sur ce même chemin, de la pièce de toile poussant des voitures d'enfant chargées du linge à laver, des brosses, du battoir et des pièces du savon de Marseille ; entourées de leurs garçonnets et fillettes en congé du jeudi, heureux de se défouler dans les campagnes et au bord de la mer.

Ils emportaient dans des paniers un casse-croûte composé de quelques rogatons de la veille, complétés par des morceaux de fromage et une tablette de chocolat Menier. On avait surtout pas oublié le pain, un gros pain car en ce temps-là il demeurait la nourriture essentielle.

À proximité du lavoir, avait été édifiée dans le dernier quart du siècle dernier, une habitation majestueuse pour l'époque, peut-être quelque peu prétentieuse avec ses trois étages, ses larges baies ouvertes vers le Lazaret, sa terrasse immense entourée de colonnes, accessible par un grand escalier central.

Elle avait été conçue par Monsieur Noël Verlaque, ancien ingénieur des Chantiers, devenu directeur, à qui succéda Monsieur Lagane en 1872.

Le quartier du Crotton en 1861

 

Le Château Verlaque

Cette demeure luxueuse fut appelée par les Seynois : le Château Verlaque. Son propriétaire avait choisi d'y vivre sa retraite paisiblement dans un quartier à peine peuplé de rares habitations de campagnes et de quelques cabanes de pêcheurs.

Autour de la maison, d'immenses espaces marécageux où grouillait une faune aquatique qui faisait le bonheur de M. Verlaque grand amateur du gibier d'eau qu'il tirait de ses postes de chasse bien dissimulés. Un beau chien d'arrêt remarquablement dressé se chargeait de rapporter les victimes : bécassines, foulques, canards, sarcelles et autres variétés d'échassiers et de palmipèdes. Comme les chasses étaient très fructueuses en ce temps-là, M. Verlaque invitait ses amis à de joyeux festins gastronomiques.

Ce Crotton dont nous allons parler longuement s'étendait sur plusieurs hectares entre Les Sablettes et Tamaris. Il fut un obstacle important à l'urbanisation des quartiers environnants.

Les Seynois savent généralement que le Crotton désigne le quartier situé sur la bordure occidentale de la Baie du Lazaret, un quartier qui lui aussi a sa propre histoire, fort longue, contée dans le tome III des Images de la vie seynoise d'antan.

Les exégètes de l'histoire locale trouvèrent sa trace dans les actes notariés de 1520 où il était précisé que l'abbaye de Saint-Victor-les-Marseille vendit à la communauté de Six-Fours une terre gaste (c'est-à-dire inculte, stérile) dénommée Le Palun (marais) située au terroir dudit Six-Fours, une terre vulgairement appelée Lou Crotton.

Précisons qu'au début du XVIIe siècle, la commune de La Seyne n'existait pas encore en tant qu'entité administrative. Quelques hameaux embryonnaires allaient se souder progressivement pour devenir un quartier que les Six-Fournais appelaient La Sagno mais avant l'acte officiel de 1657 qui consacra leur indépendance, les Seynois demeuraient sous l'autorité draconienne des Seigneurs-Abbés six-fournais perchés sur l'Acropole, devenu ouvrage militaire en 1875.

La carte de l'actuel guide touristique mentionne entre les Sablettes et Tamaris le nom de Croûton pour désigner le quartier qui nous préoccupe.

Cette orthographe est donc bien différente de celle du XVIe siècle.

Sur des cartes plus anciennes figure parfois le nom de Croton. Alors tout naturellement il faut se poser des questions. Quelle est la bonne orthographe ? Et que désigne concrètement le mot ?

Le croton (avec un seul t) désigne un végétal d'origine égyptienne apparenté au ricin dont les graines renferment une huile toxique.

Les botanistes locaux ou régionaux n'ont jamais attiré notre attention sur cette plante et particulièrement en ces lieux. Certains de nos anciens affirmaient qu'au moment des marées basses, la surface des marécages se desséchait et formait une croûte, d'où le nom de croûton, raisonnement pour le moins spécieux car l'eau des sources abondantes maintenait une humidité constante.

Autre interprétation qui est probablement la bonne nous est donnée par Jean Denans, notaire et viguier de La Seyne, qui écrivit un manuscrit d'histoire locale en 1713. Il y mentionne l'existence dans le quartier qui nous intéresse de pierres perforées par cette variété de mollusques appelée pholades ou dattes de mer. Les nombreuses cavités, ayant la forme de crottes apparaissaient dans la transparence des eaux avec leur teinte brune. Ces roches à coquillages lithophages ont disparu depuis longtemps sous les comblements, mais il y a peu de temps, on pouvait encore en déceler quelques échantillons au pied du Fort de Balaguier.

Ce quartier du Crotton étendu sur plusieurs dizaines d'hectares depuis les Sablettes jusqu'à l'Évescat était occupé par des marécages depuis des temps immémoriaux et nos anciens luttèrent pendant plus d'un siècle avant d'en occuper quelques parcelles et de réaliser surtout la route du littoral qui devait désenclaver les quartiers desservis par l'isthme.

Au début de notre siècle, en 1906 précisément, nous apprend une délibération municipale, il fallut procéder à des comblements à la base de l'isthme pour stopper la résurgence des végétaux.

Ceci fera mieux comprendre au lecteur que l'histoire de l'isthme n'était pas incompatible avec celle du Crotton que nous allons compléter maintenant en parlant de ceux de nos concitoyens amoureux des marécages. Et oui ! Pendant que les administrateurs, les urbanistes envisageaient de grands projets sur les marécages hostiles, il y avait des citoyens qui appréciaient les visages sauvages de la nature. Des poètes, des naturalistes, se faufilaient parfois par les drailles, entre les roseaux et les massettes géantes, pour écouter, observer, surprendre quelques aspects de la vie aquatique du Crotton. Sous l'eau stagnante, comme à la surface c'était l'immobilité absolue. Et pourtant, dans ce milieu silencieux des insectes carnivores, invisibles, admirablement dissimulés sous les feuillages, attendaient leurs proies minuscules. Seules les grenouilles au goitre battant rompaient le silence par leurs brusques détentes et leurs plongeons prodigieux. Des libellules, appelées aussi demoiselles, au long corps mince et souple, aux yeux énormes, aux ailes vibrantes, l'ensemble d'un vert turquoise ravissant, étaient elles aussi à la recherche de quelque proie facile à grignoter.

Les oiseaux aquatiques se tenaient dans la végétation des îlots inaccessibles aux hommes.

Patiemment comme le héron de la fable, ils attendaient les poissons imprudents et les grenouilles délicieuses. Les anguilles grouillant dans les fonds vaseux épiaient l'occasion le soir tombant pour attaquer leurs proies et aussi traverser le chemin des douaniers, se plonger dans l'eau du Lazaret et se gaver des produits de leur chasse nocturne.

Elles rentraient au Crotton dans le petit matin, mais leur vigilance était parfois mise à rude épreuve car il existait une autre catégorie de citoyens appelés braconniers qui se faufilaient entre les roseaux et les siagnes à la tombée de la nuit pour caler des nasses, des palangres, des collets ou autres traquenards. Et les anguilles rentrées de leurs expéditions nocturnes furent souvent victimes de leur gourmandise car les braconniers futés savaient trouver des appâts succulents, pour elles.

Eux aussi étaient parfois victimes de leur témérité, face aux gendarmes et aux douaniers qui les pistaient tout de même avec une certaine indulgence. Chargés de déjouer leurs trafics clandestins, ils exigeaient parfois des braconniers qu'ils rendent libres leurs prises. Ces derniers s'en tiraient bien généralement en offrant de belles pièces au préposé en uniforme et tout le monde était content.

Le temps inexorablement a effacé le paysage, transfiguré les lieux. Le quartier du Crotton est devenu méconnaissable sous la poussée d'une urbanisation à l'esthétique très discutable, avec la prolifération nécessaire de structures administratives et sociales.

De l'ancien quartier du Crotton, il ne reste plus que le nom.

Disparues, les siagnes, les roseaux, les massettes disparues, les anguilles, les macreuses, les bécassines, les canards sauvages !

Ah ! Si les ravageurs des marais, les Raboliot qui vécurent en ces lieux pour y trouver de précieuses ressources, avaient assisté aux bouleversements de la modernité, nul doute qu'ils en auraient éprouvé la plus grande amertume même si on avait voulu les convaincre qu'on n'arrête pas le progrès.

 

Agressions et conflits en tout genre

L'isthme des Sablettes, dont nous contons la longue histoire, a toujours posé aux édiles, aux administrateurs des problèmes épineux dont les solutions ont souvent passé par des conflits douloureux.

Le pouvoir royal, d'avant la Révolution française, fut obligé de prendre des mesures coercitives pour protéger la langue de sable fragile des Sablettes.

Déjà en 1783, interdiction était faite à la population d'enlever du sable sur l'isthme pour empêcher que la mer du large ne communique avec la rade.

Encore faut-il préciser que les autorités concernées avaient toléré la création de trois chenaux étroits permettant des échanges entre les deux milieux sans doute par souci du maintien d'un équilibre biologique.

Ci-contre une photocopie des instructions reçues par le greffe de l'Amirauté de Toulon que nous reproduisons ci-après de manière plus lisible.

« Vu la lettre écrite par Monseigneur le Maréchal de Castries à MM. les Commandants et entendants de la marine de ce port datée de Versailles le 20 juin 1783 qui ordonne certains ouvrages sur la langue de sables appelée les Sablettes pour empêcher que la mer du large communique dans la rade, et oui le procureur du Roi.

Nous, Lieutenant général au siège de l'Amirauté, avons fait et faisons très expresses inhibitions et défenses à tous entrepreneurs, maçons, patrons d'allèges, bateaux et autres qu'il appartiendra de faire aucun prélèvement de sable dans la langue de sable appelée les Sablettes et de faire en cette partie aucune excavation ni entreprises préjudiciables aux ouvrages faits ou à faire pour empêcher que la mer du large communique dans la rade et y dépose des sables à peine de saisie des chevaux ; mulets, voitures, bateaux et engins et de cinquante livres d'amende, applicable moitié au dénonciateur, et moitié en vers S.A.S. Monseigneur et d'en être informé et sera notre présente ordonnance, imprimée, lue, publiée et affichée partout au besoin sera à ce qu'on en prétende ignorance.

Fait à Toulon dans le palais du Roi et Chambre du Conseil le Premier Juillet Mil sept cent quatre vingt-trois.

Signé AMIOT, Lieutenant-général, à l'original.

Collationné par nous greffier de l'Amirauté.

Signé : Pierre ».

Curieusement, au milieu du XIXe siècle, plus précisément en 1848, le sable de l'isthme fait l'objet de la convoitise de certains travailleurs de la mer. Les édiles municipaux, soucieux d'assurer la solidité de ce bienfait de la nature, furent dans l'obligation d'intervenir énergiquement contre la corporation des lesteurs mandréens en exigeant qu'ils cessent le prélèvement des sables nécessaires à leur profession.

Qu'appelait-on lesteur ? En quoi consistait l'activité de ces travailleurs de la navale ? Ils étaient chargés après le lancement d'un navire d'arrimer du lest, au fond de la cale, sous la forme de sacs de sable pour assurer parfaitement l'équilibre et la stabilité de la flottaison. Il en fut ainsi pendant longtemps surtout avec la construction navale en bois. Plus tard, le sable fut remplacé par des gueuses de fonte.

Ce travail apparemment simple exigeait le souci d'une grande précision obtenue par des règles graduées disposées horizontalement au fond de la coque intérieure, croisant au-dessus de la quille d'autres règles rangées verticalement.

La répartition des poids de part et d'autre devrait aboutir à des angles droits à la rencontre des règles.

Le mot lesteur désignait d'abord les personnages chargés de ce travail et l'on pouvait aussi appeler lesteurs les bateaux qui transportaient le sable.

Il était plus facile à ces travailleurs de prendre le sable de l'isthme que de l'exploiter au fond de la mer. Ce litige fut porté devant les tribunaux et le 30 septembre 1857, le Conseil municipal, présidé alors par Louis Laurent Martinenq, ancien chirurgien de la Marine, souligna avec satisfaction l'arrêt de « l'enlèvement arbitraire et inintelligent des sables qui menaçaient de causer un grave préjudice à la communauté ».

D'autres conflits d'un caractère tout à fait différent allaient surgir quelques années après : d'abord les polémiques ayant trait aux frais d'entretien de la voirie, qui surgirent entre la ville et des propriétés privées, entre la ville et l'administration maritime. Cette dernière utilisait la voirie communale, ce qui était bien naturel, mais c'était elle, avec ses véhicules lourds qui causait les plus grands dégâts. Il était bien logique qu'elle participât aux frais d'entretien de la route.

Autre source de conflit, cette fois entre l'administration communale et l'État, sur un sujet brûlant : la propriété de l'isthme. On pouvait déjà parler de maquis administratif, de procédures interminables.

Les années passaient et il fallut bien longtemps pour que le chemin charretier de l'isthme devint un chemin vicinal, puis un chemin de grande communication (C.G.C.) avant de connaître l'appellation d'aujourd'hui : Route départementale n° 18.

Et notre isthme cahoteux souvent bourbeux ne pouvait bénéficier de travaux spéciaux tant que la route de Saint-Mandrier ne connaîtrait pas un tracé définitif et surtout la prise en charge par les administrations concernées (communes, département, autorité maritime... ).

Rappelons succinctement l'objet de quelques délibérations municipales. Celle du 12 novembre 1843 devait attirer l'attention du Préfet en faisant état d'une pétition de la population profondément ulcérée, surtout dans les périodes où la route devenait impraticable. Des travaux urgents s'imposaient en raison du développement des activités de la presqu'île de Sépet. Les fabriques de tuiles se multipliaient et exigeaient des communications de plus en plus fréquentes.

Après la délibération de 1843, trois années se passèrent sans amélioration aucune de la voirie.

Pour calmer les récriminations unanimes, le 7 novembre 1847, une commission de trois membres fut nommée pour étudier le tracé et le prix de revient d'un chemin partant de l'isthme des Sablettes pour aller au creux Saint-Georges (Saint-Mandrier). Il fallut arriver au 16 novembre 1856, donc neuf ans plus tard, pour avoir à répondre à une nouvelle pétition de la population mandréenne qui s'élevait alors à 800 âmes.

On répétait que l'isthme était parfois infranchissable. À partir de là, il semble bien que les administrations tombèrent d'accord sur le tracé du chemin qui devait gagner les hauteurs du Lazaret.

La commission ad hoc estima à 100 000 F le montant des travaux nécessaires. Le Conseil municipal déclara que cette somme considérable ne pouvait être supportée par la commune et supplia le Préfet d'arrêter dans un premier temps la dégradation de l'isthme des Sablettes et de faire étudier immédiatement un projet de grande communication reliant La Seyne à Saint-Mandrier en passant par le Pont de Fabre, le Pas du Loup, Mar Vivo, les Sablettes. Ce projet correspondait au tracé du C.D.18 actuel.

Il fut approuvé à l'unanimité des élus locaux, le 23 juin 1869. Autrement dit, il s'était écoulé 10 ans depuis la dernière pétition. Et voilà pourquoi notre malheureux isthme des Sablettes continuait à être bourbeux, cahoteux et parfois marécageux.

Et la population n'était pas encore au bout de ses peines. Ce ne fut que deux ans après l'approbation du projet que nos édiles des années 1869 prirent la décision d'emprunter la somme de 50 000 F pour réaliser un chemin convenable. Encore fallut-il attendre le Conseil général qui apporta sa juste contribution.

Mais il fallait aussi expliquer que l'expropriation des terrains prendrait beaucoup de temps. On arriva dans les années 1871 pour voir s'esquisser la fameuse route attendue mais rien de concret sur l'isthme des Sablettes dont on estimait qu'il était le fait de la nature et les responsabilités de l'entretien indéterminées.

Cependant des faits nouveaux allaient profondément bouleverser la vie dans les quartiers environnant les Sablettes. Dès 1870, Michel Pacha dont nous avons déjà relaté une longue biographie dans le tome II de notre ouvrage, s'éprit d'un amour fou pour Tamaris et les rivages enchanteurs du Lazaret. Il y construisit sa résidence et impulsa grâce à son intelligence, à ses moyens financiers considérables, à l'excellence de ses relations avec l'administration locale, une politique du tourisme dont la communauté seynoise allait tirer des profits substantiels.

Pour ce faire, il développa les transports routiers et maritimes. La route de la Corniche de Balaguier à l'isthme des Sablettes fut conquise sur les marécages par des comblements, des enrochements bordés d'un mur de soutènement, toujours visible cent ans après.

À la base de l'isthme, côté continent un joli petit port-abri pour les plaisanciers de la pêche pouvait accueillir près de cinquante barques et permettait surtout aux petits bateaux à vapeur d'accoster et de manoeuvrer pour assurer la liaison entre Toulon, Balaguier, Tamaris, les Sablettes. Des structures touristiques de haut niveau que nous avons déjà décrites précédemment (casinos, hôtels, villas...) allaient donner à notre ville de La Seyne le caractère véritable d'une station balnéaire.

En 1887, il annonça des projets grandioses en vue de l'amélioration des liaisons maritimes entre Toulon, Saint-Mandrier, Tamaris, Le Manteau, Les Sablettes.

Il réussit à créer de nombreux services grâce à de petits bateaux à vapeur qu'il fit venir d'Angleterre, les steam-boats.

Les premiers portèrent un nom bien local comme : Le Seynois, le Bois Sacré, Le Saint-Mandrier. Ils pouvaient transporter jusqu'à cent personnes.

L'arrivée de ces bateaux jusqu'au pied de l'isthme eut pour effet le peuplement des rivages par des travailleurs, des fonctionnaires de la marine, des étudiants dont les activités s'exerçaient surtout à Toulon.

Ces petits navires de transport étaient semblables à ceux que Michel Pacha avait vus assurer la traversée du Bosphore. Une série porta des noms bien connus que les vieux seynois n'ont pas oubliés : le Manteau, Les Sablettes, Tamaris, mais aussi des noms évocateurs de l'Orient comme : Bosphore et Istanbul.

Ligne " Michel Pacha "

Les voyageurs appréciaient leur confort malgré leurs modestes dimensions. Il fallait tout de même à la belle saison éviter les escarbilles que crachaient la longue cheminée haute s'élevant au milieu du pont.

Les départs se succédaient toutes les demi-heures et il n'était pas rare de voir s'embarquer au petit port des Sablettes des ménagères allant faire leurs achats à Toulon dont le trajet n'excédait pas la demi-heure, alors que l'entreprise de transports Pellegrin l'effectuait en une heure.

Les lignes de transports maritimes reliant l'isthme des Sablettes, à Tamaris, au Manteau, à La Seyne, à Saint-Mandrier, à Toulon, furent donc inaugurées en 1887. Elles entrèrent en concurrence avec les transports routiers de la départementale desservant Mar Vivo, Le Pas du Loup, la Maurelle, le Pont de Fabre. Et nous verrons plus loin l'aggravation de ces problèmes avec l'arrivée des tramways électriques en 1907-1908 et, 20 ans après, le développement du moteur à explosion.

Deux ans plus tard, la maison Pellegrin qui assura les transports publics à La Seyne pendant plusieurs décennies (omnibus hippomobiles, le Roulé, reliant la gare à la ville, pour les voyageurs, les chariots pour le transport des marchandises).

Les touristes cossus pouvaient donc emprunter la nouvelle route des Sablettes passant par la Maurelle, le Pas du Loup et Mar Vivo, dans des calèches légères et rapides pour l'époque.

Le vieux chemin des Sablettes fut peu à peu abandonné par les véhicules lourds.

Les activités touristiques en cette fin du XIXe siècle allaient donner à notre isthme une importance croissante sans oublier un autre fait historique local : la création du port de Saint-Elme, en 1889 précisément, ce qui entraîna ipso facto le peuplement du rivage côté Marégau.

Il fallut bien penser sérieusement à consolider, à stabiliser l'isthme des Sablettes dont le nombre des usagers devenait croissant au fil des années. L'administration des Ponts et Chaussées depuis sa création ne disposait que de moyens rudimentaires pour assumer ses fonctions. Elle avait bien désigné des cantonniers, ouvriers chargés de l'entretien des routes et des chemins. Quel était leur outillage pour ce faire ?

Une brouette, une pince métallique, une massette, marteau à long manche flexible pour briser des pierres volumineuses et en faire des cailloux et aussi une dame qu'on appelait aussi hie ou demoiselle, pièce circulaire, épaisse, lourde, fixée au bout d'un long manche, utilisée pour tasser les cailloux. On imagine sans doute la peine de ces travailleurs miséreux astreints par tous les temps de 6 heures du matin à 6 heures du soir, comme le prescrivaient les règlements d'alors.

Leur tache fut bien allégée vers la fin du siècle dernier quand apparurent sur les routes les rouleaux compresseurs grâce à l'invention et la vulgarisation de la machine à vapeur.

Je fus émerveillé à la vue de ces lourdes machines avec leurs rouleaux redoutables : deux grands cylindres vers l'arrière, un autre plus petit vers l'avant mobile celui-là et donnant la direction voulue par un conducteur vigilant qui chassait les marmots désireux de voir l'engin de très près et de comprendre le fonctionnement d'un moteur qui crachait par saccades une fumée blanche par une cheminée haute. Les cantonniers furent ravis les premiers, eux qui n'auraient plus à soulever la demoiselle des milliers de fois par jour. Mais, tout de même, ils continuèrent longtemps à casser les grosses pierres pour en faire des moellons. Nous étions encore bien loin des goudronneuses et du macadam !

Je disais, il y a quelques instants, que le port de Saint-Elme datait de 1889. L'existence du hameau est bien antérieure. D'où venaient les premiers habitants de ce coin si joli du terroir seynois ?

Il est bien naturel qu'en parlant de l'isthme des Sablettes nous nous attardions pendant quelques pages sur les origines et les évolutions de populations venues parfois de très loin comme le montrent les textes qui suivent.

Dans une période qui remonte sans doute au Moyen Age où l'autorité du Clergé s'exerçait dans tous les domaines de la vie publique, administrative, spirituelle, les noms de saints furent donnés à une multitude de quartiers de La Seyne comme cela se fit ailleurs. À Saint-Mandrier, Saint-Antoine, Saint-Jean, Saint-Joseph de Gavary, Saint-Honorat... il faut ajouter Saint-Elme.

 

Saint-Elme

On sait peu de choses de la vie de ce saint dont le nom provient de l'appellation déformée de Saint-Érasme, prélat et martyr mort vers 304, nous apprend le Larousse du XIXe siècle.

À travers les âges Saint-Elme devint Saint-Elmo, ou Erasmo.

Ce saint était invoqué autrefois par les matelots de la Méditerranée pour écarter les tempêtes ou autres dangers de la mer. Ils avaient remarqué que par temps d'orage un phénomène curieux se produisait souvent au sommet des mâtures de vaisseaux et prenait la forme d'une aigrette lumineuse accompagnée de petites gerbes de feu scintillantes, annonciatrices de beau temps.

Il n'est pas inutile, pour expliquer l'origine de ces phénomènes lumineux, de consulter les physiciens de la plus haute Antiquité qui déjà signalaient l'existence d'animalcules vivant dans la mer qu'ils appelaient noctiluques (terme d'origine latine qui signifie : je luis la nuit.

Ils expliquaient, ces savants d'autrefois qu'un nombre considérable de ces noctiluques, rassemblés sur la mer au même endroit, pouvait rendre l'eau phosphorescente et même en dégager des exhalaisons, lesquelles s'élevant dans l'air s'enflammaient à la rencontre d'objets pointus.

Il fut démontré beaucoup plus tard que l'origine de ces phénomènes lumineux que l'on appelait feux Saint-Elme était bien différente de la phosphorescence des noctiluques.

Les premiers physiciens de la Grèce Antique ne connaissaient pas l'électricité atmosphérique qui est la cause véritable de ces éclats lumineux déclenchés par la foudre et annonciateurs de beau temps.

Inspirés par ce phénomène, les anciens marins et pêcheurs de chez nous désignèrent par Saint-Elme le modeste phare éclairant l'entrée du port à l'extrémité de la jetée, symbolisant l'assurance de la sécurité après la tempête. On retrouve d'ailleurs cette appellation dans d'autres ports des côtes françaises.

L'isthme des Sablettes et Saint-Elme, au début de notre siècle

Le port de Saint-Elme date officiellement du 20 juillet 1889, comme nous l'apprennent les délibérations municipales de ce temps où le maire Saturnin Fabre veillait attentivement à la satisfaction des besoins de la population travailleuse.

L'adjudication des travaux maritimes prévoyait l'érection de la jetée de Saint-Elme et aussi le dragage de fond de la baie du Creux Saint-Georges à Saint-Mandrier.

Bien antérieurement à l'édification de la jetée qui apporta un réconfort considérable aux pêcheurs, quelques familles de ces travailleurs de la mer s'étaient établies dans de misérables cabanes en bois entre la mer et la pinède dans la perspective d'exploiter la vaste étendue poissonneuse depuis Marégau jusqu'aux « Deux Frères » dont les fonds inexploités offrirent aux premiers humains de ces rivages des richesses extraordinaires. Dans les herbiers de posidonies géantes, dans les failles profondes des côtes rocheuses de Sicié, grouillaient des variétés infinies de poissons, de crustacés, de mollusques.

Route de Saint-Mandrier dans le prolongement de l'isthme vers le pin Rolland
(début du XXe siècle)

Les premiers pêcheurs de notre littoral avaient choisi le Creux Saint-Georges de Saint-Mandrier pour abriter leurs bateaux et exercer leur rude métier. On le comprend fort bien, le plan d'eau étant à l'abri de tous les vents.

Rappelons au passage que les navigateurs romains, deux mille ans auparavant, avaient aménagé une aire de réparation pour leurs galères en ce même lieu qu'ils avaient jugé idéal pour leurs travaux.

Les rivages de Saint-Elme n'offraient pas les mêmes avantages. Si l'on n'avait pas à redouter les coups de vent d'Est, par contre les largades venues du Midi et les rafales du mistral pouvaient occasionner d'importants dégâts. Pour les éviter nos braves pêcheurs tiraient alors leurs bateaux en terre et laissaient passer les tempêtes.

Ce qui explique leur insistance auprès des autorités pour obtenir une digue de protection contre les furieux assauts de la mer. Nous avons parlé de leur acharnement à obtenir une voie d'accès convenable à leur hameau. Là encore, il leur fallut batailler pour obtenir des enrochements provisoires (renforcés par la suite) afin de sauvegarder leurs outils de travail.

La première jetée de Saint-Elme

La corporation des pêcheurs affirma donc des activités prospères à Saint-Mandrier d'abord. Louis Esposito nous dit dans son ouvrage : À la découverte de la presqu'île, que dès 1830 s'établirent à Saint-Mandrier des émigrés italiens en provenance du Piémont, de la Toscane, de Naples, de Sicile, de Sardaigne.

Les Coppola, Ajello, Bianco, Scotto di Rinaldi, Saldalamachia, Mandréens d'aujourd'hui, sont probablement les descendants d'émigrés venus de l'île de Procida, de Pouzzoles, de Gênes, de Buti.

Ce fut vers la fin du XIXe siècle que l'émigration italienne s'accentua et l'on vit s'installer à Saint-Elme d'autres familles dont les descendants nous sont bien connus, dénommés Vuolo, Attanasio, Rapeto.

L'intégration des émigrés dans la population autochtone tant à Saint-Mandrier qu'à Saint-Elme se fit pacifiquement. Il y eut parfois des propos discourtois de part et d'autre mais les mésententes passagères ne prirent jamais un tour dramatique.

Les Seynois de souche éprouvaient souvent des sentiments compatissants pour ces Italiens chassés de chez eux par une misère effroyable d'un pays aux richesses mal exploitées et dont l'unité nationale fut réalisée tardivement.

Quand les d'Isanto, les Costagliola, les Ajello rencontraient les Rinaldi, les Pratali, les Del Buono dont ils étaient séparés depuis longtemps par des événements parfois tumultueux, c'était pour les uns et les autres de grands moments d'émotion, des embrassades chaleureuses, des enthousiasmes qui éclataient, et les premiers sujets de conversation portaient d'abord sur les problèmes familiaux, la santé, le travail et on en venait généralement à parler des conditions toujours aléatoires du voyage.

Et Mario, pêcheur de girelles, demandait à Giuseppi, pêcheur de sardines, comment il était venu de Naples. Par la mer ou par la terre ?

Ce dernier lui répondait qu'il était venu avec la voile.

Dans leur langage italien, ils s'exprimaient ainsi :

- Come sei venuto da Napoli ? Per mare o per terra ?
- Sono venuto con la vela !

Cette phrase entendue tant de fois par les provençaux de la côte, devint une expression de mépris que des farceurs de chez nous transformèrent en con à la voile pour désigner les miséreux Italiens mais aussi, en extrapolant, tous les individus du bas peuple que les napolitains eux-mêmes appelaient lazzarone.

Pêcheur napolitain

L'intégration des émigrés italiens dans la population autochtone de Saint-Elme contribua sans nul doute à donner à la vie économique locale un essor nouveau. À l'exploitation des richesses de la mer par les pêcheurs napolitains, siciliens et sardes, il fallait considérer aussi l'apport des émigrés italiens à la construction navale seynoise.

Michel Pacha, de son côté n'allait-il pas appeler quatre cents terrassiers et maçons pour réaliser la Corniche de Tamaris ? Et tous en provenance d'Italie.

Port de Saint-Elme à l'origine

Les premiers habitants du hameau de Saint-Elme vécurent dans des conditions extrêmement précaires.

Aux cabanes en planches succédèrent des cabanons, habitations fort modestes sans aucun confort où n'existait aucune installation sanitaire, où l'on se chauffait devant une cheminée basse où brûlait le bois des épaves que la mer rejetait sur le rivage les jours de tempête. L'eau potable en provenance de la ville n'arrivera qu'au début de notre siècle. À la pièce principale qui servait à la fois de cuisine et de chambre à coucher s'ajoutaient des appentis où l'on abritait les outils de travail : les avirons, les bordages de rechange, les voiles, les filets, les palangres... et aussi plus rarement un bourricot, signe de richesse, couché sur les goémons rejetés par les flots de la mer. Ce petit animal était toujours prêt à tirer un modeste charreton pour la vente du poisson jusqu'à la ville, si la pêche avait été fructueuse - car, hélas ! nos valeureux pêcheurs n'étaient pas toujours récompensés de leurs peines.

Saint-Elme, le Port à ses débuts

Il leur fallait compter sans cesse avec les caprices du temps, les tempêtes interdisant toute sortie en mer, la perte des engins de pêche, les dégâts non réparables, les caprices des bancs de poissons qui ne passaient pas toujours où on les attendait, etc... etc...

Il est bon de rappeler les difficultés, les fatigues extrêmes endurées par nos anciens de cette époque en fin du XIXe siècle où les moteurs marins existaient seulement pour les gros bateaux de la marine de guerre et du commerce.

Les barques de nos petits pêcheurs étaient actionnées par la voile quand la direction du vent leur était favorable ou le plus souvent par des avirons.

Ce n'était plus le temps des galériens, mais il n'est pas excessif de dire qu'au moment où les mistralades duraient plusieurs jours, c'était un véritable travail de forçat que faisaient nos pêcheurs pour remonter le vent en direction de Sicié dans l'espoir d'y rencontrer les bancs de sardines ou de maquereaux. Ils longeaient le plus près possible le rivage, depuis les Sablettes et Mar Vivo en passant devant Fabrégas et le Bau rouge.

Parvenus à hauteur des plages du Boeuf et du Jonquet, les trois rameurs des barcasses chargées de filets, reprenaient leur souffle normal en laissant flotter quelques instants les six avirons nécessaires à la manoeuvre.

La pose des filets n'était pas de tout repos et le retour effectué il fallait déjà penser à refaire le même trajet dès le lendemain matin de très bonne heure pour que les revendeuses de la poissonnerie puissent crier en provençal : « A l'aubà, A l'aubà » ce qui voulait dire « poisson frais ». Sur le trajet, nos valeureux pêcheurs devaient aussi trouver le temps de remonter sur les plats bords du bateau des nasses à poisson blanc, des gireliers, des palangres de 60 hameçons, cela pour diversifier leurs prises et satisfaire leur clientèle.

Quand le soleil rubescent pointait à l'Est derrière la presqu'île de Saint-Mandrier, on entendait des voix puissantes retentir au-dessus des flots :

« Aqui Bourguignoun ! Es l'ouro, fau s'en anna ! » C'est ainsi qu'ils appelaient le soleil levant : Bourguignoun, symbole, disaient-ils, de luminosité et de chaleur.

Durant les mois de l'été, les pêcheurs de Saint-Elme ne voyaient pas arriver d'un bon oeil des tartanes ventrues en provenance de Toulon, qui exerçaient une pêche spéciale qu'on appelait le gangui ; cela sur les fonds des plus riches herbiers de posidonies qui s'étendaient depuis le Marégau jusqu'au Cap Sicié.

En quoi consistait cette pêche ? Ce n'était pas un procédé très original. On pouvait définir ainsi le gangui comme une espèce de grand filet en forme de poche dont l'ouverture métallique pouvait draguer des fonds de moyenne profondeur, plats de préférence et recueillir pêle-mêle des poissons, des crustacés, des mollusques.

Ce mode de pêche était pratiqué depuis le Moyen Age sur les côtes méditerranéennes, jusqu'au jour où les anciens comprirent la nocivité du procédé qui détruisait le milieu marin où les espèces pouvaient le mieux frayer.

Aussi le gangui fut prohibé par les gouverneurs de Provence par un arrêté du 2 juin 1581. Les siècles passèrent et ce mode de pêche fut de nouveau autorisé pour des durées très limitées dans le cours d'une année, au mois d'août seulement. Mais là encore les autorités maritimes, comme elles le firent pour la pêche au pousse-avant dont il sera question plus loin, prirent la décision d'une interdiction définitive à la grande satisfaction des petits professionnels de Saint-Elme et des plaisanciers.

Il arriva fréquemment que la rencontre sur les mêmes lieux de pêche entre modestes « pescadous » et dragueurs de tartanes dérivât en algarades dangereuses.

N'y eut-il pas aussi des jalousies entre plaisanciers et professionnels, ces derniers s'estimant presque les propriétaires de la mer du fait qu'ils y gagnaient leur vie et que leurs permis de pêche se payaient plus cher ?

Ces conflits n'existent plus guère aujourd'hui, la catégorie des professionnels s'étant presque éteinte de nos jours, du moins sur les rivages des Sablettes qui nous préoccupent.

L'isthme des Sablettes, côté Lazaret, au début de notre siècle

 

Les pêcheurs du rivage

Il faut entendre par là les amateurs possesseurs d'un pointu de trois mètres environ ou d'une bette à fond plat qui n'atteignaient pas le grand large par mesure de sécurité et qui pouvaient tout de même faire de belles pêches en ces temps heureux où les espèces comestibles abondaient dans les roches et les herbiers de posidonies.

Nombreux étaient les plaisanciers de Mar Vivo, de La Verne, de Fabrégas, dont les barques occupaient des cales de halage, sous contrôle des autorités maritimes, qui s'affairaient toute l'année à l'entretien de ces structures toujours soumises au caprice des flots. Néanmoins on les considérait dans les milieux populaires comme des petits-bourgeois.

Posséder un bateau (nanti un jour d'un moteur) et une cale de halage était un signe de distinction dans l'échelle sociale.

Au bas de l'échelle des plaisanciers, il y avait les plus simples des pêcheurs du rivage avec leur canne à pêche, les lencis disent les provençaux, lei lencis mouartes (ligne morte) eschées avec des moules, des escavènes qu'ils allaient trouver dans les vases du Pin Rolland, la veille.

À quelques mètres du rivage, ils calaient des nasses à gobis, que les vrais pêcheurs appellent des paniers. Ces engins, ils savaient souvent les confectionner eux-mêmes avec des brins d'osier, de bruyère ou de myrte.

Certains spécialistes utilisaient le zigou-zigou. Cet instrument tout simple se composait d'un long manche au bout duquel était fixé un fragment de ligne de quelque vingt centimètres de long au bout duquel était noué un musclaou (hameçon) et bien sûr un appât, tel une piade (Bernard l'ermite), un ver ou une crevette. Les plus futés de ces pêcheurs savaient qu'il était préférable de faire griller quelque peu les appâts avant d'introduire l'engin dans les failles de roches les plus profondes possibles - là où se trouvaient à coup sûr les belles rascasses.

En ces temps heureux avec cinq ou six bâtons de zigou-zigou on pouvait s'offrir une bouillabaisse en y ajoutant les « bious » (petits bigorneaux), les crabes nombreux, faciles à capturer.

Certains de nos petits pêcheurs plus audacieux s'en allaient quelquefois faire une calée de nuit. Ils utilisaient alors un panier appelé embornier, de forme oblongue, de forme cylindrique atteignant un mètre de haut, capables de capturer des congres énormes et des murènes. Ils utilisaient alors comme esque des morceaux de seiche ou de poulpe pris les jours précédents grâce à leur fouine (foène, ou foëne).

Ces appâts, comme je l'ai dit plus haut, étaient beaucoup plus efficaces après avoir été légèrement grillés, leur odeur étant renforcée. Il faut les faire brusquer, disaient les pêcheurs. Cette expression me conduit à expliquer son origine bien locale. En langage provençal, la plante de nos bois appelée bruyère se nomme le brusc.

Il y a cent ans de cela, sur les rivages ouest de la presqu'île de Sicié, on trouvait encore de vieux pêcheurs qui enduisaient la coque de leurs bateaux de goudron (le quitran, mot d'origine arabe). Mais chaque année, il fallait gratter ce goudron en le brûlant superficiellement par des feux de bruyères sèches accumulées d'ailleurs à proximité des terrains de halage.

De ces bruyères appelées brusc est dérivé le verbe brusquer et ainsi le hameau de pêcheurs, avoisinant s'appela Le Brusc.

Je parie que beaucoup de gens de ce coin magnifique de notre littoral ne le savent pas.

Pour en terminer avec nos petits pêcheurs des rivages, rappelons que des générations de petits Seynois éprouvèrent beaucoup de plaisirs à taquiner les rouquiers et les girelles, à remplir leurs sacs d'oursins et d'arapèdes (patelles) à déguster les modestes bouillabaisses que les mamans avaient préparées sur un foyer de fortune érigé avec des pierres plates du rivage et grâce aussi au combustible gratuit que leur offraient les proches pinèdes à l'ombre desquelles on appréciait une sieste réparatrice, à même le sol rocailleux. Il n'y avait dans tout cela aucun confort, mais on savait tout de même trouver du bonheur dans cette simplicité.

 

Inquiétudes

Les habitants des rivages desservis par l'isthme des Sablettes et ceux des quartiers environnants se réjouissaient depuis quelques années des améliorations apportées à leur vie quotidienne avec la création de la jetée de Saint-Elme protectrice efficace des bateaux de pêche contre les largades, avec l'arrivée des petits bateaux à vapeur, oeuvre de Michel Pacha et reliant directement les Sablettes et Saint-Elme à Toulon.

On parlait de l'arrivée prochaine d'une canalisation d'eau potable en provenance de La Seyne, du gaz d'éclairage, des tramways électriques, autant de faits positifs qui donneraient bien vite aux structures touristiques récentes un essor considérable.

Rappelons au passage que ce coin de la côte provençale était très en avance sur son temps avec un parc-hôtel, un Casino, un hall immense sur la plage, des cabines de bain, un plongeoir...

Toute la publicité relative à la station balnéaire des Sablettes réjouissait la population des rivages, les campagnards et aussi les citadins.

Hélas, il y avait une ombre à tous les projets en voie de réalisation : l'annonce du percement de l'isthme par la marine militaire suscita les plus vives inquiétudes dans la population, chez les pêcheurs plus particulièrement.

En 1887, le problème s'était déjà posé, mais, après l'édification des jetées de Saint-Mandrier en 1889 l'angoisse s'était apaisée. On comprenait mal toutefois les querelles qui opposaient les collectivités territoriales et les autorités maritimes désireuses de s'approprier au moins un tronçon de l'isthme. Les choses se précisèrent en 1895 quand Michel Pacha en accord avec la Marine nationale souhaita le creusement d'un chenal reliant la Baie du Lazaret au grand large pour donner un accès rapide vers Sicié aux petites unités de la flotte de guerre.

Ces projets furent combattus par un journal local intitulé « Échos de Tamaris » sous la plume de son directeur Paul Coffinières. En 1892, un long article intitulé « L'isthme des Sablettes » apporta aux populations riveraines des éclaircissements à caractère scientifique pour arriver à la conclusion qu'il souhaitait ; que la nature ne soit pas modifiée et que d'ailleurs l'isthme des Sablettes soit respecté, ce que pensaient les populations de ces rivages.

Reproduisons ici cet article dans son intégralité :

« Le ruban de sable qui unit la presqu'île de Saint-Mandrier au Cap Sicié ferme la baie de Mar Vivo, l'un des sites les plus incomparablement beaux du littoral. Cet isthme en miniature est sans contredit une des curiosités les plus originales de cette succession de montagnes, de collines et de promontoires si pittoresquement dentelés qui entoure d'une ceinture aussi variée que grandiose la magnifique rade de Toulon.

Aussi les populations riveraines se préoccupent constamment des modifications et des empiètements que la mer pourrait faire subir à cette bande de sol arénacé qui, n'ayant extérieurement que 100 mètres de large s'étend en réalité sous les eaux à de grandes distances du côté de la mer libre et dans le golfe du Lazaret.

Les uns poussent un cri d'alarme chaque fois que les vagues franchissent cet étroit espace - dont l'altitude est de deux mètres seulement - et semble devoir le faire disparaître.

Ces craintes sont heureusement chimériques ainsi que le constate scientifiquement un des hommes les plus compétents en ces matières, M. Lanthéric dans : « La Provence maritime ancienne et moderne ».

« L'action de la mer dit-il a seule déterminé la construction de ce brise-lame sablonneux ».

Les vagues du large en venant se briser contre les deux promontoires voisins les ont peu à peu usés, ont arraché à leurs falaises des blocs qu'elles ont roulés d'abord puis réduit à l'état de galets et de sable.

Ces matériaux tenus en suspension dans l'eau par l'agitation même de la mer se sont déposés et les courants littoraux les ont distribués suivant des flèches de sable enracinées à la côte même qui leur avait donné naissance. Il s'est formé ainsi en avant des deux caps, deux jetées dont les extrémités ont marché à la rencontre l'une de l'autre et ont fini par se joindre.

Or, aujourd'hui, les plus grosses tempêtes, loin de le détruire ne peuvent que le consolider en arrêtant les vagues qui sont venues lui apporter de nouveaux éléments...

Il n'y a donc aucune préoccupation à avoir sur la disparition de ce lido sablonneux. La mer qui l'a créé ne peut que le consolider chaque jour davantage, même dans ses plus furieux soulèvements.

Les autres, au contraire moins appréciateurs des agréments de calme et de pittoresque qui sont la caractéristique du golfe de Tamaris et plus soucieux des éventualités belliqueuses dont l'Europe souffre depuis vingt années, voudraient percer cette barrière, si légère en apparence, qui garantit de ce côté de la rade des coups de mer du large et y creuser un chenal de 10 à 20 mètres.

Pour justifier ce projet humanitaire ils invoquent :

1) la facilité qu'auraient les torpilleurs et autres engins de guerre maritime de pouvoir aller par la grande mer harceler les derrières d'une flotte ennemie, assiégeant Toulon, en contournant extérieurement le cap Cépet.

2) L'assainissement du golfe du Lazaret que ce nouveau courant marin débarrasserait complètement et définitivement des dernières eaux marécageuses qui s'accumulent à son extrémité sud et sur le versant Est.

3) L'utilité et l'agrément pour la navigation côtière et de plaisance - de Toulon vers Saint-Nazaire, Bandol, La Ciotat, Cassis et Marseille - qui éviterait ainsi le détour considérable nécessité actuellement par la presqu'île de Saint-Mandrier.

Ne pensez-vous pas, comme moi qu'il vaut mieux respecter l'oeuvre de la nature si gracieuse et si pittoresque et avoir foi dans son immuable vitalité ? ».

Les mois et les années passèrent et il semble bien que ces projets furent mis en sommeil dans des cartons probablement en raison des coûts élevés.

Mais comme le « serpent de mer », en 1905 surgit un autre projet tout aussi inquiétant que le précédent.

De nouveau des informations émanées de gens « bien placés » pour savoir, se faisaient l'écho de nouvelles particulièrement alarmantes sur le sort de l'isthme qu'on voulait couper presque à hauteur du hameau de Saint-Elme.

Les pêcheurs, les riverains s'élevaient avec véhémence contre le projet de la Marine qui se préoccupait avant tout des problèmes de la Défense nationale et dont les conséquences pouvaient être dramatiques sur la vie des gens.

Sauveur disait :

- Ah ! ça par exemple ! Y veulent refaire de Saint-Mandrier une île comme au Moyen Age... Et ça après toutes les batailles que nos anciens ont menées pour faire de l'isthme une voie carrossable. C'est un comble !

Et Marius répondait :

- Ils sont fous ces ingénieurs de la Marine ! Tu crois qu'ils seraient venus demander leur avis aux gens du quartier ?
- Pourtant, ils le savent bien qu'en creusant un chenal, bien avant d'arriver à l'isthme, ils vont détruire les mattes dures où pullulent les praires, les clovisses, les moules rouges ; ils feront disparaître les herbiers si riches en poissons, en crustacés, les gobis roux. Adieu les bonnes soupes de poissons avec les rouquiers, les cabans velus !
- Ils vont tuer toute la vie sous-marine de la petite mer. Quel désastre !
- Et tuer aussi la nôtre, disait François en rallumant son mégot toujours éteint au coin des lèvres. Où irons-nous gagner notre journée après toutes ces transformations ?

Le père de Jules Pignatel avait eu des échos des premiers propriétaires des parcs à moules qu'on appellera plus tard les « parqueurs ». Ils étaient inquiets eux aussi parce qu'ils savaient que les eaux constamment agitées par le passage des bateaux, ce serait un obstacle au développement des moules qui grossissent plus vite en eau calme.

Un autre intervenant posait le problème de la circulation routière : « Si on coupe l'isthme, comme on fera pour aller à La Seyne ? ».

- Bé ! Ils ont dit les ingénieurs qu'on installerait un pont transbordeur !
- Ah ! Voui, mais enfin ! Quand les escadrilles de sous-marins ou de torpilleurs sortiront à la queue leu leu, il faudra bien du temps, sapristi. Sans parler des manoeuvres du pont. Les conducteurs de chars à bancs, de tombereaux et de calèches et aussi les piétons verront leur patience mise à rude épreuve. La circulation sera bloquée pour un moment !
- Mais qui est-ce qui a imaginé tout ce fourbi ?
- On sait bien que ça vient de Michel Pacha, en accord avec les pontifes de la Marine Royale !

Depuis l'édification de la grande jetée, ces Messieurs ont compris que la rade de Toulon était devenue une souricière. Michel Pacha expliquait qu'un ennemi audacieux ayant réussi à couler une ou plusieurs épaves à l'entrée de la rade de Toulon aurait condamné toute la flotte de guerre à l'inaction et peut-être à la reddition.

Alors ses projets grandioses consistaient à préserver la puissance de la marine de guerre et aussi les navires issus de la construction navale seynoise.

Il envisageait l'accès à la haute mer des petites unités par le percement de l'isthme des Sablettes et la possibilité pour les grosses unités de sortir de la rade en cas de conflit armé, par un grand canal parti de Brégaillon pour déboucher dans la Baie de Sanary.

Il s'agissait-là d'un projet grandiose, certes, puisqu'il envisageait de couper à sa base la presqu'île du Cap Sicié. Michel Pacha démontrait à certains de ses contradicteurs que cette réalisation n'avait rien d'utopique. Il en avait évalué le coût après avoir méticuleusement chiffré le volume des terrassements, le montant des salaires des ouvriers, des techniciens, des maçons, des ingénieurs... tout cela, disait-il représente une dépense équivalente à la valeur d'un cuirassé. « Peut-on la juger excessive à la pensée qu'elle permettrait de sauver toute une flotte de guerre de 15 ou 20 unités de gros tonnage en cas de conflit ? ».

Des semaines et des mois passèrent dans une perpétuelle incertitude. Chaque soir dans la fumée épaisse du bistrot, autour des tables où les visages hâlés et anguleux de nos ancêtres « pescadous » se disputaient les parties de manille, on parlait bien de la pêche et de ses périodes fastes, mais aussi des difficultés de ce rude métier que celui de pêcheur confronté souvent aux caprices du temps, à la mévente, à la perte de leurs engins. Mais on n'oubliait pas de soulever très souvent le problème du percement de l'isthme.

Un soir, le père Tholozan, charpentier de marine, fit irruption dans le bistrot et s'exclama :

- Sian pouli bravi gens !
- Et per de ché ?
- Parce qu'on a vu des officiers de marine avec beaucoup de galons arpenter les rivages avec toutes sortes d'engins : des sondes, des jalons, des niveaux, des décamètres d'arpenteur - on a vu aussi des vedettes du côté Lazaret et du côté de Marégau, prendre des mesures. L'un des galonnés a dit qu'il fallait « faire vite » parce que dans les États-majors, ils disent que la guerre n'est pas loin.

La déclaration de Tholozan jeta la salle dans le plus grand désarroi. Des parties de cartes interrompues ne reprirent pas. Et que pouvait-on faire pour empêcher la catastrophe ?

Dans les jours qui suivirent on entendit fort heureusement d'autres sons de cloche.

Les prospections se poursuivaient puis les rumeurs s'éteignirent et des ingénieurs plus diserts, peut-être en violation du secret professionnel, expliquèrent que les travaux de dragage étaient parfaitement réalisables mais l'enlisement du chenal par le large se faisant de façon permanente, on comprit que les travaux d'entretien seraient trop coûteux.

Autrement dit les autorités maritimes reculèrent devant la dépense dans une période où il fallut consacrer beaucoup de crédits à la préparation d'une grande guerre dont nous rappellerons comment l'isthme des Sablettes y fut mêlé.

En attendant, les travailleurs de la mer, les professionnels de Saint-Elme se réjouissaient du renoncement des autorités compétentes à effectuer le percement de l'isthme des Sablettes, opération qui, à leurs sens, aurait eu sur leur vie des conséquences désastreuses.

Certains d'entre eux, après des années de travail laborieux, avaient réussi à équiper un second bateau amarré du côté de la « petite mer ».

Il faut remarquer ici que les rivages nord de l'isthme furent rendus encore plus paisibles qu'ils n'étaient après la construction des jetées de Saint-Mandrier et du Mourillon vers 1885 et qui exigèrent six années de travail ininterrompu soit une digue principale de 1500 mètres et deux autres plus petites : celles de Saint-Mandrier et de la « Veille ».

Il est évident que les flots brisés les jours de largade de vent d'Est facilitèrent grandement les activités piscicoles de l'isthme du côté de la rade de Toulon.

Nos pescadous pouvaient partir travailler dans la Baie du Lazaret alors qu'ils n'auraient pu le faire par gros temps vers le large méridional.

Ceux demeurant vers les Sablettes utilisèrent le petit port créé par Michel Pacha à proximité de la corniche ; d'autres à l'opposé se contentaient d'un amarrage sommaire ou alors tiraient leur embarcation sur la grève, à quelques mètres de bord de l'eau s'il s'agissait d'un esquif.

La petite mer assagie, il est évident que l'exploitation de ses immenses richesses du début de notre siècle allait contribuer à vivifier l'isthme et ses quartiers limitrophes.



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