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Petite Histoire de la Grande Construction Navale |
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Vocation du pays pour la construction navale
L'histoire de l'Antiquité nous a appris que les Romains qui longeaient la côte méditerranéenne vers Massalia (Marseille) et bien au-delà, connaissaient nos rivages où ils cherchaient refuge les jours de tempête.
Ils n'y établirent pas de chantiers navals, mais ils furent souvent contraints de mettre leurs galères au sec, pour des réparations indispensables.
Il exista effectivement une aire de radoub au Creux Saint-Georges à Saint-Mandrier, à une époque où la baie du Lazaret n'était pas encore formée et il est probable que le littoral du fond de la rade de Telo Martius aurait été utilisé pour les mêmes travaux s'ils n'avaient été obstrués par d'épais marécages.
Malgré ces inconvénients, nos ancêtres six-fournais ont su profiter des faibles profondeurs pour aménager le premier port de La Sagno avec son grand môle.
L'assainissement du rivage se fit peu à peu par des comblements de terre en provenance des chemins élargis des Moulières, des Sablettes et de la Colle d'Artaud.
Le désir impérieux de nos anciens d'exploiter les richesses d'une rade très poissonneuse, où croissaient également des espèces comestibles de toutes sortes, les poussa irrésistiblement à construire des bateaux, petites embarcations à l'origine qui feront place au fil des ans et des siècles à des unités de plus en plus grandes pour en venir aux grandes nefs qui firent la gloire de notre cité et de ses travailleurs.
La vocation de la baie de Seine comme on disait autrefois, pour la création des Chantiers navals, s'expliquait d'abord par le plan d'eau d'une grande rade bien abritée des vents, par l'existence de deux plages (Esplageols à l'Ouest et La Lune à l'Est), terre-pleins admirables pour la construction et la mise à l'eau des embarcations.
Mieux encore : la proximité de la magnifique forêt de Janas qui couvrait alors toute la presqu'île du Cap Sicié, forêt épaisse aux essences fort diverses, avec ses chênes pour les bois de charpente et le liège des flotteurs, ses pins maritimes rectilignes pour les matures et leurs écorces pour la teinture des filets et la résine si nécessaire à l'étanchéité des bordages.
Pensons aussi à un arrière-pays de vallons fertiles et abrités, de coteaux bien exposés (Coste Chaude, Gai Versant,...) qui pouvait nourrir aisément les travailleurs de la terre, et aussi ceux de l'industrie car en ce temps-là le terroir seynois produisait son blé, son huile, son vin, ses légumes, ses fruits, ses moutons, ses volailles, ses poissons, ses coquillages, etc.
Oui ! à quelques denrées près La Seyne d'antan aurait pu vivre en autarcie.
Revenons à notre petit port de La Sagno dont on sait qu'il naquit dans une période médiévale obscure pour les historiens locaux. Les conflits opposant les tenants de la Féodalité, les bouleversements politiques et sociaux, les méfaits de la piraterie, les désastres consécutifs aux guerres et aux épidémies meurtrières expliquent la rareté des documents écrits de cette période.
Quelques textes des XIIe et XIIIe siècles révèlent l'existence d'un havre et de petits chantiers de constructions maritimes stimulés particulièrement au moment des croisades et surtout avec les inventions remarquables comme la boussole venue des Chinois et introduite en Occident par les Arabes et l'usage du gouvernail qu'on situe aux environs du XIIIe siècle. Il nous semble naturel de faire précéder l'histoire des bateaux par celle du port.
Nonobstant les difficultés matérielles, le havre de La Sagno devint un véritable port en 1593. Situé sur l'espace actuel de la place Martel Esprit, il était desservi par un grand et petit môles équipés de hangars et d'entrepôts spacieux. Cette place porta autrefois le nom de Bourradet, altération de Mourradet, nom probable d'un personnage local, mais une autre version explique que Bourradet serait la déformation de Lou radet, signifiant petite rade, origine de l'abri primitif.
En 1612 et 1619, des améliorations apportées au port, permirent l'accostage de bateaux de plus fort tonnage que les embarcations des petits pêcheurs.
On entrait dans l'ère des tartanes, polacres, des goélettes, des brigantins, des gabares, des senaux... dont les différences portaient sur la forme des voiles, les dimensions, le nombre de mâts, le tonnage. Nous n'entrerons pas ici dans le détail de leur construction.
Sachons qu'ils furent surtout des moyens de transport de marchandises pendant plus de deux siècles et leurs activités furent contrariées par des luttes d'intérêt entre armateurs, négociants et surtout dirigeants des communautés de Six-Fours, Toulon, puis La Seyne.
Pourquoi des conflits entre Six-Fours et Toulon ? Parce que cette dernière voulait s'arroger tous les droits de trafic dans la rade. Les procès ne durèrent pas moins d'un siècle et se terminèrent à l'avantage des Six-fournais.
Le dernier qui opposa en 1612 les communautés de Six-Fours et Toulon eut pour origine la volonté hégémonique du port militaire de voir construire, à Brégaillon, un quai réservé uniquement à ses bateaux de commerce. Les administrateurs toulonnais rêvaient de compléter leur rôle de défense du littoral, par des activités à caractère économique. Ils attendirent bien longtemps le port marchand et leurs successeurs aussi et depuis sa création au siècle dernier il ne donna jamais les satisfactions attendues de ses promoteurs.
Et il nous a été donné de constater que dans les années 1980 la volonté de suprématie des affairistes avait ressurgi au moment de l'aménagement du port marchand de Brégaillon que les intrigants de la politique toulonnaise voulurent appeler Port de Toulon-Brégaillon. Revenons à nos conflits locaux qui surgirent entre Seynois et Six-fournais. L'agglomération du quartier de La Sagno prit un caractère maritime, se peupla rapidement et ses habitants : propriétaires terriens, artisans, marins, commerçants, voulurent exploiter le premier port à leur profit au lieu de continuer à supporter la tutelle six-fournaise, concrétisée par des droits sur les marchandises importées et exportées. En 1657, quand La Seyne eut conquis sa complète indépendance économique et politique, les échanges commerciaux se multiplièrent à une cadence rapide. Ils se firent avant tout par la voie maritime, les réseaux routiers intérieurs étant quasi-inexistants.
Une flottille de bateaux en bois, mus par des rames et des voiles, de types très divers énumérés plus haut, relia tous les ports de la côte : La Seyne, Bandol, La Ciotat, Marseille du côté Ouest, Saint-Tropez et Nice à l'Est.
L'abondance des ressources du terroir seynois offrait à la population des produits d'une extrême variété, mais il lui fallait tout de même importer des cuirs, des épices, du café, du sucre. Par contre, elle exportait des raisins, du vin, de l'huile, du savon, des tuiles, des tonneaux, des fruits secs, des cordages.
Le petit port de La Sagno, les années passant, les populations s'accroissant, ne pouvait plus, vers la fin du XVIIe siècle faire face à l'importance du trafic commercial. Les problèmes économiques examinés de près par le Parlement de Provence imposèrent aux administrateurs à tous les niveaux de lutter pour un assèchement des marais, d'approfondir le port primitif, d'aménager les abords pour l'entrepôt des marchandises. L'arrêt du Parlement se terminait ainsi : « Comme la Communauté n'est pas en état de supporter toute la dépense qui pourrait s'élever à 40 000 livres et que ce port n'est pas moins utile à la Province que ceux d'Antibes, Toulon, La Ciotat et Marseille auxquels elle a contribué, il serait nécessaire qu'elle en payât au moins la moitié, la communauté de Provence un quart et le Roi un quart. L'ouvrage pourrait ainsi se faire sur deux années ».
Ce projet fut effectivement réalisé mais au XVIIIe siècle, il fallut voir plus grand.
La vie économique prenait un essor fulgurant. La seule exportation des vins fut extrêmement bénéfique pour notre cité qui écoulait ceux de son propre terroir mais aussi les vins de Six-Fours, du Beausset, de La Cadière, du Castellet, de Sanary.
Le port primitif de La Sagno fut comblé et devint une place publique. Le grand môle raccourci de moitié deviendra plus tard le quai Hoche et le port du XVIIIe siècle prit peu à peu la forme actuelle après l'extension du plan d'eau compris entre les Esplageols et La Lune.
Des opérations de dragage permirent l'accueil de navires de tonnage moyen vers 1787.
Les petits chantiers de constructions navales en bois dont nous préciserons les implantations autour du port employaient des centaines d'ouvriers : menuisiers, calfats, charpentiers, gréeurs...
L'autorité maritime prit également la décision de supprimer les terres-pleins de la partie méridionale du Port et le transfert des chantiers y existant (chantiers Aguillon) et de construire des quais d'amarrage du côté Est (quai Gabriel Péri aujourd'hui).
Pour éviter au port de La Seyne, un envasement rapide, il fallut détourner le cours du gros Vallat en provenance du Pont de Fabre et qui débouchait à l'angle Sud-Est du port au point de rencontre des quais actuels Gabriel Péri et Saturnin Fabre.
Depuis cette époque, ce cours d'eau intermittent longe en souterrain l'avenue des Hommes sans peur, devenue avenue Jean Jaurès, passe sous la place de La Lune (place Benoît Frachon aujourd'hui) et se déverse dans la rade de Toulon.
Revenons aux problèmes économiques en rappelant que le XVIIe siècle fut celui de l'indépendance seynoise par rapport à la féodalité six-fournaise et qu'à partir de là, la vitalité et la prospérité de notre cité allaient s'affirmer puissamment par la multiplicité des échanges mais aussi en fonction des événements troublants que connurent les règnes de Louis XIII et Louis XIV.
Les guerres de la Royauté furent nombreuses : guerres justes parfois et aussi guerres très discutables.
Nous ne retiendrons ici que l'aspect bénéfique.
On sait bien que les guerres profitent toujours à quelqu'un.
La France fut contrainte en 1675, en 1682, en 1684, à des opérations militaires en Méditerranée, tantôt contre les Austro-allemands, tantôt contre les Anglais alliés aux Espagnols.
L'Arsenal de Toulon fondé sous le règne d'Henri IV prenait une importance de premier plan face aux menaces des adversaires de la France. Les ouvrages fortifiés de l'époque Vauban (Tour Royale, Balaguier, plus tard l'Éguillette) protégeaient admirablement notre littoral et la flotte de guerre sous le commandement d'hommes prestigieux comme Duquesne, Tourville, Duguay-Trouin et bien d'autres, remporta sur les mers des succès foudroyants. Et l'Arsenal de Toulon eut besoin pendant longtemps des petits chantiers navals de La Seyne.
Indépendamment des navires ne fallait-il pas des radeaux, des chalands, des gabions, des chevaux de frise, une multitude d'équipements nécessaires aux vaisseaux de guerre ?
Les besoins du XVIIe siècle allaient s'accentuer par la suite avec la guerre d'indépendance américaine en 1778, l'expédition d'Égypte organisée par Bonaparte en 1794 dans la perspective de couper aux Anglais la route des Indes.
Il fallut pour cette dernière renforcer l'escadre composée de plusieurs dizaines de grandes unités par deux cents navires de transport, des centaines de radeaux, de chalands d'embarcations diverses confectionnés en grand nombre dans nos petits chantiers locaux.
Les commerçants et petits industriels seynois surent tirer un bon parti de ces événements.
Les charpentiers exploitaient les bois de la forêt de Janas pour les bordages, les caissons d'artillerie, les tonneaux, les passerelles... tandis que les cordiers, les voiliers mettaient au point tout le gréement.
Comme il fallait aussi fournir aux équipages et aux troupes des provisions de toutes sortes et penser particulièrement au vin et à l'eau-de-vie, on peut dire qu'avec la construction navale ce furent aussi de bonnes affaires pour le commerce seynois qui aurait pris sans nul doute une expansion considérable.
Si les projets du Conseil de la Marine du port de Toulon, conçus en 1787 avaient pu se réaliser en totalité, les opérations de dragage et d'agrandissement du plan d'eau devaient être suivis par la construction d'un autre port moderne au Nord-Est de la ville c'est-à-dire à l'emplacement de la darse des câbliers et du port actuel de Brégaillon.
Certes, ce projet nécessitait des môles importants, des jetées, des quais, des magasins et par conséquent des crédits considérables que sans doute les promoteurs du moment auraient su trouver et échelonner. Hélas ! les événements nationaux et internationaux, la Révolution de 1789 et les turbulences qui suivirent brisèrent leurs entreprises.
Ils avaient vu juste ces précurseurs du port de Brégaillon ! Il n'est pas interdit de penser que La Seyne aurait pu devenir alors un grand port de commerce comme Le Havre ou Bordeaux sous l'impulsion du grand Colbert qui aurait peut-être pensé à y installer les grandes compagnies de navigation comme il le fit pour Marseille.
Les problèmes de la grande construction navale se seraient alors posés plus tôt et la Marine militaire en aurait certainement profité plus vite, alors qu'elle attendra 1877 pour recevoir son premier cuirassé construit à La Seyne : l'Amiral Duperré.
Depuis le règne d'Henri IV, Toulon avait reçu la mission de défendre les rivages de la Méditerranée. Sa puissance militaire s'affirmait au fil des années et comme nous le verrons avec les constructions métalliques du XIXe siècle, on comptait qu'avec des chantiers navals tout proches, le port de guerre pourrait jouer son rôle avec une plus grande efficacité.
Autre remarque : le commerce civil toulonnais qui s'était partiellement développé au XVIIe siècle aurait exigé des bateaux de transport, mais il fut bien vite limité par la prédominance des activités militaires.
Le port marchand qui existe toujours, comme on le sait, n'a jamais joué un rôle de premier plan.
En somme les méandres de la vie économique n'ont pas toujours été favorables à la construction navale seynoise, ce qui explique la lenteur de son développement et le caractère artisanal qu'elle garda pendant deux siècles, ce qui n'exclut pas qu'elle fut capable ensuite de réaliser de belles choses comme nous le verrons plus loin.
Les petits chantiers des XVIIIe et XIXe siècles
D'après les archives de la Marine, un premier chantier de constructions navales exista à partir de 1711 sur le côté Est du port de La Seyne, création du sieur Pierre Tortel.
On y construisait des bateaux à voiles et à rames destinés aux pêcheurs de La Seyne et des environs mais également pour la marine royale.
Par la suite, de petits chantiers de ce type se multiplièrent à proximité du port. Précisons que leur emplacement varia quelque peu à travers les âges par suite des transformations du littoral et du plan d'eau. Il a été difficile de dire pour chacun leur date de création et de cessation.
Certains affirmèrent leur supériorité sur d'autres, mais leur disparition progressive, comme nous le verrons plus loin, s'expliquera très bien par le progrès des techniques modernes et surtout les constructions métalliques lancées par le grand capital financier au début du XIXe siècle.
Le tableau qui suit donne les noms de leurs propriétaires et de leur emplacement approximatif :
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Témoin du temps et de l'existence de ces premiers chantiers de la construction navale seynoise : le plan précédent datant de 1783 et l'existence sur le plan actuel de la ville d'une rue reliant la place Ledru Rollin à l'avenue Louis Curet (l'un des constructeurs) et au jardin Aristide Briand où se situaient plusieurs chantiers. Elle porte justement le nom de Rue des Chantiers.
Dans ces chiffres, en 1895, ils occupaient à eux seuls 300 ouvriers qui fabriquaient des chaloupes en bois.
Nos parents se souvenaient très bien de Mademoiselle Caroline Curet, héritière de toute une famille de constructeurs et qui anima la Navale seynoise jusqu'au début de la guerre de 1914-1918.
Nous aurions pu développer longuement la nature des bateaux lancés par les chantiers énumérés plus haut, et donner de longues listes nominatives que les archives de la Marine conservent depuis 1707.
Il ne semble pas que nos petits chantiers locaux aient construit de très gros navires à deux ou trois ponts, type frégate ; pas d'avantage de grandes nefs pour le commerce.
Par contre, ils construisirent beaucoup de petites unités rapides de 100 à 200 tonneaux (brigantins, tartanes, senaux, etc.).
Ils surent leur donner des noms poétiques comme : La Claire Anne, l'Heureuse Marianne, la Charmante villageoise, La Jeune Lise, La Joséphine, l'Aimable Catherine, etc. et aussi des noms dictés par la ferveur religieuse de l'époque : Le Saint-Pierre, Vierge de Grâce, Saint-Esprit, Sainte-Elisabeth, Vierge de la Miséricorde, Saint-Antoine, etc.
Nous conseillons au lecteur de consulter l'ouvrage de Louis Baudoin qui reproduit de longues listes des bateaux de l'époque avec leurs caractéristiques.
Mais avant de parler de la construction navale du XIXe siècle, il est intéressant de connaître certains bilans, même s'ils demeurent fragmentaires. Ces tableaux comparatifs sont extraits d'une revue : Provence historique où l'auteur Charles Carrière estime qu'entre 1785 et 1791 La Seyne est en tête de tous les ports provençaux pour la construction navale.
En 1766, sur 27 navires venus à Alger, on dénombre :
Entre 1737 et 1774, on note les origines suivantes des bâtiments entrés à Marseille en provenance du Levant :
Autres signes de prospérité :
- Dans un écrit de 1778 extrait d'un conflit entre La Seyne et Six-Fours, il est dit dans un mémoire : « La Seyne est devenue opulente par le commerce de la mer : son affouagement a été augmenté de trois feux et demi alors que celui de Six-Fours est resté le même ».
- La Seyne a dépensé plus de 300 000 livres pour l'aménagement de son port qui est ouvert librement aux gens de Six-Fours.
- La Marine Royale commande à la ville de La Seyne des quantités importantes de pins maritimes pris dans la belle forêt de Janas en 1765.
- Le flibustier Jean Gaspard de Vence qui deviendra amiral et préfet maritime de Toulon commandera ses bateaux corsaires aux petits chantiers précités pour faire la chasse à l'anglais.
- Jusqu'en 1785, année d'un premier creusement du port, La Seyne est demeurée une ville de pêcheurs avec 200 marins sur une centaine de barques. On estime leurs prises à 150 000 kilos de poisson par an. La dizaine de ces petits chantiers énumérés tantôt portait les noms de leurs propriétaires seynois, six-fournais, ou des environs, qui étaient le plus souvent négociants, capitaines au long cours ou les deux à la fois.
Si, dans un premier temps, ils pensèrent à la construction de bateaux de pêche, le développement économique exigea par la suite un accroissement des moyens d'échanges avec les régions voisines, des bateaux de plus en plus gros utilisés pour le transport des marchandises avec une certaine adaptation suivant qu'il s'agissait de pondéreux, de matériaux de construction ou de produits consommables.
Et puis, les exploitants de la mer passèrent au stade de l'Association groupant quelques notables : négociants, notaires, médecins, artisans.
Les archives de la Marine nous citent en exemple le senau La Vierge de Grâce de 100 tonneaux construit pour le compte des sieurs Jeansoleng de La Seyne et Fournier de Toulon, cela se passait en 1767. La même année, ce fut le Saint-Esprit construit à La Seyne pour le compte d'un notaire, d'un chirurgien et d'un tisserand tous trois six-fournais.
Les associations maritimes locales n'avaient rien de comparable à celles fondées par Colbert dans les grands ports français. Les armateurs seynois firent tout de même d'excellentes affaires.
Après avoir construit pour les échanges commerciaux, ils en vinrent à l'idée d'en fabriquer pour les vendre... des bateaux solides, bien galbés, nécessitant une main d'oeuvre adroite que l'on trouvait dans notre petit peuple seynois. Et ces ouvriers n'avaient pas suivi de cours spéciaux. La plupart, illettrés, s'étaient formés sur le tas suivant attentivement les conseils des anciens, héritiers sans doute du savoir des compagnons, des corporations médiévales. Ils ne disposaient d'aucun engin mécanique. Les plus belles goélettes étaient confectionnées avec des scies, des ciseaux à bois, des rabots, des varlopes, des vilebrequins, des tournevis, de petites vrilles et aussi des grosses appelées tarières. Ces travailleurs étaient capables de produire des chefs d'oeuvre, sans être récompensés pour leur talent. Leurs salaires suffisaient à peine à leur subsistance et ils n'avaient surtout pas la garantie de l'emploi, ce qui s'explique par le fait que les petits chantiers avaient un caractère forain. Autour du bateau en construction, on trouvait en désordre les pièces de bois, les outils à peine protégés des intempéries par quelques planches. Aucun hangar, aucun abri sur des terrains même pas loués par les municipalités. Ces chantiers de plain-pied ne reprenaient pas toujours leurs constructions au même endroit, mais furent toutefois maintenus à proximité de la ville.
Les anciens nous disaient qu'il y existait une ambiance paternaliste mais hélas ! aucune législation n'existait qui pût garantir l'assurance d'un emploi. Les patrons savaient s'associer pour la défense de leurs intérêts, mais nous verrons au cours de cet historique que les ouvriers eurent bien du mal à faire admettre leurs droits les plus élémentaires. Dans les premières années du XIXe siècle, les rapports entre patronat et classe ouvrière évoluèrent dans le sens d'une lutte de classes et l'entrepreneur Lombard, issu d'une famille de constructeurs navals passait pour un spéculateur qui allait inaugurer les charpentes métalliques.
Nous reviendrons sur cette personnalité qui fut au service de M. Mathieu dont les chantiers s'établirent à l'angle sud du port de La Seyne sur une surface de 4 000 m2. Retenons au passage ces chiffres très significatifs pour estimer l'activité des chantiers Lombard :
Entre 1814 et 1828 y furent construits 53 navires à voiles dont la jauge varia de 400 à 1 400 t.
Avant de quitter nos petits chantiers, il nous faut souligner un événement de la plus haute importance de l'année 1830 que fut l'expédition militaire d'Alger dont les conséquences sur la vie économique nationale et locale furent considérables. On sait qu'elle fut le point de départ des conquêtes coloniales du XIXe siècle devenues L'Empire Français.
Le 25 mai 1830, une formidable Armada composée de 103 vaisseaux de guerre (dont 7 à vapeur), 347 transports, une flottille de débarquement de 150 tartanes et balancelles à faible tirant d'eau, quitta le port de Toulon où les préparatifs avaient duré plusieurs mois. Nos petits chantiers navals et leurs constructeurs bénéficièrent des retombées d'un courant d'affaires certain grâce au savoir-faire des travailleurs seynois. De nombreux bateaux sortirent des chantiers de La Lune et des Esplageols.
La présence de sept bateaux à vapeur dans cette expédition d'Alger nous amène à parler des savants qui ouvrirent des chemins nouveaux pour la construction navale grâce à leurs découvertes, sensationnelles pour l'époque.
Évolution de la construction navale au XIXe siècle
Ce siècle influença considérablement la construction navale pour des raisons bien distinctes.
Dans la première moitié, la marine à voiles qui existait depuis la plus haute Antiquité avait su tirer parti admirablement de la force du vent. Au Moyen Age, les inventions de la boussole et du gouvernail avaient ouvert des perspectives étonnantes à la navigation, permis des expéditions lointaines et la pénétration progressive des continents.
Un homme de génie, Denis Papin, qui découvrit vers la fin du XVIIIe siècle, la force motrice de la vapeur et dont les travaux furent complétés par l'écossais Watt allait bouleverser la construction navale et les industries mécaniques en général. Nous reviendrons sur ce sujet.
Les premières machines à vapeur actionnèrent des bateaux à aubes (on disait aussi bateaux à roues). Il nous souvient d'avoir vu dans notre enfance le dernier exemplaire de ces navires poussifs dans le port de Toulon.
En 1836, fut construit par les Chantiers Mathieu, dont il sera question plus loin, un steam-boat à roues et à vapeur de 123 tonneaux, à coque doublée en zinc, à un seul pont et sans mâture. Il s'appelait La Seyne n° 1 et fut destiné à la liaison La Seyne-Toulon.
Ces bateaux à aubes ne firent pas une longue carrière sur nos rivages en raison de leur maniabilité douteuse et de la versatilité des flots.
On payait 0,05 franc (1 sou) pour une traversée qui durait une heure. Si le vent était favorable, la durée du trajet pouvait être raccourcie.
Hélas ! Les bateliers qui gagnaient modestement leur vie ne purent supporter la concurrence des premières machines à vapeur malgré leurs imperfections.
Ils s'en allaient répétant sur le quai du port à l'adresse des usagers du bateau à vapeur pour tenter de sauver leur clientèle
- Siatz ensucat de montar sus aquest batèu (Vous êtes fous, de monter sur ce bateau).
On leur répondait :
- Et perqué ? digua mi (Et pourquoi, dites-moi ?).
Les bateliers voulant effrayer les gens répliquaient
- Perqué se lo motor ven a peta anas toteï vous négar (Parce que si le moteur vient à éclater, vous allez tous vous noyer).
Ce disant, ils étaient loin de se douter que les bateaux à vapeur eux-mêmes connaîtraient à leur tour la rivalité des transports et seraient victimes des progrès de la modernité.
Dans la même période où les techniciens et ingénieurs exploitaient la découverte de Denis Papin, un homme de génie, un Français de Boulogne-sur-Mer, inventa l'hélice appliquée à la navigation, création qui restera l'une des plus belles du XIXe siècle. Il s'agit de Frédéric Sauvage, un homme exceptionnel qui lutta pendant des années avec une opiniâtre énergie pour réaliser un projet bien hardi aux yeux de ceux qui le jalousaient dans son métier de créateur.
Son désir était de débarrasser les bateaux à vapeur de leurs roues à aubes trop lourdes et particulièrement vulnérables en cas de combat. Il rechercha avec obstination un moyen de propulsion sous-marine pour éviter ces inconvénients.
En 1832, il prit un brevet d'invention d'hélice que malheureusement les étrangers exploitèrent à sa place. La forme définitive de l'hélice apparut après les travaux de Smith et Ericson. La vulgarisation se fit dans notre pays à partir de 1835 et coïncida avec l'apparition des constructions métalliques.
En 1852, quand l'Empereur Napoléon III vient à La Seyne et Toulon, on put vérifier sur le trajet Marseille-Toulon l'efficacité de la propulsion par hélice qui donna une vitesse supérieure au Napoléon, cuirassé impérial, par rapport aux meilleurs vaisseaux de la marine britannique.
Indiquons au passage qu'au milieu du XIXe siècle, on utilisa conjointement la force de la vapeur et celle des vents. Quand ceux-ci étaient vraiment favorables, on économisait le charbon des machines. Déjà on pensait à trouver une autre force énergétique plus efficace et surtout moins encombrante que le charbon.
Dans les années 1835-1836, la création des Chantiers Mathieu fut pour la construction navale seynoise un événement marquant. Après avoir dirigé une société appelée « Les Aigles » (*) qui opérait sur le Rhône et la Saône, cet entrepreneur audacieux, voulut construire lui-même sa flotte. Il avait tout d'abord choisi Marseille pour y fonder un grand port de constructions navales, y avait accumulé de grandes quantités de matériels et attiré vers de grands travaux, les meilleurs ouvriers d'élite de la Provence. Parmi eux figurait M. Verlaque, un habile contremaître qui avait fait son expérience aux constructions navales de l'Arsenal de Toulon sans jamais négliger celles de M. Lombard.
(*) Cette
dénomination « Les Aigles » s'explique par les origines de M. Pierre François Mathieu
qui, né en Suisse en 1794, fut d'abord officier dans la garde de
Napoléon, fit la campagne de Russie dans le 6ème Dragons,
à peine âgé de 18 ans.Il fut aussi, après Edward Church,
l'un des précurseurs de la navigation sur le lac Léman
[communication de l'un de ses descendants, M. JLB, en avril
2015].
M. Verlaque fut choqué par l'incommodité et l'insécurité des rivages choisis pour les lancements de navires (plage des Catalans). Il suggéra alors à M. Mathieu le transfert de tous les matériels accumulés à Marseille (hangars, outillage, installations diverses) vers les bords de la rade abritée de Toulon, au littoral de La Lune en particulier.
Après une visite à La Seyne, M. Mathieu fut convaincu de l'efficacité d'une telle proposition, fit combler le rivage du côté Est sur 2 500 m2 . Le nombre d'ouvriers de ce premier chantier s'éleva à plusieurs centaines.
En 1839, quand M. Mathieu se retira, M. Lombard, son précieux adjoint, prit en mains les destinées de la construction navale seynoise, M. Lombard dont il n'est pas inutile de rappeler qu'avant même la création des Chantiers Mathieu, en 1829 précisément, la grande compagnie de navigation du Rhône lui confia la construction de quatre bateaux à vapeur de rivière : le Rhône, la Saône, le Valence, l'Isère et deux bateaux à vapeur pour la Méditerranée auxquels il faut ajouter six navires à voiles jaugeant 950 tonneaux suivis par un paquebot en bois, à roues et à vapeur : le Pharamond. Cet industriel audacieux orienta les Chantiers Mathieu vers les constructions métalliques et s'efforça d'éliminer les constructions en bois qui dureront tout de même un demi-siècle avant de disparaître tout à fait. Il est certain que l'utilisation de la vapeur et du fer allait modifier profondément les techniques de construction. Il fallut un outillage très différencié pour construire des appareils nouveaux, des chaudières, des cheminées, des aérateurs... Aux qualifications ouvrières des constructions en bois succédèrent de nouveaux corps de métiers exigeant une formation comme les tôliers, les serruriers, les mécaniciens, les chaudronniers.
Les spécialistes du bois s'adaptèrent admirablement aux nouveaux matériaux, à un nouvel outillage, mais leurs méthodes de travail garderont longtemps un caractère empirique. On était encore loin d'imaginer des cours et des écoles d'enseignement technique.
Les charpentiers en bois devinrent des charpentiers tôliers. Les entrepreneurs firent en sorte que la population n'ait pas à souffrir du chômage.
Le nombre des calfats s'amenuisait d'année en année. De nouveaux métiers apparurent comme les perceurs, les chanfreineurs, les riveurs, les teneurs d'abattage face aux gros marteaux qui écrasaient les rivets rougis. Les riveurs firent place beaucoup plus tard aux soudeurs.
Ici, il faut préciser que le montage de la coque devait s'accompagner des équipements et des superstructures confectionnés par des industries extérieures. Au fil des ans, les chantiers proprement dits avaient généré des entreprises fort diversifiées, spécialisées dans les moteurs, les turbines, la voilure, les cordages, les câbles, les chaudières, etc.
Revenons un instant sur les chantiers de 1835 pour dire que deux ingénieurs anglais, les frères Evans jouèrent un rôle important dans le développement de l'entreprise Mathieu. Ils furent à l'origine d'un service régulier de petits bateaux à vapeur assurant la liaison Toulon-La Seyne (voir dans notre Tome I le chapitre Du bourriquet au S.I.T.C.A.T.).
Après leur mort, M. Mathieu se retira et le Directeur de l'entreprise M. Lombard s'associa à un banquier toulonnais M. Crassous dans l'intention de continuer l'exploitation. Mais celle-ci ne sera reprise qu'en 1845 par d'autres ingénieurs anglais, les frères Taylor créateurs d'une usine de constructions mécaniques au quartier Menpenti, faubourg de Marseille.
Les chantiers seront alors achetés par M. de Bosobre fondé de pouvoirs et M. Noël Verlaque, ingénieur, personnalité dont il a été longuement question dans les tomes précédents de notre ouvrage et dont on lira une biographie plus loin. Les chantiers de La Lune, comme on les appelait alors, furent agrandis et leur surface portée à plus de 4 hectares en 1849. Dans cette période, naquirent les deux premières cales, l'une de 70 mètres, l'autre de 150 mètres, d'où furent lancés : le Languedoc, le paquebot Ville de Marseille, le Quirinal pour la Russie, le Var, paquebot à hélice et plusieurs dizaines de bateaux divers (bricks, goélettes,...).
Il faut souligner que l'impulsion de Noël Verlaque, donnée à ces chantiers, fut déterminante pour la construction navale seynoise. Rappelons au passage que cet enfant de La Seyne commença sa carrière comme simple ouvrier charpentier, qu'il gravit tous les échelons de la hiérarchie de l'entreprise grâce à sa vaillante obstination et son intelligence. Son ambition le pousse vers la politique puisqu'il occupa, dans les années 1860-1865, les fonctions de conseiller municipal et de conseiller général.
Devenu contremaître, puis ingénieur, puis directeur, il semble bien que le patronat de l'époque intrigua pour le pousser à la conquête de l'administration municipale et sa présence dans les instances départementales.
Les ateliers Taylor, spécialistes de constructions de navires en fer et à vapeur, eurent de bonnes activités jusqu'au milieu du XIXe siècle et, d'après les statistiques des premiers historiens de la Navale, leurs effectifs passèrent en quelques années de 200 hommes à près d'un millier, dont 40 enfants, particularité qui appellera plus loin quelques remarques.
Les parents faisaient embaucher leurs enfants de 12 à 14 ans pour un salaire quotidien de quelques sous ; celui du père permettant à peine à la famille de subsister.
Les frères Taylor avaient certainement conscience des difficultés énormes de leurs ouvriers. Ils tentèrent de les édulcorer par la création d'une première caisse de secours. Avant eux le patronat de l'époque n'avait même pas mis au service des travailleurs en provenance de Six-Fours un réfectoire pour prendre leur déjeuner à l'abri des intempéries. Un hangar fait de planches et quelques bancs adoucirent quelque peu leur fatigue, les déplacements du pauvre peuple ne se faisant qu'à pied.
Nous évoquerons plus loin des conditions de vie misérables de la classe ouvrière qui persisteront encore fort longtemps malgré les progrès des sciences et des techniques. Vers le milieu du XIXe siècle, la France entra dans une période d'instabilité politique et économique. La seconde république naquit certes dans l'enthousiasme quasi général, mais son gouvernement provisoire manqua de moyens pour s'imposer. La crise économique s'étendit, les impôts ne rentrèrent pas et le chômage se développa. À La Seyne, ce fut l'aggravation de la misère et de l'inquiétude. Sur un effectif de 1 300 ouvriers de toutes corporations, 200 seulement travaillaient effectivement. En 1850, les Chantiers Taylor renvoyèrent le tiers de leurs effectifs. L'État ne se préoccupait pas des chômeurs. Il distribuait de loin en loin des subsides dérisoires.
Mieux encore ! Une loi interdit aux sociétés de secours mutuels de distribuer des indemnités aux chômeurs.
Le patronat de l'époque profitait du chômage pour se débarrasser de certains ouvriers qu'il disait séditieux parce qu'ils pensaient à la création des syndicats.
Les ouvriers les plus dociles sauvaient leur emploi en échange de leur soumission.
Dans de telles conditions, il arriva que de nombreux travailleurs aillent chercher du travail ailleurs, à La Ciotat par exemple ou à Menpenti au risque de dilapider leurs économies, quand ils en avaient, en frais de transport ou de loyers plus élevés.
La dégradation de la situation économique entraîna la délinquance et l'insécurité publique. Les idées des premiers socialistes tel Proudhon se développaient et en contrepartie la haute finance soutenait le prince Napoléon dans la préparation de son coup d'état.
En attendant La Seyne était en pleine crise. Les Chantiers Taylor ne purent satisfaire la demande des grandes compagnies de navigation qui exigeaient des bateaux plus gros et plus rapides.
Une concurrence aboutira à la disparition des petits chantiers énumérés dans les plages précédentes et qui deviendront la proie des promoteurs de la grande société capitaliste dénommée : Forges et Chantiers de la Méditerranée qui fera l'objet dans cet historique d'un long chapitre puisque cette société a duré 110 ans. Il exista entre 1852 (Ateliers Taylor) et 1856 une société de constructions navales incertaine. Le décret impérial du 21 mai 1856 dont la photocopie suit, autorisa la grande construction navale qui conduisit notre cité au faîte de la gloire mondiale par ses réalisations spectaculaires.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le développement économique de notre pays fut spectaculaire et l'accélération des progrès de la science et des techniques fit prendre à l'industrie métallurgique un essor considérable ; les richesses du sous-sol furent mieux exploitées, les voies de communication et les transports améliorés, il s'ensuivit la création de grandes zones industrielles et la France passa rapidement du stade de l'artisanat à celui de la grande industrie avec, par exemple, les usines Schneider au Creusot qui employaient plus de 10 000 ouvriers et les usines de Wendel en Lorraine plus de 5 000. On entrait dans une période où se constituait au sein de la bourgeoisie un groupe nouveau, celui du grand patronat, des maîtres de forges et grands industriels et, pour ce qui concernait notre région, surgirent les constructeurs de la Navale dont les profits s'amplifièrent avec le développement impétueux des grandes compagnies de navigation (Compagnie Générale Transatlantique, Messageries Maritimes, Chargeurs réunis, Paquet, etc.) surtout à partir du moment des conquêtes coloniales et compte tenu qu'il fallait protéger les transports maritimes par une flotte de guerre.
Avec l'évolution des structures économiques, les affaires financières allaient permettre l'enrichissement de la grande bourgeoisie. Le Crédit Lyonnais et la Société Générale datant de cette période ; autrement dit les structures du grand capitalisme étendaient leur emprise dans tous les domaines. L'empire napoléonien les favorisa de son mieux et l'une de ses plus belles réussites fut la réalisation presque complète du réseau ferré, dont bénéficièrent La Seyne et Toulon en 1859.
On comprend les avantages considérables pour nos chantiers navals de l'acheminement des matériaux en provenance du Creusot ou de la Lorraine. On a peine à imaginer qu'auparavant, les profilés, les blindages parvenaient sur les lieux de travail par la route au moyen de véhicules tirés par des chevaux sur des centaines de kilomètres. Nos anciens nous parlaient souvent du transport des plaques de blindage depuis la gare de La Seyne jusqu'aux Chantiers avant que n'existât le pont-levis. Des fardiers au faible diamètre tirés par 12 ou même 16 chevaux puissants roulaient difficilement sur les pavés du port, dans un vacarme infernal de ferrailles dominé par le claquement des fouets impitoyables.
L'accès des matériaux de construction jusqu'à pied d'oeuvre par la voie secondaire passant par Lagoubran et Brégaillon ne put se réaliser qu'au début du XXe siècle. Le pont-levis édifié entre 1915 et 1920 a rendu des services considérables à la construction navale.
Revenons au milieu du XIXe siècle où l'essor de l'industrie seynoise s'affirmait solidement. Aux premiers chantiers de constructions métalliques avec les entrepreneurs Mathieu, Lombard, Taylor, qui supplantaient d'année en année les constructions en bois, allait succéder une grande société dénommée :
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Le 21 mai 1856, avons-nous dit, parut le décret impérial autorisant cette société de constructions navales dont le premier Président fut M. Armand Behic et le premier vice-président M. Jubelin. Les administrateurs au plus haut niveau se nommaient : Simons, Revenaz, Soufflot, Marcuard, Bartholoni, Say et Armand.
Par la suite, M. Behic s'entoura d'autres collaborateurs parmi lesquels MM. Dupuy de Lôme et Gustave Zédé.
Il nous a semblé que ces trois personnages méritaient une biographie particulière tant ils furent d'une classe exceptionnelle dans l'accomplissement de leur tâche, tant ils surent donner une impulsion technique, galvaniser l'esprit de progrès, à une institution qui devait durer un siècle et demi.
(Nous joignons à leur courte biographie le texte du décret impérial portant signature de l'Empereur Napoléon III).
Lors de sa constitution, le capital de la Société s'élevait à 4 millions de francs - or répartis en 8 000 actions de cinq cents francs - c'était une somme énorme pour l'époque qui permit l'exploitation des chantiers existant à La Seyne sur 45 000 m2, d'un groupe d'ateliers à Marseille au faubourg de Menpenti transféré ultérieurement à La Seyne aux Mouissèques plus précisément en 1888 - également d'un autre petit atelier pour réparations de navires près du Port de Marseille appelé Atelier de la jetée. La société utilisait aussi les Forges de la Capelette louées aux frères Marel. A la tête de ces structures fut installé un Directeur administratif : M. Guigues de Frangins, assisté d'un comité de direction dont fit partie M. Armand. M. Verlaque était alors ingénieur en chef des chantiers de La Seyne.
M. Bourdon était ingénieur en chef des ateliers de Menpenti, poste qu'il abandonne en 1860 en raison de son âge. Il fut remplacé par M. Lecointre, ancien ingénieur de la Marine.
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Premières années des Forges et Chantiers de la Méditerranée (F.C.M.)
Sous l'impulsion d'Armand Behic, la société des Forges et Chantiers de la Méditerranée acheta des terrains de culture, des prés, des vignes sur la bordure méridionale des premiers ateliers, ce qui porta la surface primitive de quatre à treize hectares. Les quais furent restaurés, le port et la darse d'armement approfondis.
Entre 1854 et 1856, se déroula la fameuse guerre de Crimée qui opposa d'une part la Russie des Tsars, la France et l'Angleterre d'autre part. Les points d'embarquement et du ravitaillement se situèrent à Toulon, Marseille et Sète. Les chantiers de constructions navales, dont La Seyne, tirèrent des avantages substantiels par des activités lucratives. Les petits ateliers, les corderies, les commerces connurent une vive activité pendant deux ans sans parler des Seynois impliqués dans les opérations maritimes.
Quant à la construction navale proprement dite, les chiffres qui suivent sont éloquents. En 1856, les constructions navales seynoises avaient réalisé 74 paquebots qui naviguaient en Méditerranée, dans l'Atlantique Sud et même en Extrême-orient. 150 000 passagers avaient été transportés.
Très rapidement, les Chantiers de La Seyne avaient acquis une grande notoriété par la qualité et l'extrême variété de leurs travaux. Dans les années soixante, les marines de guerre : italienne, espagnole, prussienne, brésilienne, égyptienne, hollandaise, danoise, ottomane, grecque, autrichienne, russe, japonaise... passèrent à nos chantiers des commandes fort diverses : frégates ou corvettes cuirassées, avisos, canonnières et dans le même temps des paquebots, des transports comme le Navarre, l'Estramadure, construits pour la liste postale du Brésil. Faisons une mention spéciale pour quelques navires particulièrement célèbres des années 1860.
Après les quatre steamers commandés par la Russie : le Colchis, l'Elbrutz, le Kertch, le Quirinal, le Duc Constantin, ce fut l'armement de la Gloire qui eut un grand retentissement, frégate cuirassée de 6 000 tonneaux dotée d'un blindage de 12 cm. On lira plus loin un texte spécial consacré aux exploits de ce navire. Il en sera de même pour la frégate cuirassée Numancia construite pour la marine espagnole. On pourrait multiplier les exemples.
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Sur les instances du gouvernement, la Société des Forges et Chantiers de la Méditerranée prit part à une exposition organisée à Londres en 1863 avec la production d'une machine de 400 chevaux. Par la suite, cet engin remarquable actionna une frégate appelée la Belliqueuse qui fit le tour du monde sous le commandement de l'Amiral Penhoët.
En 1864, les caisses publiques sous Napoléon III sont vides en raison de la guerre ruineuse du Mexique qui tourna au désastre. Le gouvernement en vint à réduire les crédits affectés à la Marine, opération douloureuse, qui entraîna des licenciements à La Seyne, facilités d'autant par les mauvais jugements du pouvoir portés sur la classe ouvrière seynoise à qui le Préfet Montois reprochait ses tendances trop républicaines.
La preuve ? Quand eurent lieu les élections au corps législatif en 1863, le grand président directeur général de la société des F.C.M. Armand Behic, tenta d'influencer la classe ouvrière en faveur du candidat officiel, le vicomte de Kervegen, défenseur de l'Empire. Ce dernier obtint à La Seyne 553 suffrages contre 938 à son rival l'avocat Philis.
En 1857, aux précédentes élections au corps législatif, le même vicomte avait été élu sans difficulté, n'ayant pas eu d'opposant. Il avait récolté 869 voix sur 895 votants... mais il y avait 2537 inscrits. Ce qui signifiait que la politique impériale était loin de faire l'unanimité.
Le régime napoléonien avait utilisé tous les moyens de pression contre les travailleurs. Dans cette période avait été inventé le fameux livret ouvrier qui permettait de surveiller les éléments dits subversifs. Faisons ici référence à la loi du 22 juin 1854 qui obligeait l'employeur à inscrire sur le livret la date d'entrée et de sortie de chaque ouvrier.
Nous reviendrons plus loin sur ce sujet dans la rubrique Conditions de vie et de travail au XIXe siècle.
Un malheur ne vient jamais seul dit-on souvent. Hélas ! au marasme économique de cette période vint s'ajouter le fléau d'une maladie endémique terrible qu'on ne savait pas combattre : le choléra !
Le choléra, fléau du XIXe siècle
Si nous consacrons quelques lignes à ce terrible malheur ce n'est pas seulement pour déplorer les vies humaines perdues mais aussi pour montrer les conséquences néfastes sur la vie économique locale.
Déjà, pour le seul XIXe siècle, durant les années 1835 et 1845 notre ville avait connu des atteintes relativement limitées de ce choléra dont la science d'alors ignorait les causes, comme elle ignorait celle de la tuberculose, de la diphtérie, de la peste et autres maladies. En 1865, l'épidémie fut soudaine, brutale, au point qu'un véritable sauve-qui-peut poussa la population terrifiée à quitter La Seyne et ses chantiers en catastrophe. Ouvriers et techniciens par centaines suivirent leurs familles dans les campagnes. En trois mois, de septembre à décembre, le choléra tua à La Seyne, 500 personnes.
L'effectif des chantiers passa de 2300 hommes à 740 et il fallut par la suite bien longtemps pour que la construction navale reprenne des activités normales. De nombreuses commandes furent différées ou non livrées à la date prévue.
Fort heureusement, les années qui suivirent s'affirmèrent bien meilleures. N'est-il pas vrai que la vie d'une entreprise industrielle connaît, à travers son histoire des vicissitudes comme en connaissent les familles, les associations, les collectivités locales et nationales ? Marx disait : Tout influe sur tout.
Les conjonctures politiques, sociales, économiques, ouvrirent à nos chantiers des perspectives heureuses en cette fin du XIXe siècle et même une grande prospérité.
Hélas ! Il nous faudra bien parler des aléas, des évolutions et des changements les plus imprévus auxquels les dirigeants des chantiers navals furent confrontés par la suite.
La réputation acquise par la Société des Forges et chantiers de la Méditerranée s'étendait peu à peu au monde entier. Les instances pressantes du Gouvernement impérial l'incitèrent à participer à l'Exposition universelle de 1867.
En 1855 et 1863 d'autres expositions avaient attiré dans la capitale des millions de visiteurs et les spécialistes de l'industrie métallurgique apprécièrent les techniques d'avenir de nos ingénieurs et techniciens seynois. Des rois, des princes et autres dignitaires s'y rendirent et d'après les statistiques de l'époque le nombre des entrées approcha quinze millions.
Entre 1863 et 1868, la Société des F.C.M. livra 32 grandes dragues avec leurs appareils de service : grues, élévateurs, couloirs, soit 20 000 tonnes de tôlerie, destinées au percement de l'isthme de Suez, projet conçu par Ferdinand de Lesseps et dont l'inauguration eut lieu en 1869.
La compagnie universelle du canal avec à son service M. Alexandre Lavalley et M. Paul Carié mena à bien cette réalisation remarquable qui eut des conséquences énormes sur le trafic commercial de l'Europe vers l'Orient et l'Extrême-Orient.
La plupart des engins utilisés pour l'approfondissement du canal, l'aménagement des abords, les refouleuses, les bateaux-citernes, les chalands, furent construits par nos chantiers... et nous parlerons aussi longuement du fameux dock flottant d'Alexandrie, des ateliers de Port-Saïd... (voir texte spécial).
En cette même année 1869, l'illustre ingénieur M. Dupuy de Lôme arme le premier vaisseau à vapeur le Napoléon ainsi que la Gloire, réalisation que nous avons déjà citée. Dans ces mêmes années de la fin du second Empire furent lancées les unités suivantes : la Vienne, transport de guerre, la frégate cuirassée Frédéric Charles, les clippers Tamaris, La Seyne, le paquebot France, navire de 130 mètres de long pour les transports maritimes à vapeur.
Indépendamment de la construction des navires dont la liste est incomplète, il faudrait ajouter des travaux divers : matériel de dragage, machines hydrauliques, ponts tournants pour voies ferrées, etc.
Vers la fin de la guerre de 1870, après le désastre de Sedan, de Paris encerclé par l'armée allemande, Gambetta s'échappa en ballon et réussit le tour de force de réorganiser trois armées pour débloquer la capitale. Il lança au peuple français des appels pathétiques, aux usines tout spécialement pour équiper de nouvelles troupes.
Ce fut dans les semaines dramatiques qui suivirent que notre industrie locale donna un exemple magnifique de patriotisme. En quelques mois, nos Forges et Chantiers apportèrent aux années françaises 340 bouches à feu et 1 200 prolonges d'artillerie. Ils donnèrent la preuve évidente de leurs capacités à produire et à s'adapter à des fabrications nouvelles : batteries, avant-trains, chariots, obusiers de montagne, etc.
Pendant ce temps, la construction navale s'était ralentie. Notons cependant la construction des trois-mâts en fer Glaneuse et Bluche ainsi que le Cyclope, bateau atelier pour la marine autrichienne, suivi du paquebot la Meuse.
Les désastres de la guerre 1870-1871 provoquèrent des récessions économiques, momentanées toutefois. Les plaies de la guerre pansées on peut affirmer que durant les trente dernières années du XIXe siècle les industries françaises se développèrent avec impétuosité (métallurgie, mines, textiles...) et bien sûr la construction navale.
Et ce fut précisément en 1872 que la dynamique des Forges et Chantiers se manifesta avec éclat par la création d'ateliers nouveaux à l'opposé du pays méditerranéen, sur les bords de la Manche au Havre.
Extensions diversifications - Les ateliers Mazeline du Havre
Après la dissolution de la Société des Ateliers et Chantiers de l'Océan, la Direction des Forges et Chantiers de la Méditerranée fit l'acquisition des Établissements du Havre, comprenant d'une part un chantier de construction navale nommé Graville et d'autre part des ateliers appelés Mazeline, noms de leurs premiers exploitants. Ces ouvrages étaient desservis par une mâture à vapeur de cent tonnes.
Les Chantiers d'un seul tenant occupaient un vaste domaine de 120 000 m2, bordé par l'estuaire de la Seine sur 700 m de rivage et relié à la S.N.C.F.
Nous ne pouvons ici que schématiser l'importance d'un tel chantier admirablement équipé pour la construction de coques et l'armement de navires (de guerre ou de commerce) d'une longueur pouvant atteindre 120 m avec deux cales de lancement. Les ateliers, les installations étaient ceux et celles que l'on retrouvait à une échelle supérieure à La Seyne : traçage, tôlerie, chaudronnerie, soudage, serrurerie, menuiserie, etc.
Anticipons sur l'activité des ateliers Mazeline dont l'existence s'affirma particulièrement au début de notre siècle. Ils occupaient alors une superficie de 7 hectares et demi, et leurs effectifs atteignirent 1 300 personnes dans les années 1950. Ils fabriquaient spécialement des moteurs, des hélices marines, des ensembles mécaniques pour l'armement des matériels d'installations pétrolifères. Leurs fonderies pouvaient réaliser des hélices d'un poids de 42 tonnes.
Rien ne manquait à ces ateliers : outillages, fours électriques, laboratoire...
On pourrait montrer avec précision que leur prospérité fut étroitement liée à celle des chantiers seynois puisque, répétons-le, leurs activités furent complémentaires.
L'acquisition des Chantiers du Havre se fit dans le courant de l'année 1872, dans une période où la vie économique française était en pleine récession après les désastres de la guerre de 1870-1871, la chute de l'Empire et la répression féroce de Thiers sur le peuple de Paris.
Néanmoins, un problème crucial se posa à la construction navale et la nation tout entière : celui du charbon. On sait qu'après les magnifiques travaux de Denis Papin et Frédéric Sauvage, complétés par ceux de nombreux ingénieurs étrangers, la navigation sur les fleuves et sur les mers allait nécessiter une consommation considérable de charbon, principale force énergétique du moment, qui s'était substituée à la force des vents et des rames. Son exploitation prit une importance capitale dans le monde entier, car ce précieux combustible, il fallut le distribuer partout, dans les villes, les centres industriels où les machines à vapeur se multipliaient, les ports marchands et militaires...
Ce qui explique la création de nouvelles lignes de transport, la construction de navires, des flottes marchandes plus nombreuses protégées par une marine militaire puissante. Toutes ces évolutions devaient conduire à la création d'autres chantiers navals dont l'histoire mériterait aussi d'être contée, entre autres : Saint-Nazaire, Lorient, Dunkerque, La Ciotat.
Cependant, la reprise de l'activité industrielle fut laborieuse et il y eut même une surcharge de commandes de navires difficiles à satisfaire tant que les problèmes du ravitaillement en charbon ne furent pas réglés.
Les chantiers seynois bénéficiaient d'une situation particulièrement favorable sur les rivages méditerranéens, au fond d'une rade bien protégée de tous les vents, à proximité de Marseille, premier port de commerce français d'où allaient naître de multiples compagnies de navigation assurant les liaisons avec tous les continents et surtout ceux où la bourgeoisie française exploitait un immense empire colonial.
N'est-ce pas des ports méditerranéens que partaient les grands navires à trois mâts à propulsion mixte (voile et machine à vapeur) et que l'on nommait Bien-Hoa, Vinh-Long, Chau-Doc, qui s'en allaient vers le Tonkin pour en ramener du charbon d'une qualité supérieure, et sans doute à un prix très abordable ?
L'année 1872 doit être considérée comme un véritable tournant dans l'histoire de la construction navale seynoise par le fait qu'elle affirma sa vitalité, les F.C.M. ayant acheté les ateliers du Havre cette année-là, alors que les désastres de l'Empire n'étaient pas surmontés. L'extension des ateliers s'accompagna d'une diversification, mais les difficultés persistaient à cause de la pénurie de charbon et du manque de matière première. Le prix des navires augmenta considérablement et il ne fut pas facile pour le patronat d'économiser sur la main d'oeuvre, la classe ouvrière dans cette période s'organisant et luttant durement pour la défense de ses conditions d'existence ; ce qui va nous amener à poser des problèmes humains et surtout des conditions de travail et de vie des travailleurs de cette époque que nous développerons avec beaucoup de précision.
Ce fut en 1872 que le directeur des chantiers navals Noël Verlaque, figure emblématique seynoise fut remplacé par Amable Lagane. Cette passation de pouvoirs ne se fit pas sans critiques polémiques, insinuations malveillantes, paroles amères.
M. Lagane, polytechnicien, venu du génie maritime, avait été sous les ordres de M. Verlaque. Mais les jeunes cavaliers ne peuvent guère s'accommoder des vieilles montures. Comme nous l'avons démontré par la Biographie de M. Lagane parue dans le tome II de notre ouvrage, le Conseil d'Administration des Forges et Chantiers avait fait un bon choix en désignant cet homme remarquable par sa compétence et son autorité, à la tête de l'entreprise.
Amable Lagane eut à faire face à des situations délicates à partir de 1872 sur les temps forts desquelles nous reviendrons avec les batailles revendicatives pour des conditions de travail décentes et pour la création d'une mutualité efficace.
Conditions de vie et de travail au XIXe siècle
Avant de décrire les conditions de vie des travailleurs seynois dans les débuts du XIXe siècle, où l'industrialisation se développait partout en France grâce aux progrès considérables des sciences et des techniques, il est bon de rappeler sommairement ce qu'était la vie des travailleurs français en général.
Hormis les nantis de la campagne, les grands propriétaires terriens, les patrons des industries naissantes de la métallurgie, des textiles ou autres, la petite bourgeoisie des artisans, du négoce, des professions libérales, la grande masse du peuple souffrait : conditions de logement effroyables, absence d'hygiène, salaires dérisoires posant des problèmes dramatiques pour les familles redevables d'un loyer (le terme), alimentation insuffisante à base de pain essentiellement, la viande n'apparaissant souvent sur les tables que sous la forme de déchets, le vin étant seulement réservé au chef de famille.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, elle devint un peu plus variée, mais il faudra attendre le début du XXe pour voir augmenter la consommation d'oeufs, de viande, de charcuterie. Le nombre des fumeurs s'accrut, surtout les amateurs de caporal ordinaire et l'on vit à la veillée le père de famille ouvrir son journal et en faire souvent lecture à son entourage.
On demeurait impuissant devant la plupart des maladies : tuberculose, fièvre typhoïde, tétanos, pneumonie...
La mortalité infantile pouvait atteindre 10 à 15 % du nombre des bébés suivant les régions du pays.
Il n'était pas rare dans notre enfance de voir chaque semaine des chars funèbres emporter de petits cercueils recouverts d'un drap blanc. Et le malheur frappait le plus souvent les familles dont les conditions d'existence étaient les plus aléatoires.
Aucun secours n'était accordé aux chômeurs dont on disait qu'ils étaient en promenade. Dans les périodes de récession, les travailleurs des chantiers navals devenaient des ravageurs de la forêt, des campagnes et du bord de la mer, pour assurer la survie des ménages.
Dans les années fastes où le travail était assuré, la journée des ouvriers variait de 12 à 15 heures et le salaire permettait alors aux familles de subsister.
Les premiers industriels, conscients de la nécessité d'aider les malheureux, poussèrent à la création des sociétés de secours mutuels pour que les hommes soient physiquement capables d'accomplir de rudes tâches. Ils pouvaient par ce moyen lutter contre la maladie, du moins le croyait-on. En réalité, ces associations étroitement surveillées par l'État qui redoutait de les voir devenir des foyers séditieux, avaient surtout pour but de masquer la misère. Elles portaient généralement des noms de saints : Saint-Joseph, Saint-Roch, Saint-Éloi ; et rappelaient les associations de bienfaisance autorisées sous la royauté, empreintes des traditions religieuses.
Nous reviendrons sur les problèmes de la mutualité tels qu'ils se posèrent à la fin du XIXe siècle, surtout à partir de 1872, où la classe ouvrière seynoise organisée, prit en main directement la défense de ses intérêts et le fit avec beaucoup d'efficacité.
Ses conditions d'existence étaient bien précaires. Dans le cadre général de la vie des travailleurs français évoquée il y a quelques instants, précisons quelques aspects de celle que nos anciens des quartiers de la Lune, des Mouissèques ou de Beaussier connurent au seuil du XXe siècle. Les familles étaient entassées dans des taudis humides, froids, mal aérés, éclairés par le moyen des lampes à pétrole. Le chauffage était un luxe ce qui explique, ces défilés de mamans suivies de leurs enfants sur le chemin des Moulières, les jours de congé scolaire qui s'en allaient tirant et poussant des charretons, des brouettes, des voitures d'enfants pour ramener du bois mort, des pommes de pin bien fermées qui tenaient la braise et chauffaient la pinhata suspendue dans la cheminée basse.
Les hivers étaient durs pour ces familles de travailleurs des chantiers, de nos campagnes où on ne connaissait aucun engin mécanique pour retourner la terre, et aussi celles des rivages où les pêcheurs tiraient sur les avirons plusieurs heures par jour pour faire leur journée. Les mamans, les grand-mères n'arrêtaient pas de rapetasser les vieux vêtements, de repriser des chaussettes. Les papas avaient appris le métier de cordonnier, utilisaient la forme, l'alêne et le ligneul, vissaient des rondelles de caoutchouc sous les talons des souliers pour faire durer (les talonnettes !).
De toutes les manières, on cherchait à économiser ; on rapinait tout ce qu'on pouvait dans les campagnes des Plaines, du quartier Saint-Jean, dans la forêt de Janas, sur les rivages du Lazaret et de Sicié.
Dans le repas des familles les plus démunies, on ignorait le jambon, la pâtisserie ; du poulet, on n'en mangeait que les jours de fête. Exceptionnellement, ces jours-là, les mamans préparaient des tartelettes, des crêpes ou des beignets.
Quand les enfants quémandaient des douceurs, on leur répondait : « Va t'acheter deux sous de morceaux ! ». Vous n'imaginez pas, petits enfants d'aujourd'hui, ce que pouvaient être ces morceaux. C'était tout simple : quand le pâtissier avait tiré du four ses gâteaux, il raclait le fond des plats pour récupérer les débris des millefeuilles ou autres pâtes feuilletées et en remplissait de petits sacs en papier. Avec un sou, on pouvait aussi se régaler d'un sachet de farine tirée des châtaignes-biscottes. Pendant qu'on aspirait le contenu, il se trouvait toujours un plaisantin pour donner des bourrades et la farine se répandait en nuages blancs sur les visages : c'était un agrément supplémentaire.
Les lendemains de Noël, rares étaient les enfants qui crânaient dans la rue sur un cheval mécanique ou les fillettes qui berçaient fièrement des poupées richement vêtues. La plupart devaient se satisfaire d'un petit sac de bonbons ou d'une orange. Ces modestes offrandes qu'ils trouvaient dans leurs petits souliers ne les incitaient pas à vanter la générosité du Père Noël qu'ils rendaient coupable de profondes injustices.
Voilà donc succinctement rappelés quelques aspects de la vie quotidienne de nos anciens, vie extrêmement rude qu'ils ont réussi à améliorer par leur travail, leur savoir faire, leurs luttes sévères contre un pouvoir rétrograde, une classe de possédants qui n'admit jamais une diminution, même modeste, de ses privilèges.
Avant de parler des temps forts de cette année 1872, il nous faut revenir un instant sur la misère des gens et surtout ceux d'origine étrangère qui éprouvaient des difficultés accrues par rapport aux Seynois, du fait de l'ignorance de notre langue, de la réputation mauvaise et même perverse qu'on leur faisait. Parmi eux, les Italiens dominaient largement.
Leur mouvement migratoire esquissé à partir de 1850, s'intensifia vers la fin du XIXe siècle et dans les années sinistres où triompha le fascisme, au point qu'aujourd'hui, un bon tiers de Seynois sont d'ascendance italienne.
Dans le tome III de notre ouvrage, un chapitre s'intitule Du bourg provençal à la cité cosmopolite. Il explique les raisons du phénomène de l'immigration sur lequel les Seynois ont une grande expérience. Les transferts de populations ont toujours existé à l'échelle planétaire et leurs causes furent multiples, les mêmes que malheureusement nous constatons de nos jours : la guerre, la misère, la tyrannie... Pour des raisons essentiellement économiques, les régions frontalières françaises reçurent de nombreux étrangers. Par exemple, les régions du Nord riches en charbon, celles de l'Est, la Lorraine surtout, avec ses gisements importants de minerai de fer. Au milieu du XIXe siècle, quand les industries prirent leur essor, la main d'oeuvre française ne répondait pas aux besoins et le patronat des grandes sociétés d'exploitation favorisa l'entrée en France de milliers d'étrangers : Belges, Polonais, Tchèques, tandis qu'en Aquitaine les grands propriétaires terriens en appelaient aux travailleurs Espagnols et Portugais pour les travaux saisonniers, que l'on retrouvait aussi dans les bassins miniers du Sud-Ouest.
La faiblesse de la natalité expliquait particulièrement ces phénomènes, mais la cause fondamentale résidait dans la misère effroyable des travailleurs de populations qui n'hésitaient pas à s'expatrier pour améliorer leurs conditions d'existence. Nos anciens nous ont maintes fois conté l'arrivée massive de ces Italiens dans les quartiers les plus malsains de la ville. Et ces latins qui venaient de Toscane, du Piémont, de Sicile, ne baissèrent jamais les bras devant l'ingratitude des tâches que leur offrait le patronat. La plupart abandonnèrent le travail de la terre pour venir battre le fer à La Seyne et dans les périodes de chômage, ils devinrent terrassiers, maçons, marchands ambulants, pêcheurs...
Dans les chantiers navals, ils débutèrent comme manoeuvres mais ne tardèrent pas à se spécialiser sur le tas pour devenir de bons ouvriers.
Nous ne reviendrons pas sur la manière dont se fit leur intégration dans la population seynoise. Il a été démontré que deux générations ont suffi pour que disparaissent du vocabulaire méprisant des autochtones, les mots Babi, Piantou, Macaroni... Grâce à leurs qualités de travailleurs courageux, à leur persévérance, à leur âpreté au gain, ils se firent dans notre ville des situations très honorables : artisans, entrepreneurs, fonctionnaires, propriétaires terriens...
Il faut admettre qu'ils contribuèrent grandement au développement économique de La Seyne, et également de la région provençale. Donnons quelques chiffres significatifs de leur place dans notre industrie navale.
En 1881, le personnel ouvrier des F.C.M. s'élève à 2 177 hommes. Sur ce nombre, 1 270 sont français, 901 sont italiens.
En 1887 sur 2 323 ouvriers, 1 152 français et 1 071 italiens. En 1913 sur 3 400 ouvriers, 1 120 sont des étrangers.
Ces chiffres, bien entendu, ont varié à travers l'histoire des chantiers. Quand nous arriverons dans la période d'après la première guerre mondiale, nous verrons que la main d'oeuvre immigrée sera beaucoup plus diversifiée et il sera démontré que la construction navale, pas plus que les autres industries, ne pourront se dispenser de la main d'oeuvre étrangère et coloniale. Tant pis pour les racistes !
Revenons à l'année 1872 dont nous avons dit qu'elle fut remarquable à plus d'un titre. Les actionnaires des F.C.M. estimèrent que les profits s'amenuisaient de manière inquiétante et que le Directeur Noël Verlaque n'était plus à la hauteur de la situation pour régler les difficultés. Certains estimaient par ailleurs que ses options de bonapartiste fervent n'étaient plus de mise à la tête de l'entreprise, surtout après le désastre de Sedan.
Mais avant de parler de son successeur, il nous semble indispensable par souci d'objectivité de retracer la carrière brillante de l'homme qui se forma sur le tas, en évitant de développer les critiques dont il fut l'objet sur la fin de son parcours.
Ce qu'il faut affirmer d'abord, ce sont les qualités exceptionnelles d'un homme qui sut s'élever au plus haut niveau de l'entreprise par son intelligence, ses qualités de travailleur acharné, ses initiatives.
Voyons de plus près !
Né à La Seyne en 1820, il entra comme dessinateur au service de M. Lombard, constructeur naval et nommé chef d'atelier par M. Taylor. Sorti du rang, il conquit rapidement ses titres de contremaître puis d'ingénieur. En 1856, la Direction le nomma ingénieur en chef. Peu après, quand la société des F.C.M. fut définitivement constituée, il en devint le Directeur. L'excellent technicien se doubla d'un meneur d'hommes qui apporta quelques améliorations aux conditions matérielles de vie des ouvriers. Par exemple en 1858, il fit transformer le réfectoire en cantine, il fit acheter par la société une maison à deux étages face à l'entrée principale des chantiers.
Cette maison fut transformée en dispensaire et infirmerie équipée d'une vingtaine de lits. Elle deviendra plus tard une modeste clinique et par la suite elle sera occupée par le comité d'entreprise. Pendant le choléra de 1865, M. Verlaque y mit en fonction une ambulance.
La population seynoise eut le sentiment que le Conseil d'Administration des F.C.M. s'intéressait à la conquête de la municipalité. M. Verlaque, conseiller municipal, puis conseiller général, intervenait à tous les niveaux pour réclamer l'aide efficace des pouvoirs publics pour que La Seyne sorte enfin des conditions de vie insalubres que connaissaient ses habitants avec des logements rares et malsains, l'insuffisance d'eau aux fontaines, les rues malpropres, mal pavées, nauséabondes même, des rivages parfois pestilentiels.
Pendant la guerre de 1870, Noël Verlaque avait fait face à d'importantes responsabilités pour la défense nationale.
Malgré tous les services rendus, vers la fin de sa carrière, on lui fit bien des reproches : on l'accusait d'un caractère exécrable et quand il fit construire cette belle villa des Sablettes que nous avons bien connue, à quelques mètres de l'actuelle école primaire Léo Lagrange, il fut même accusé de malversations ! Sans doute s'en consola-t-il en exploitant de son mieux, les richesses extraordinaires qui entouraient sa demeure où croissaient les massettes, les joncs, les siagnes protecteurs de canards, de bécassines et autres gibiers d'eau qui grouillaient dans les marécages étendus entre les Sablettes et Tamaris - on pourrait aussi parler des anguilles qui en sortaient pour prendre leur bain dans les eaux du Lazaret. Cette villa fit bien des jaloux qui l'appelaient pompeusement le Château Verlaque.
Le Château Verlaque à la
fin des années 1940 |
Après avoir été à la tête des chantiers pendant 17 ans, Noël Verlaque vécut paisiblement aux Sablettes pendant près de 20 ans. Il s'y éteignit le 23 janvier 1893. Une rue de La Seyne au quartier de La Lune porte son nom.
Les problèmes de la Mutualité ont été développés longuement dans le Tome II (pp. 130-131). Nous y revenons seulement pour dire que la Direction des chantiers voulait avoir le monopole de cette mutuelle, que les ouvriers, dès qu'ils purent légalement le faire, organisèrent une autre mutuelle plus avantageuse pour eux. Cette dualité entraîna des conflits permanents qui s'apaisèrent seulement au début du XXe siècle et se conclurent par une fusion bénéfique pour tous.
Ne quittons pas encore l'année 1872 sans vous avoir dit que la classe ouvrière avait pris conscience de sa force et des résultats positifs de son union et de ses actions déterminées, mais il lui faudrait mener de rudes combats pour réduire les injustices et les inégalités. Les salaires étaient toujours très bas. Évidemment, la Direction voulait absolument produire à bas prix. Le travail des femmes et des enfants, exploité d'une manière scandaleuse, était toujours soumis à des lois très anciennes, celle de 1841 qui le régissait n'avait guère été assouplie vers la fin du XIXe siècle.
Rappelons au passage une autre forme de l'emprise patronale sur le monde ouvrier. Par les lois du 5 mai 1851 et du 22 juin 1854, les rapports entre patrons et ouvriers furent fixés de façon draconienne par l'institution du Livret d'ouvrier dont nous joignons ici une illustration grâce à celui du Seynois Laigier Marius Félicien.
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Ce livret était une sorte de carnet dont la possession obligatoire pour certains ouvriers contenait les détails de leur état-civil, leur signalement, la date de leur entrée dans l'établissement, la date de leur sortie, l'acquit des engagements pris avec le patron et le montant des avances dont il restait redevable envers lui.
L'ouvrier était ainsi suivi de très près dans sa carrière par des documents livrés en principe par le maire, mais le plus souvent par le commissaire de police.
Vers la fin du XIXe siècle, cette pratique disparut, les syndicats ayant beaucoup exigé pour l'émancipation effective de la classe ouvrière.
On admettait dans les chantiers des enfants de 10 à 12 ans, mais ils ne pouvaient accomplir un travail effectif plus de 8 heures sur 24.
De 12 à 16 ans, on ne pouvait pas les employer plus de 12 heures. Les femmes étaient admises uniquement pour des travaux de nettoyage. On fit appel à leur concours pour des tâches à caractère administratif seulement au moment de la guerre de 1914-1918, pour suppléer aux départs des mobilisés.
Durant la première moitié du XIXe siècle, les inégalités sociales ayant grandi considérablement, la misère ouvrière ayant pris des proportions intolérables, des philosophes, des scientifiques proposèrent alors des solutions pour apporter à toute la société des moyens de vivre dignement. Ils s'appelaient Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Louis Blanc. L'idéal du socialisme s'esquissait avec bien des variantes dans leurs ouvrages. Mais ce fut surtout l'influence de Karl Marx qui prédominera après 1870.
Nos ouvriers des Forges et Chantiers, particulièrement sensibilisés par les doctrines de progrès, manifestèrent parfois sur la voie publique avec, à leur tête, Louis Blanc, Jules Guesde, Louise Michel et bien d'autres. Marx et Engels critiquaient le capitalisme et montraient avec beaucoup de précision que les profits réalisés par les entrepreneurs, le grand patronat de l'industrie et les hobereaux avaient pour origine l'exploitation des travailleurs.
Entre exploiteurs et exploités, disaient-ils, existe une lutte permanente, une lutte des classes qui doit conduire les ouvriers à exiger de meilleurs salaires, à s'organiser en syndicat et en parti ouvrier, à envisager la conquête du pouvoir dans le but de transformer la société et faire en sorte que les grandes valeurs humaines contenues dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen soient effectivement concrétisées.
Comme la bourgeoisie d'antan avait chassé l'aristocratie, la classe ouvrière forte par le nombre et sa capacité à créer des richesses, parviendrait à la conquête du pouvoir politique.
Les oeuvres des grands théoriciens du socialisme inspirèrent les Révolutions du XXe siècle dont les objectifs à atteindre étaient une nouvelle conception de l'homme, de la société et de l'histoire.
De son côté, l'Église catholique commençait à s'émouvoir de la grande misère de la classe ouvrière.
Pie IX, qui fut Pape de 1846 à 1878, assista bien aux évolutions de la société industrielle et fut témoin de la détresse du monde ouvrier, mais il se montra toujours hostile aux progrès du monde moderne et ne voulut rien changer à l'image d'une Église rétrograde, réactionnaire, gardant le souvenir nostalgique d'un passé révolu.
Léon XIII lui succéda en 1878 c'est-à-dire dans une période où les revendications ouvrières s'affirmaient avec force, et, à l'inverse de son prédécesseur, il comprit que non seulement il fallait prendre acte des bouleversements de la modernité économique mais également et surtout essayer d'améliorer la condition sociale des travailleurs tout en faisant diminuer les tensions dans la société en évolution.
Voici quelques lignes extraites de ses écrits :
« Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué dans les mains d'un petit nombre et la multitude a été laissée dans l'indigence. Les ouvriers ont conçu une plus haute opinion d'eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus intime... ».
... et ces lignes extraites de l'Encyclique Rerum Novarum (choses nouvelles) :
« …Il faut par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu'ils sont pour la plupart dans une situation d'infortune et de misère imméritée... ».
Il n'est pas possible de développer ici tous les aspects de la question sociale soulevés par l'Encyclique de Léon XIII où sont mises en valeur tout d'abord la charité chrétienne, la condamnation du socialisme qui, dit le Pape, porte atteinte au droit de propriété et la préfiguration d'un syndicalisme confessionnel comme moyen d'action dont nous ferons état beaucoup plus loin.
Mais revenons encore à l'année 1872 dont nous avons dit qu'elle fut une année remarquable, pour dire comment M. Lagane, devenu Directeur des Forges et Chantiers, catholique fervent, mit en pratique les enseignements de la Papauté.
En accord avec le Conseil d'Administration de l'entreprise, il fit venir à La Seyne des Religieuses de l'ordre de Saint-Vincent de Paul pour soigner les ouvriers accidentés et blessés. Trois ans plus tard, il s'occupa de leur installation au quartier Beaussier, où fut édifié l'orphelinat des Filles de la Charité. Les religieuses s'occupaient de leurs pensionnaires et assuraient en même temps les soins aux ouvriers. Travailleuses bénévoles, elles permettaient à la mutuelle organisée par le Patronat d'offrir à leurs adhérents des tarifs plus avantageux que ceux de la mutuelle ouvrière.
Pendant de nombreuses années, elles donnèrent des soins gratuits aux familles à leur domicile même, organisèrent un ouvroir et un patronage pour les jeunes filles seynoises. Leurs services méritent d'être soulignés, mais la charité chrétienne ne pouvait régler toutes les difficultés de la population travailleuse.
Monsieur Lagane eut à faire face à des situations délicates, surtout au lendemain des désastres du Second Empire. Après la chute de la Commune de Paris et les massacres du sinistre Thiers, le prolétariat seynois allait ressentir les conséquences douloureuses de la politique d'un pouvoir qui se disait républicain. Toute grève fut interdite et les préfets reçurent des instructions inexorables en vue d'empêcher toute manifestation de mécontentement de la classe ouvrière.
Les syndicats s'organisèrent dans la clandestinité et nous savons bien que les premiers militants se réunirent discrètement dans la forêt de Janas, non sans avoir disposé des vigies pour signaler une arrivée éventuelle des gendarmes à cheval.
L'Assemblée Nationale du moment, élue d'une manière des plus antidémocratiques, vota une loi interdisant et punissant l'adhésion à l'Internationale des travailleurs.
Nonobstant toutes les mesures d'intimidation et de coercition, sous l'effet du mécontentement populaire généré par l'insuffisance des salaires et aussi leurs modes de calcul, une grève éclata aux Forges et Chantiers du 9 au 27 juin 1872.
Malgré l'absence d'une organisation syndicale, ce mot d'ordre fut suivi par 527 grévistes sur un effectif de 1320 ouvriers.
Les décisions du grand Conseil d'Administration parisien exigeaient la livraison de cinq navires avant le 31 décembre de cette année 1872. Il n'était guère possible d'y satisfaire sans accélération du travail.
Ce fut alors qu'intervint le système des prix faits, imaginé par Amable Lagane, et qui visait à augmenter le rendement par la répartition du travail en équipes avec un salaire aux pièces, d'où il résultait une concurrence entre les ouvriers. L'aboutissement de ce système fut la baisse des effectifs et une diminution de la masse salariale distribuée.
Les sources de conflits entre patronat et salariés, se multiplièrent. Les ouvriers protestaient contre les répartitions arbitraires du boni, contre les retards dans le paiement des salaires, et surtout contre le fait qu'on leur en payait seulement les deux tiers ; le reste étant considéré comme une garantie pour la société, en attendant la réalisation complète des travaux.
Ah ! on ne trouvait plus dans les chantiers navals, cette atmosphère de convivialité d'autrefois. La discipline très dure incita parfois des ouvriers à se faire embaucher aux chantiers de La Ciotat. La grève de 1872 fut positive pour les travailleurs qui obtinrent la révision des prix faits et le paiement des journées de grève. Et M. Lagane n'était pas au bout de ses peines. Un autre conflit allait surgir, qui eut pour cause le mauvais fonctionnement de la caisse de secours mutuels.
Après 1872 : quelques années de prospérité
Malgré les difficultés de l'après-guerre et les troubles politiques, un redressement de l'industrie et du commerce se produisit dans la France meurtrie. Les activités de nos chantiers reprirent leur souffle, à La Seyne et au Havre, activités diversifiées dont voici un bilan succinct :
La première machine à hélice de la marine française fut mise à bord de la Pomone.
Deux bateaux de 97 m de longueur furent lancés : le Ravadiaza et le San Martin.
L'armée française fut ré équipée en matériel d'artillerie par nos chantiers seynois qui transformèrent en canons rayés 350 obusiers de 22 cm et fabriquèrent 340 canons de bronze de 16 cm, complétés nécessairement par des centaines d'affûts métalliques.
La Chine passa commande aux F.C.M. de nombreux canons. L'Espagne s'équipa de canonnières.
En 1875, furent construits pour le Brésil, deux monitors cuirassés à deux hélices et 3 700 t de déplacement : le Solimoés lancé au Havre, le Favory à La Seyne.
Dans la période qui suivit, l'année 1875 connut une crise générale de la construction navale pour la simple raison que la précédente avait été trop abondante. Mais les dirigeants de nos chantiers navals, grâce à leur nombreuse clientèle française et étrangère, réussirent à maintenir une activité soutenue aux établissements. Des réalisations remarquables sont à souligner. En 1876, pour la Marine Nationale fut construit le cuirassé Amiral Duperré, qui déplaçait 10 486 t et le croiseur Tourville, qui pouvait filer 17 noeuds.
L'année suivante, deux torpilleurs de 27,50 m dotés d'une machine Compound de 320 chevaux réalisèrent des vitesses supérieures à 18 noeuds. Ils étaient armés d'une hampe lance-torpille.
Par la suite, les F.C.M. se placèrent en tête de tous les chantiers navals pour la construction des contre-torpilleurs.
Avant d'aborder l'histoire des dix dernières années du XIXe siècle il nous semble indispensable de montrer globalement les transformations, les accroissements en superficie, en moyens d'action recherchés par les dirigeants de la société des F.C.M., en insistant sur leur désir permanent de modernisation et d'amélioration de l'outillage.
Certes, il fallut nécessairement élargir la darse d'armement qui existait depuis l'origine des chantiers de 1856. Puis ce fut la construction de l'atelier de blindage, d'un grand atelier de 227 mètres de long en bordure de la place de la Lune où l'on trouvait les ateliers de petite tôlerie, de serrurerie, d'électricité, de chaudronnerie.
En 1862, ce sera la construction du pavillon d'entrée, des bureaux, du magasin général, du pare aux fers ouest avec ses grues à vapeur. L'année suivante, les chantiers seront dotés d'un ponton mâture de 50 tonnes.
Il n'était guère possible de construire des bateaux sur les cales d'origine, leurs dimensions grandissant d'année en année.
Au début de la construction navale, elles étaient en bois, comportaient 45 rangs de pilotis de pin, les charpentes étaient composées de 28 fermes en chêne ; leurs hautes oeuvres en sapin et en pin de Corse. Seules les avant-cales étaient en maçonnerie.
Dix ans plus tard, les cales en bois seront remplacées par des cales en maçonnerie, dont l'une longue de 200 mètres nécessaire pour les grands paquebots.
Entre 1880 et 1890 seront créés à l'est un parc à tôles ainsi que l'atelier des Forges et Cornières, les ateliers de scierie, de menuiserie, de salle à tracer, de poinçonnage, le pavillon des machines. Ce fut en 1881 que les premières machines-outils apparurent. Les engins de levage seront complétés par un ponton mâture de 80 tonnes.
Dans tous les ateliers à partir de 1892, la force électrique sera distribuée.
Dans cette période, les F.C.M. feront l'acquisition au quartier des Mouissèques d'un terrain important vendu par Michel Pacha où sera implanté l'atelier des chaudières installé primitivement à Menpenti.
En cette fin du XIXe siècle, tous ces équipements seront complétés par les ateliers de barrotage et de montage des tourelles. Puis il fallut impérativement prolonger par des avant-cales, les trois principales cales de construction.
Il est indispensable d'ouvrir ici une parenthèse pour dire que cette période de la fin du XIXe siècle fut dominée par la forte personnalité de M. Lagane auquel nous avons consacré une biographie dans un ouvrage précédent. Il fit l'admiration de ses contemporains car sous son impulsion, pendant 25 ans, il conçut et dirigea la construction de 215 bâtiments : 12 cuirassés, 22 croiseurs, 33 torpilleurs, 19 canonnières, 66 transatlantiques, 20 dragues.
Il faut ajouter à tous les navires cités le Jauréguiberry cuirassé à tourelles, les croiseurs Châteaurenault et Montcalm particulièrement rapides, les cuirassés Cesarevitch et Bayan de 7 800 t construits pour la Marine russe, les croiseurs d'Entrecasteaux et Limois ; un cuirassé garde-côtes Bouzines ; pendant que les établissements du Havre construisaient 4 croiseurs cuirassés : La Touche Tréville, Pothuau, Catinat, Svethena pour la Russie, le Zaraguza pour le Mexique.
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N'oublions pas les paquebots Italie, France, Cholong, Chodoc. Il serait fastidieux sans doute d'énumérer les unités destinées au renouvellement de l'escadre grecque, les voiliers, les cargos-boats...
On ne comptait plus les réalisations spectaculaires, par exemple, le contre-torpilleur le Casque qui filait maintenant 36 noeuds. N'oublions surtout pas, la contribution des F.C.M. au progrès de la navigation sous-marine avec le Gymnote, conçu par Gustave Zédé, dont la coque fut construite à l'Arsenal de Toulon, et la machine motrice sortie des Établissements du Havre avec une puissance de 55 chevaux. Après les dragues de Suez, ce furent celles de Panama, abandonnées pendant 10 ans sous les pluies tropicales et que les Américains retrouvèrent en parfait état de fonctionnement.
Tous ces ouvrages furent reconnus d'une qualité exceptionnelle par la Grande Presse de l'époque comme : Le Havre Éclair, Le Temps...
Tous ces enrichissements, ce perfectionnement des techniques répondaient aux exigences du développement de la construction navale et de l'économie française, particulièrement orientée dans cette période vers le colonialisme à outrance et la préparation à une guerre de revanche, non dissimulée depuis le renforcement de l'alliance franco-russe et la venue à La Seyne et à Toulon d'une escadre russe commandée par l'Amiral Avellan (voir Tome IV).
En 1881, Dupuy de Lôme, l'un des fondateurs des F.C.M. fit entrer au Conseil d'administration, Gustave Zédé, ingénieur du Génie Maritime, spécialiste de la navigation aérienne et de la navigation sous-marine, ancien directeur des constructions navales de la Marine nationale. Il deviendra vice-président des F.C.M. Dix ans plus tard, hélas ! Il mourut accidentellement à l'âge de 66 ans.
Dans cette période, la France adopta l'acier pour la construction des coques, et l'électrotechnique fit son apparition. Les progrès de la construction navale française étonnent le monde entier. De la longue suite des travaux spectaculaires accomplis par nos chantiers, nous avons extrait quelques exemples fragmentaires, les plus remarquables qui montrent qu'au fil des années les bateaux sont de plus en plus gros ; leur puissance et leur vitesse s'accroissent sans cesse.
Entre 1883 et 1890 sont lancés les paquebots Provence, Seine, les paquebots-poste Bourgogne et Gascogne, dont la longueur atteint 156 mètres ; puis le cuirassé Marceau, le cuirassé Pelayo pour la marine militaire espagnole (9 900 t) ; le Benjamin Constant corvette-école pour le Brésil , le Pothuau, croiseur cuirassé (1893), le Capitan Prat pour le Chili (1893).
Les constructions pour la Marine marchande prirent alors un essor considérable. Les compagnies de navigation françaises commandent 25 bateaux à passagers sachant bien que les navires du type Gascogne étaient les plus rapides et les plus luxueux de la ligne NewYork, Dieppe, Newhaven, Calais, Douvres et aussi Transmanche.
Avant d'aborder le XXe siècle, il est bon de rappeler aux Seynois vieillissants que nos chantiers de La Seyne assurèrent le transport des voyageurs pour Toulon et retour avec une flottille de steam-boats
qu'on appela : Hirondelle (1876), Albatros, Alcyon, Mouette (1888), Lagane (1913), Favori... Ces petits bateaux transportaient jusqu'à 300 personnes et traversaient la rade en moins d'une demi-heure.
L'usine des câbles sous-marins
Rappelons dans cette période un événement important pour l'économie locale et qui vint en complément aux problèmes de la navigation. Il s'agit de l'installation entre 1880 et 1885 du service des câbles téléphoniques sous-marins dépendant du ministère des P.T.T., au Nord-Est de la Ville.
Il fallut préalablement creuser aux Esplageols une darse et un chenal d'accès depuis la rade et équiper une usine dont les fabrications de câbles permettraient à notre pays de communiquer avec tous les continents.
Cette réalisation, à laquelle l'ancien maire Cyrus Hugues, conseiller général du canton et M. Allègre, député de la circonscription apportèrent tout leur soutien, allait prendre une importance considérable pour la prospérité locale et même nationale.
Un décret ministériel du 10 janvier 1880 affecta au service des câbles un terrain de 6 650 m2. Tous les travaux : chenal d'accès, bâtiments, furent achevés en 1881. Suivit alors l'installation des chaudières, des machines à vapeur, des tours à bobines. Puis des ouvriers anglais de la société India Rabber Gutta Percha et Télégraph Works procédèrent au montage de deux câbleuses entre le 25 décembre et le 7 mars 1882. Par la suite, en 1892, d'autres machines pour la fabrication des câbles de grand fond complétèrent l'usine, de telle sorte qu'en 1894 le plein rendement fut obtenu. Après le remplacement des machines à vapeur par les moteurs électriques, après que l'éclairage électrique fut substitué à celui du gaz, après la réalisation du raccordement ferroviaire à la voie des chantiers, l'usine parvint en 1934 à la plénitude de ses moyens.
Restons encore quelques instants à la fin du XIXe siècle où l'on vit en 1891 précisément le navire la Charente poser le premier câble télégraphique Toulon-Ajaccio fabriqué à l'usine de La Seyne.
Cette vieille coque qui avait participé à la guerre du Mexique en 1867, resta attachée à La Seyne de 1885 à 1918. Transformée en câblier, elle rendit des services considérables et il fallut bien la remplacer. Les générations du XXe siècle ont connu par la suite : l'Émile Baudot, l'Ampère, le Bayard, l'Alsace, le d'Arsonval, affectés à d'autres ports français. Mais nous n'avons pas connaissance que l'un de ces câbliers ait été construit aux Forges et Chantiers de la Méditerranée.
Revenons aux années de la guerre, où notre usine des câbliers échappa miraculeusement à la destruction au moment de l'occupation allemande à partir du 27 novembre 1942. En prévision d'une catastrophe, une partie du matériel avait été mise à l'abri dans le village de Salernes.
L'usine fonctionna après la guerre jusqu'au mois d'août 1958. Depuis cette date, les câbles télégraphiques ont disparu. La fabrication de nouveaux câbles téléphoniques n'a pas été envisagée à La Seyne, et l'ancienne usine est devenue un dépôt de câbles et une base pour les navires câbliers. Les vieux Seynois ont gardé le souvenir de la grande cheminée de briques qui fuma pendant près d'un siècle.
Le service des câbliers a perdu de son importance, mais son activité demeure, compte tenu que près de 300 ouvriers, marins et fonctionnaires, y sont employés et que leur mission essentielle est l'entretien des câbles sous-marins téléphoniques modernes.
Il n'était pas inutile, pensons-nous, de faire une petite place à cette structure seynoise dont l'historique n'est pas incompatible avec celui des chantiers navals.
Retournons à nos chantiers navals en cette fin du XIXe siècle dont nous avons souligné les années glorieuses. Leur réputation était devenue mondiale tant par la qualité de leurs constructions, l'extrême diversité de leurs travaux, la rapidité d'exécution et l'adaptation étonnante des personnels aux techniques modernes.
Nul doute que, dans cette période, les sociétaires virent leurs dividendes fructifier à souhait mais ils ne furent pas pour autant généreux pour les mange fer de la classe ouvrière seynoise, ce qui explique naturellement la persistance des problèmes revendicatifs même après la fameuse grève de 1872 où le Maire Marius Giran avait voulu jouer au médiateur, grève terminée par un demi-succès sur le calcul des prix faits mais surtout qui apporta la preuve que l'union et l'action des travailleurs pourraient vaincre les résistances patronales en d'autres occasions.
L'existence des syndicats n'était pas encore acquise mais l'autorité départementale, en l'occurrence, le sous-préfet, avait accepté la légalité de la grève et la classe ouvrière seynoise avait ainsi donné un exemple déterminant à l'ensemble du monde du travail, au-delà des frontières de la ville et du département.
Le développement impétueux de l'industrie allait s'accompagner de conflits sociaux à travers le pays et sous la pression populaire, le 21 mars 1884 fut votée une loi autorisant les syndicats professionnels. De plus en plus leurs luttes prenaient un aspect politique, surtout depuis 1879, année où le Congrès ouvrier de Marseille, sous l'influence de Jules Guesde, avait décidé d'organiser les travailleurs en parti de classe.
Les Municipalités de cette période inscrivaient dans leur budget une subvention destinée à aider le Parti ouvrier.
Les syndicats se multiplièrent à partir de 1893 avec celui des charpentiers en fer dirigé par les Ravel, Peyron, Bourguignon ; celui des menuisiers, ajusteurs monteurs qui se constitua le 11 décembre 1895. La C.G.T. naquit en septembre 1895 au Congrès corporatif de Limoges et donna une impulsion nouvelle aux batailles revendicatives orientées vers l'amélioration des salaires, lesquels n'étaient plus garantis après les nouveaux aménagements des prix faits. Depuis de nombreuses années ils variaient de 3 à 5 francs pour une durée de 10 heures par jour. Se posait toujours le problème de la mutuelle patronale, dont le déficit constant demeurait inexplicable. Nous ne reviendrons pas sur ces conflits de la mutualité auxquels nous avons fait allusion précédemment.
Une action particulièrement marquante qui troubla la vie locale fut la grève du 15 décembre 1896 au 4 janvier 1897 qui se termina avantageusement pour les ouvriers soutenus par la municipalité d'alors et une participation importante de la presse locale avec le Petit Var, le Petit Provençal, qui ouvrirent même des souscriptions en faveur des grévistes et consacrèrent de nombreux articles au service de la démocratie ouvrière de La Seyne.
L'un des aspects particulièrement curieux de cette bataille revendicative fut l'exigence des délégations auprès du Directeur Lagane, du renvoi du contremaître Audibert, véritable cerbère, grossier et violent à l'égard des ouvriers. Ce ne fut qu'après de longues discussions que ce triste personnage fut, non pas congédié, mais déplacé.
Le 1er mai 1897, 2 000 ouvriers assistent à un meeting présidé par Maille, le dirigeant du syndicat des riveurs, perceurs et chanfreineurs sur le thème : La journée de 8 heures.
La plus dure bataille revendicative fut sans doute celle menée du 8 mars au 18 avril 1898 par les syndicats et surtout le Parti ouvrier au sein duquel s'affirmait de plus en plus le moyen de la grève générale pour faire triompher toutes les causes ouvrières.
Une loi de 1892 toujours en vigueur exigeait 10 heures de travail pour les enfants, 11 pour les femmes, 12 pour les hommes. Localement les motifs de mécontentement allaient grandir avec l'annonce par M. Lagane de la suppression de la société de secours mutuels. Les syndicats voulaient aussi débattre des graves problèmes afférents aux accidents du travail.
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Certes, une véritable histoire du syndicalisme local serait nécessaire pour préciser tous les aspects de la vie parfois tumultueuse de nos chantiers navals.
Nous serons amenés à les traiter de manière épisodique au fil de la longue histoire de la Navale.
Dès à présent, il faut dire que 1898 fut une année cruciale pour le prolétariat à la recherche de solutions efficaces pour l'amélioration de ses conditions de vie. Les syndicalistes avec leurs tendances diverses : Allemanistes, Guesdistes, Jauressistes, Anarchistes, pouvaient de moins en moins cacher leurs dissensions et l'on verra se multiplier les organisations, les syndicats influencés par le clergé, les partis politiques, le patronat tout puissant.
Afin de mieux comprendre les raisons du mécontentement profond des travailleurs des chantiers, il est nécessaire de rappeler succinctement ce qu'étaient les problèmes de la mutualité.
Depuis 1845, avant même la création des F.C.M., il existait une société de prévoyance et de secours mutuels. Ce type de structure fut encouragé par les pouvoirs publics surtout après la Révolution de 1848. Mais le pouvoir napoléonien instauré par le coup d'état du 2 décembre 1851 créa d'autres sociétés surveillées par le ministère de l'intérieur par crainte qu'elles ne deviennent des instruments d'organisation et de combat en liaison avec les syndicats ouvriers.
La société de secours mutuels de l'époque Verlaque-Lagane fonctionna avec le concours bénévole des religieuses de Saint-Vincent de Paul, ce qui normalement aurait dû en faciliter la gestion. Il n'en fut rien. Le texte des manifestes ci-joints imprimé par le Petit Var du 30 mars 1898 rapporte des explications précises aux ouvriers français et italiens dont les effectifs s'élevaient à 1 500 environ de part et d'autre.
Le 1er janvier 1898, les ouvriers fondèrent une caisse de secours tout à fait indépendante qui compta rapidement 1 200 adhérents.
Depuis le 2 janvier, il exista donc, dans les chantiers navals, deux sociétés de secours mutuels : l'une dirigée par le Patronat, l'autre par le syndicat ouvrier.
Cette dernière fut présidée par Albert Baup et ses adjoints se nommaient : Auguste Autran, A. Gaulter, Jourdan et Moutte.
On comprend bien que les conflits entre ces deux mutuelles allaient s'aiguiser durement en cette fin du XIXe siècle.
Venons-en maintenant à la grande bataille de mars-avril dont les développements causèrent des perturbations dont les vieux Seynois parlèrent longtemps.
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Arrêtons-nous un instant sur la dernière grande grève du XlXe siècle qui marqua durement la vie seynoise déjà profondément troublée par le conflit opposant la philharmonique La Seynoise à la Municipalité Bernard, conflit qui dura plusieurs années.
L'existence de deux sociétés de secours mutuels dans les chantiers, l'une dirigée par les ouvriers, l'autre par le Patronat (cette dernière fonctionnant aussi grâce aux cotisations ouvrières) provoquait des affrontements, parfois violents dans le personnel. La mutuelle fondée par les ouvriers souhaitait la disparition de l'autre.
Dans cette intention, elle déclencha une grève qui devait être suivie seulement par les chaudronniers, la perspective des dirigeants syndicaux étant l'asphyxie progressive de l'entreprise et une orientation vers la grève générale.
Le 8 mars, 580 charpentiers et chaudronniers arrêtent le travail.
La direction licencie 220 travailleurs, dont les dirigeants du mouvement : Pascal Ravel, conseiller municipal, Meyffret, secrétaire du syndicat, Garnier, délégué syndical aux Mouissèques.
Le 9 mars, on compta 615 grévistes sur 942 chaudronniers en fer (395 hommes et 220 enfants). Après quoi la direction mit en promenade des centaines d'ouvriers et menaça de fermer les ateliers.
La troupe et les détachements de gendarmerie occupèrent les chantiers navals. Deux sénateurs varois Victor Méric et Étienne Bayol rencontrèrent alors le Président de la Société des Forges et Chantiers pour trouver une solution au conflit.
En attendant, 2 500 ouvriers étaient sans travail. Alors un lourd climat s'abattit sur la ville entière, le commerce se paralysant un peu plus chaque jour.
Les dirigeants syndicaux se démenaient, se réunissaient sans cesse dans le sous-sol de l'École Martini, distribuaient les fonds de la solidarité, organisaient des concerts.
Des interventions se firent au niveau ministériel... Sans résultats positifs.
Après 24 jours de grève, on sentit que ce mouvement s'essoufflait. Des Italiens se faisaient rapatrier, des Seynois allaient s'embaucher ailleurs, car la solidarité ne pouvait suffire à faire vivre toutes les familles.
Puis, de profonds désaccords apparurent parmi les syndicalistes. Les durs qui parlaient toujours de grève générale se trouvaient de plus en plus isolés.
Il était temps d'arrêter. Une délégation ouvrière obtiendra seulement qu'à la reprise du travail, des sanctions ne soient pas prises contre les grévistes. Le 21 avril, le mouvement se termina après 41 jours de grève.
Mais les membres dirigeants du Comité de grève (Maille, Chieusse, Richaud, Doria, Veyret) seront licenciés des F.C.M. pour fait d'indiscipline.
Le prolétariat seynois avait été vaincu momentanément. On comprend bien que cet échec ne signifiait pas le renoncement définitif aux luttes contre le patronat de combat des chantiers navals.
Nous n'aurons pas à parler de grève avant 1908.
En attendant, les syndicalistes multipliaient les organisations dans toutes les corporations.
D'autres corps de métier avaient grandi dans notre ville, qui comptait maintenant près de 20 000 habitants.
Une grande satisfaction leur fut donnée par les municipalités François Bernard et Julien Belfort qui oeuvrèrent pour donner à la classe ouvrière un lieu de rencontre prestigieux et aussi un instrument de défense.
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© Jean-Claude Autran 2016